Spinoza et la religion musulmane

Questions et débats touchant à la doctrine spinoziste de la nature humaine, de ses limites et de sa puissance.
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Re: Spinoza et la religion musulmane

Messagepar Vanleers » 13 nov. 2016, 12:08

La béatitude, selon Spinoza, n’est pas formellement une joie, c’est-à-dire le passage d’une perfection à une perfection plus grande mais la jouissance de la perfection. Nous nous réjouissons de l’union en Dieu de toute chose en réalisant que Dieu est la Substance unique dont toute chose est un mode, c’est-à-dire en comprenant que « Dieu est de toutes choses cause immanente, et non transitive » (E I 18).

Les juifs, les chrétiens et les musulmans croient en un Dieu transcendant et non pas immanent : en conséquence la béatitude spinoziste leur est étrangère.

Chez le spinoziste, l’amour de Dieu naît de la connaissance de l’union en Dieu de toute chose : d’abord l’amor erga Deum (E V 15) puis l’amor intellectualis Dei (E V 32 cor.), c’est-à-dire la béatitude proprement dite.
Or, il n’y a pas d’affect qui soit directement contraire à l’amour de Dieu et qui puisse le détruire (E V 20 sc.). L’amour de Dieu est donc le couronnement des remèdes aux passions tristes étudiés dans la partie V de l’Ethique.

Le juif, le chrétien et le musulman disent aimer leur Dieu transcendant qui, croient-ils, se soucie des hommes. Cet affect qui naît de l’imagination et des superstitions et non de la raison, est accompagné par des passions tristes qui réduisent sa puissance et sa stabilité.

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Re: Spinoza et la religion musulmane

Messagepar Vanleers » 15 nov. 2016, 14:37

Alain Billecoq a publié en 1998 un article intitulé « Spinoza et l’idée de tolérance ». On peut le lire en :

https://philosophique.revues.org/269#tocto1n4

On retiendra tout particulièrement pour le sujet de ce fil les passages suivants :

« Ensuite maintenant, pour ce qui concerne surtout les religions extérieures, Spinoza établit que la vie politique sereine se trouve renforcée par l’adhésion volontaire des fidèles aux obligations prescrites par les rites religieux qui ont pour source la justice et la charité. La religion extérieure, quoique née des passions tristes qui écartent les hommes et les propos de l’imagination prophétique qui vise la réunion, joue le rôle de ciment pacificateur dans une société pétrie elle aussi par les passions et l’imagination. En revanche, une Église qui prétend imposer ses dogmes et les rites qui en découlent sous prétexte qu’ils sont vrais se transfigure elle-même en lieu de superstition et devient un ferment de désunion inacceptable pour la stabilité de l’État — les exemples historiques ne manquent pas. C’est en ces termes que Spinoza conclut le Traité Théologico-Politique [TTP XX 16] :
“ La reconnaissance de la liberté individuelle (on doit entendre ici personne physique ou morale) de juger ne menace ni le droit, ni le prestige d’arbitre, incarnés par la souveraine Puissance. Avec la réserve, toutefois, que nul n’abusera de cette liberté pour introduire dans la communauté une espèce quelconque de législation nouvelle, ou pour se livrer à quelque activité que ce soit, contraire aux lois traditionnelles ” » (§ 43)

« En effet, quand Spinoza étudie la question de ce que nous nommons “la tolérance” son analyse, conduite par la raison, rapporte constamment son approche éthique et théologico-politique à son fondement ontologique. Ce qui implique qu’il soutienne que les discours religieux doivent toujours être tenus pour des erreurs d’autant plus pernicieuses et intolérables qu’elles se donnent pour vraies, quoiqu’il en reconnaisse par ailleurs les mérites pratiques. » (§ 46)

« Séparant radicalement les plans spéculatif et pratique, il ne tolère pas la croyance qui est une connaissance mutilée ; et la vérité ne souffre aucune demi-mesure, elle est une et insécable. En revanche il plaide pour la tolérance à l’égard des croyants qui ont le droit imprescriptible de vivre leur foi. Aussi la tolérance à l’égard des ignorants que nous sommes tous plus ou moins — et le philosophe hollandais se compte parmi nous — est-elle demandée par la raison elle-même qui, seule, est en mesure de connaître son ignorance relative. » (§ 47)

« Il s’agit, selon lui [selon Spinoza], d’asseoir les rapports interhumains sur des bases qui ne sont pas le fruit de bons sentiments ou de simples calculs d’intérêts idéologiques et politiques, nécessairement partiels et temporaires, toujours gangrenés par quelque irrationalité, mais qui permettent à tous d’exprimer au mieux leur être propre. En désignant ces bases par le concept de liberté particularisée en liberté de jugement et en générosité, Spinoza esquisse peut-être l’ébauche philosophique de l’idée de laïcité. » (§ 57)

Nous tenterons, dans le prochain post, de faire une synthèse des derniers apports.

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Re: Spinoza et la religion musulmane

Messagepar Vanleers » 16 nov. 2016, 11:27

Avant d’en venir à une synthèse, citons encore les quatre éléments d’une théorie spinozienne de la tolérance selon Filippo Mignini, tels que les rapporte Jacqueline Lagrée dans « Spinoza et le débat religieux » (pp.195-196):

1) L’essentiel de sa thèse repose sur la doctrine de la vraie religion, laquelle enseigne la justice et la charité plus qu’elle ne dit le vrai. En substituant une problématique d’une orthopraxie à une problématique de l’orthodoxie ou bien encore en substituant aux dogmes vrais les dogmes pieux, Spinoza relègue au second plan la question de la justesse des positions dogmatiques sur Dieu, l’immortalité de l’âme ou les rapports entre l’homme et Dieu. La religion vraie est celle qui procure à tous la vraie béatitude ou mène à la vertu par le chemin de l’obéissance à la loi de justice et de charité. Avec les théologiens irénistes de la tolérance, Spinoza partage l’idée que la vraie religion est essentiellement un instrument de salut et qu’elle repose sur un petit nombre de dogmes pieux (les sept croyances fondamentales que Jésus enseigna aux siens). Mais à la différence des chrétiens qui font de la religion naturelle la base de la religion vraie, il ne cherche pas à distinguer entre les mystères jugés recevables (par exemple l’Incarnation et le caractère messianique du Christ) ou inacceptables (la Trinité ou la transsubstantiation), puisque le mystère n’a qu’une valeur symbolique. La théorie de la vraie religion s’accommode donc d’un pluralisme des expériences religieuses. A vrai dire, à la différence de Kant par exemple, Spinoza ne donne pas de critère qui permettrait d’exclure ou d’interdire une expérience religieuse comme irrecevable.

2) En supprimant le lien constitutif entre religion et vérité, pour ne plus laisser la religion que dans l’ordre imaginaire plus ou moins favorable au comportement moral, Spinoza a en même temps supprimé les fondements d’une tolérance théorique.

3) En outre, si la religion vraie se manifeste par la pratique de la justice et de la charité, cette pratique va bien au-delà de ce que demande la tolérance pratique, à savoir de ne pas faire de mal à autrui qui pense différemment de moi.

4) Enfin, si la liberté de conscience fait partie des droits naturels inaliénables, l’Etat ne peut y contredire sans se détruire. C’est à l’autorité souveraine de décider ce qui est licite et illicite et donc de régler tout ce qui relève du jus circa sacra [droit des affaires sacrées].

F. Mignini conclut qu’en séparant complètement la religion de la vérité, en élaborant une double voie de salut par la connaissance et l’obéissance, en déclarant inaliénable le droit naturel à la liberté de conscience constitutif de la nature humaine, Spinoza s’est situé au-delà des présupposés théoriques de l’idée de tolérance. La valorisation de la tolérance ne serait plus dès lors qu’une sorte d’autocritique implicite faite par certains hommes religieux pour supprimer de la religion la haine théologique [1] et d’autres passions analogues. Relevant strictement du premier genre de connaissance, la tolérance ne saurait être valorisée.

[1] J. Lagrée précise dans une note :

« La tolérance civile ou garantie par l’Etat de la coexistence pacifique d’Eglises diverses se distingue de la tolérance ecclésiastique ou reconnaissance (limitée) par une Eglise de la validité d’une autre Eglise. La tolérance civile, quoique difficile à instaurer en régime chrétien, a précédé la tolérance ecclésiastique qui implique de la part des Eglises un renoncement à la détention du monopole de la vérité. » (p. 195)

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Re: Spinoza et la religion musulmane

Messagepar Vanleers » 17 nov. 2016, 16:35

Reprenons quelques éléments établis à ce jour.

1) « Spinoza parle peu de l’islam, qu’il connaît mal. » (Henri Laux) et nous n’avons découvert que sept courts passages de son œuvre où il parle des musulmans et de la religion musulmane.

2) Par contre, Spinoza a soigneusement étudié la Bible, ce qui l’a conduit à dégager les sept dogmes d’une religion universelle et à avancer que celui qui respecte ces dogmes est sauvé.
Nous avons fait l’hypothèse qu’il était également possible d’extraire ce noyau universel des textes fondateurs de l’islam. Cette hypothèse paraît corroborée par certains penseurs musulmans qui interprètent les Ecritures islamiques dans ce sens.

3) Le dogme central de la religion universelle (le cinquième) est le suivant :
« Le culte de Dieu et l’obéissance à Dieu consistent uniquement dans la justice et la charité, c’est-à-dire dans l’amour envers le prochain. » (TTP XIV 10)
Les six autres dogmes ne sont là que pour inciter le fidèle à pratiquer le cinquième.
Encore faut-il s’entendre sur ce que signifie pour Spinoza pratiquer la justice et la charité :
« La justice comme norme est définie comme exigence d’attribuer à chacun ce qui lui revient selon le droit civil tandis que la charité est l’exigence de venir en aide à son prochain dans la mesure de ses possibilités et de ce que l’Etat autorise. » (Jacqueline Lagrée)

4) Quant au salut qui naît de la pratique de la justice et de la charité au sens ci-dessus, ce n’est autre que vivre dans la joie et nullement accéder post mortem à un paradis.

5) Selon Spinoza, tous les discours religieux : musulman, chrétien, juif,… relèvent pour une grande part de l’imagination (connaissance du premier genre) et sont donc largement faux au sens d’E II 35 :
« La fausseté consiste en une privation de connaissance qu’enveloppent les idées inadéquates, autrement dit mutilées et confuses. »
Le salut, c’est-à-dire la vie dans la joie, que procure l’observance du cinquième dogme est donc en-deçà de la béatitude du sage spinoziste.

6) La fausseté du discours musulman est à l’origine de passions tristes, notamment la crainte de l’enfer et la haine théologique qui naît de la conviction que l’islam détient le monopole de la vérité.

7) Les conséquences de la fausseté de ce discours sont encore plus néfastes socialement avec l’islamisme au sens où « l’islamisme est une façon de concevoir l’islam non seulement comme une religion, mais aussi comme un code de conduite social, juridique et politique » (Conseil de l’Europe).

8) Il est indispensable de distinguer le culte intérieur et le culte extérieur.
Le culte intérieur relève du droit de l’individu : tout croyant est libre de penser ce qu’il veut, exprimer ce qu’il pense en respectant le cadre légal et interpréter le discours religieux à sa façon.
Le culte extérieur consiste en actes et non en pensées comme dans le culte intérieur. Ces actes relèvent, non pas du droit de l’individu mais du droit civil, ce qui a déjà été indiqué au point 3 ci-dessus.
Il appartient à la puissance publique et à elle seule de réglementer le culte extérieur car, dans une démocratie, la notion de loi religieuse ne saurait avoir cours. En France « La loi est une norme générale et impersonnelle. Selon la Constitution de 1958, elle est votée par le Parlement ».
C’est aussi à la puissance publique de définir ce qu’il faut entendre par culte extérieur, c’est-à-dire les manifestations dans l’espace public de l’appartenance à une religion et à les autoriser ou à les interdire en vue d’assurer la paix et la concorde entre les citoyens.

9) Si, au plan spéculatif, le spinoziste ne tolère pas les croyances religieuses, notamment musulmanes, qui sont des connaissances mutilées et confuses ; au plan pratique, il plaide pour la tolérance et la générosité à l’égard des croyants qui ont le droit naturel et imprescriptible de pratiquer le culte intérieur comme ils l’entendent et d’en tirer autant de joie qu’ils le peuvent.

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Re: Spinoza et la religion musulmane

Messagepar Vanleers » 20 nov. 2016, 15:24

Reprenons ces questions à partir d’un article d’Antoine Fleyfel « Spinoza et le problème du sacré au XVII° siècle ». On peut le lire en :

https://www.cairn.info/revue-recherches ... ge-241.htm

L’auteur pose le problème au début de son article :

« La question du sacré est loin d’être pour Spinoza une question de simple piété ou de soumission au divin. Elle est au contraire une source de problèmes, et l’un des éléments fondamentaux qui favorisent le mélange entre la philosophie et la théologie, ainsi que l’ingérence de la religion dans le monde de la politique ; la conséquence de ceci étant la déstabilisation de la paix au sein de la cité, et l’intolérance vis-à-vis de la liberté de penser. La suprématie de la politique et la soumission du religieux, ainsi que la séparation entre la philosophie (la vérité) et la théologie (l’ignorance) passent pour Spinoza par une désacralisation de la religion, à travers une exégèse historico-critique des textes appuyée par sa vision philosophique de l’existence. Le problème du sacré, qui est pour Spinoza à la source du problème politique au XVIIe siècle, devrait être résolu par une désacralisation qui le redéfinit, et qui l’assigne au domaine de la morale qui constituera désormais le contenu adéquat de la théologie. »

Spinoza définit le sacré dans le Traité Théologico-Politique :

« On appelle sacré et divin ce qui est destiné à la pratique de la piété et de la religion ; cela sera sacré aussi longtemps que des hommes s’en serviront religieusement : si ces hommes cessent d’être pieux, cela cessera en même temps d’être sacré ; s’ils le consacrent à des actions impies, alors ce qui était auparavant sacré devient impur et profane. » (TTP XII 5)

Il s’oppose ainsi à la définition classique du sacré : « Dieu et ce qui lui appartient ».
Il ne peut en être autrement dans une philosophie qui est un naturalisme intégral, où Dieu, c’est la Nature (Deus sive Natura) et, en conséquence, où le surnaturel est exclu.
A. Fleyfel expose comment Spinoza traite les cinq catégories principales du sacré au XVII° siècle : prophétie, divinité de l’Ecriture, origine divine de la langue hébraïque, miracle, élection du peuple hébreu.
En résumé, « Spinoza évoque toutes les notions propres à l’histoire sacrée, sauf que son point de vue extérieur va lui permettre de pouvoir opérer une désacralisation totale de ces notions par le biais d’une herméneutique biblique nouvelle qui se caractérise par sa méthode historico-critique appuyée par sa philosophie, c’est à dire par sa compréhension de l’existence en tant qu’unité, en tant que Nature. »

La question du sacré islamique est, au XXI° siècle, à la source de multiples problèmes politiques et appelle sans doute une désacralisation de l’islam aussi radicale que celle qui fut opérée par Spinoza au XVII° siècle pour le judéo-christianisme.

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Re: Spinoza et la religion musulmane

Messagepar Vanleers » 21 nov. 2016, 11:49

Antoine Fleyfel y insiste : Spinoza montre « combien il est dangereux de considérer les lois de l’État comme étant des lois divines » et veut remédier « au mauvais rapport entre le politique et le religieux » :

« Spinoza ne veut pas faire disparaître la religion qu’il considère nécessaire dans une société (selon lui, pour l’obéissance des ignorants), mais seulement rectifier sa conduite dans un sens qui la situe dans une position saine par rapport à la société politique, c’est-à-dire dans une attitude de soumission totale au pouvoir temporel. »

Ceci conduit à donner une définition claire de l’islamisme : l’islamisme, c’est la religion musulmane lorsqu’elle cherche à subordonner le politique au religieux.

Ce n’est pas la seule religion à connaître ou à avoir connu cette propension. Selon Spinoza, c’est l’inverse qui doit s’imposer : la subordination du religieux au politique et c’est dans ce sens qu’il a analysé la question du sacré à son époque :

« Par la solution qu’il propose au problème du sacré au XVIIe siècle, Spinoza prône une société où tout le monde pourrait coexister sous l’égide du politique, les sages (les philosophes) et les ignorants (les croyants). »

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Re: Spinoza et la religion musulmane

Messagepar Vanleers » 22 nov. 2016, 15:26

A. Fleyfel expose comment Spinoza traite les cinq catégories principales du sacré judéo-chrétien au XVII° siècle : prophétie, divinité de l’Ecriture, origine divine de la langue hébraïque, miracle, élection du peuple hébreu.
Mutatis mutandis, c’est le même travail de désacralisation qui devrait être opéré à propos de l’islam sur les catégories suivantes : statut du Prophète et de ses dits, divinité du Coran, origine divine de la langue arabe, élection du « peuple » musulman (« Vous êtes la meilleure des communautés qu’on ait fait surgir pour les hommes ». (Sourate 3, 110)).
En effet, le caractère supposé sacré de ces catégories conforte les islamistes dans leur volonté de subordonner le politique au religieux (à imposer la charia dans les pays d’islam), alors que Spinoza démontre qu’une position saine de la religion par rapport à la société politique est d’être dans une attitude de soumission au pouvoir temporel.

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Re: Spinoza et la religion musulmane

Messagepar Vanleers » 24 nov. 2016, 10:22

Peut-on concevoir un islam non islamiste, c’est-à-dire une religion musulmane ne cherchant pas à subordonner le politique au religieux ?
Dans les démocraties occidentales, en France notamment, le religieux est subordonné au politique : l’islamisme, au sens défini ci-dessus, est donc exclu.
Ceci est peut-être une chance pour les musulmans de ces pays. Libérés du souci de régenter la société au nom de la religion, ils peuvent vivre pleinement celle-ci comme une culture de la joie.
Spinoza montre en effet que le noyau essentiel des religions chrétienne et juive (et nous avons supposé qu’il en était de même pour l’islam) est la religion universelle et que ceux qui respectent les sept dogmes de cette religion sont sauvés, c’est-à-dire vivent dans la joie.
Le musulman qui vit dans les pays occidentaux ne subit plus les passions tristes qui naissent de l’islamisme et sa religion sera davantage centrée sur la joie.
En outre, en France en particulier, il bénéficie de la liberté de penser et d’interpréter sa religion comme il le veut ainsi que de la liberté d’exprimer ce qu’il pense et ce qu’il croit : principe absolu encadré par la loi (ni diffamation ou injure, ni propos appelant à la haine).
L’évolution de sa religion ne pourra qu’en être favorisée.
C’est ce que semblent avoir compris certains musulmans. On pourra lire, par exemple, l’article « Comment faire naître l’islam du XXI° siècle ? » en :

http://mutazilisme.fr/comment-faire-nai ... ie-siecle/

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Re: Spinoza et la religion musulmane

Messagepar Vanleers » 27 nov. 2016, 16:35

Comme tout homme, le musulman désire le salut, c’est-à-dire désire vivre dans la liberté et la béatitude (E V 36 sc.). Autrement dit, comme tout homme, il aspire au souverain bien.
Mais désirer le salut pour soi ne va pas sans désirer le salut pour les autres hommes.

Spinoza le montre déjà à la fin de la partie III de l’Ethique en faisant de la fermeté (animositas) et de la générosité (generositas) les deux volets de la même force d’âme (fortitudo).
La fermeté et la générosité relèvent du salut car ce sont des affects actifs (liberté) qui ne se rapportent qu’au désir et à la joie (béatitude) (E III 59).
Le désir plénier de persévérer dans son être sous la seule dictée de la raison, c’est-à-dire le désir de salut, s’accompagne nécessairement du désir d’aider les autres hommes à trouver le salut, eux aussi (E III 59 sc.).

Dans la partie IV, la proposition 37 démontre que « Le bien auquel aspire pour soi chaque homme qui suit la vertu, il le désirera aussi pour tous les autres hommes ».

Enfin, dans la partie V, Spinoza écrit :

« Cet Amour envers Dieu est le souverain bien auquel nous pouvons aspirer sous la dictée de la raison (par E IV 28), et il est commun à tous les hommes (par E IV 36), et nous désirons tous que tous en jouissent (par E IV 37) ; et […] il est nécessairement d’autant plus alimenté que nous imaginons que plus d’hommes en jouissent. » (E V 20 dém.)

Selon Spinoza, tout homme qui suit la raison ne peut que se réjouir de ce que d’autres hommes vivent dans la liberté et la béatitude.
De plus, il soutient dans le TTP que les voies du salut sont multiples, car si la voie du sage est peu accessible à la plupart des hommes, les ignorants, notamment les croyants des diverses religions, peuvent, eux aussi, être sauvés.
Il n’y a donc pas lieu de jeter l’anathème a priori sur telle ou telle voie mais à désirer que tous trouvent, à leur façon, la satisfaction de l’âme (animi acquiescentia), autre nom du salut selon le scolie d’E V 36.

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Re: Spinoza et la religion musulmane

Messagepar Vanleers » 29 nov. 2016, 17:41

Nous avons vu que, dans le scolie d’E V 36, Spinoza assimile le salut à la satisfaction de l’âme (animi acquiescentia).
Dans le scolie d’E V 42, Spinoza énonce l’équivalence entre satisfaction de l’âme et ce qu’on pourrait appeler l’« existence véritable » Il écrit :

« L’ignorant, en effet, outre que les causes extérieures l’agitent de bien des manières et que jamais il ne possède la vraie satisfaction de l’âme, vit en outre presque inconscient de soi, de Dieu et des choses, et dès qu’il cesse de pâtir, aussitôt il cesse aussi d’être. Alors que le sage, au contraire, considéré en tant que tel, a l’âme difficilement émue ; mais, étant par une certaine nécessité éternelle, conscient de soi, de Dieu et des choses, jamais il ne cesse d’être, mais c’est toujours qu’il possède la vraie satisfaction de l’âme. »

Il est donc clair que l’ignorant ne possède pas la vraie satisfaction de l’âme et n’existe pas vraiment car « dès qu’il cesse de pâtir, aussitôt il cesse aussi d’être ».
Le sage, par contre, existe vraiment et possède la vraie satisfaction de l’âme : « jamais il ne cesse d’être, mais c’est toujours qu’il possède la vraie satisfaction de l’âme ».

Concluons que, pour Spinoza, être sauvé c’est exister véritablement.

Rappelons maintenant que Spinoza entend l’existence de deux façons. Il écrit dans le scolie d’E II 45 :

« Ici, par existence je n’entends pas la durée, c’est-à-dire l’existence conçue abstraitement et comme une certaine espèce de quantité. Car je parle de la nature même de l’existence qui se voit attribuée aux choses singulières pour la raison que de l’éternelle nécessité de la nature de Dieu suivent une infinité de choses d’une infinité de manières (voir E I 16). Je parle, dis-je, de l’existence même des choses singulières en tant qu’elles sont en Dieu. »

Dans le scolie d’E V 29, Spinoza se réfère à E II 45 et son scolie :

« Nous concevons les choses comme actuelles de deux manières selon que nous les concevons soit en tant qu’elles existent en relation à un temps et à un lieu précis, soit en tant qu’elles sont contenues en Dieu et suivent de la nature divine. Et celles qui sont conçues de cette deuxième manière comme vraies, autrement dit réelles, nous les concevons sous l’aspect de l’éternité, et leurs idées enveloppent l’essence éternelle et infinie de Dieu, comme nous l’avons montré à la Proposition 45 de la deuxième Partie, dont on verra également le Scolie. »

Il est clair que l’existence de tout homme, même celle de l’ignorant, est une existence véritable si l’on considère l’existence de la deuxième manière, c’est-à-dire sous l’aspect de l’éternité.

Autrement dit, tous les hommes sont sauvés dans l’éternité, même s’ils n’en sont pas conscients.

C’est ce qui conduit Jean-Claude Fraisse « à l’idée que toute âme humaine, fût-elle inaccessible à la sagesse, contient une part qui est éternelle, qu’elle existe donc toujours, même si elle ne parvient pas à l’appréhender par la raison et à s’identifier par-là à l’idée de Dieu qu’elle est, conformément à son essence, et qu’une conduite rationnelle par obéissance donne au moins un bonheur et une éternité vécus ou fugitivement expérimentés, à défaut d’être parfaitement conscients d’eux-mêmes. » (L’œuvre de Spinoza p. 331)

Le spinoziste sait que, dans l’éternité, tous les hommes sont en Dieu, donc existent véritablement, c’est-à-dire sont sauvés et qu’il suffirait qu’ils en prennent conscience pour que, dans la durée, ils s’en réjouissent.


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