Spinoza et la religion musulmane

Questions et débats touchant à la doctrine spinoziste de la nature humaine, de ses limites et de sa puissance.
Avatar du membre
Vanleers
participe avec force d'âme et générosité
participe avec force d'âme et générosité
Messages : 1485
Enregistré le : 22 nov. 2012, 00:00

Re: Spinoza et la religion musulmane

Messagepar Vanleers » 26 août 2016, 09:55

Abdennour Bidar, dont la « Lettre ouverte au monde musulman » a été signalée précédemment, a écrit un « Comment sortir de la religion ? ».
Mais déjà en son temps, Spinoza s’était posé la question et y avait répondu.
Au terme de l’Ethique, il définit le sage comme celui qui est « conscient de soi, de Dieu et des choses » (E V 42 sc.), c’est-à-dire, pour reprendre l’expression de A. Bidar, celui qui vit spirituellement car, dit-il, « Vivre spirituellement c'est vivre relié : à soi, aux autres, à la nature et à l'univers » (entretien au Figaro).
Sortir de la religion, c’est sortir de la voie de l’obéissance pour suivre la voie de la raison. Dès lors, même si Spinoza a peu parlé explicitement de la religion musulmane, il énonce implicitement que l’islam, comme toutes les religions, est la voie que suivent ceux qu’il appelle les ignorants. Mais ce n’est pas la voie des hommes libres, ceux qui cherchent à comprendre le monde, à le connaître clairement et distinctement par les causes, c’est-à-dire rationnellement, et non à l’imaginer.
La vie « spirituelle », au sens de Spinoza, c’est la vie rationnelle. Mais ceci n’est vrai que parce que le rationalisme de Spinoza est un rationalisme absolu, comme le souligne Ferdinand Alquié :

« Gueroult a donc tout à fait raison, quand il déclare que, selon Spinoza, le « rationalisme absolu » permet seul à l’âme d’accomplir « cette union parfaite de Dieu et de l’homme qui conditionne son salut ». » (Le rationalisme de Spinoza p. 13 – PUF 1981).

Notons également l’importance d’appeler la Substance, Dieu.
Le Dieu de Spinoza n’est pas le Dieu de la religion ou le Dieu du philosophe mais ce qu’on pourrait appeler le Dieu de la spiritualité. Ou, mieux encore, le Dieu de l’Ethique, c’est-à-dire de cette éthique qui démontre rationnellement qu’un homme n’est pas un être mais une manière de l’Être, une expression particulière de Dieu. Une éthique qui conduit cet homme à l’amour intellectuel de Dieu-Nature qu’on peut également appeler la Vie, c’est-à-dire à la liberté et à la béatitude (E V 36 sc.).

Avatar du membre
Vanleers
participe avec force d'âme et générosité
participe avec force d'âme et générosité
Messages : 1485
Enregistré le : 22 nov. 2012, 00:00

Re: Spinoza et la religion musulmane

Messagepar Vanleers » 27 août 2016, 20:19

Denis Collin explicite ce qu’il faut entendre par « voie de la raison » selon Spinoza et comment elle nous sort de la religion, c’est-à-dire de la « voie de l’obéissance » (Libre comme Spinoza – Max Milo 2014).
On s’intéressera à son commentaire des propositions 20 à 28 de la partie IV de l’Ethique (pp. 209-214)

La proposition 20 établit que « Plus chacun s’efforce de rechercher son utile, c’est-à-dire de conserver son être, et le peut, plus il est doté de vertu ».
D. Collin commente :
« La proposition 20, qui complète la précédente, relie en effet et de manière directe la vertu à la puissance, ce qui est la véritable rupture par rapport à la tradition chrétienne ou la véritable opposition avec les morales du devoir »

Il poursuit :
« Ainsi pour Spinoza vivre bien, atteindre la béatitude et vivre pleinement sont des synonymes, ainsi que l’expose la proposition 21. Donc le conatus, l’effort est-il lui-même vertu, il est la vertu première, et l’on ne peut concevoir aucune vertu antérieure (proposition 22)

Spinoza démontre ensuite E IV 23 :

« L’homme, en tant qu’il est déterminé à faire quelque action du fait qu’il a des idées inadéquates, ne peut être absolument dit agir par vertu ; mais seulement en tant qu’il est déterminé du fait qu’il comprend »

D. Collin qui, à la suite des propositions 20 à 22, écrit que « Spinoza établit donc les fondements naturels de la morale », précise qu’« on ne peut se conduire bien qu’en suivant la Raison qui n’est pas autre chose que la perception par l’entendement de l’enchaînement naturel des causes », ce qui l’amène à parler d’une conception « intellectualiste » de l’éthique ».

Venons-en maintenant à la proposition 24 dans laquelle « Spinoza résume d’une formule condensée toute l’Ethique » :

« Agir absolument par vertu n’est en nous rien d’autre qu’agir, vivre, conserver son être (trois façons de dire la même chose) sous la conduite de la raison, et ce d’après le fondement qui consiste à rechercher son propre utile. »

Cette proposition ainsi que la proposition 25 (« Nul ne s’efforce de conserver son être en vue d’autre chose ») interrogent D. Collin :

« Peut-on parler d’égoïsme ? Non, puisque l’individu n’a pas le choix de la préservation de lui-même. Elle s’impose à lui d’après des lois naturelles qu’il n’est pas en son pouvoir de changer. »

On peut parler d’utilitarisme mais les trois propositions suivantes vont montrer que :
« Il ne s’agit pas, chez Spinoza, d’utilitarisme plat (calcul des plaisirs et des peines), car la chose utile par excellence, c’est la connaissance et plus précisément la connaissance de Dieu ».

Voyons d’abord les propositions 26 et 27 :

« Tout ce à quoi nous nous efforçons par raison, ce n’est rien d’autre que comprendre ; et l’Esprit, en tant qu’il use de raison, ne juge lui être utile que ce qui contribue à comprendre. »

« Nous ne savons avec certitude être un bien ou un mal que ce qui contribue véritablement à comprendre, ou ce qui peut nous empêcher de comprendre. »

D. Collin commente :
Nous avons ici une véritable interversion de la fin et des moyens. La connaissance est d’abord présentée comme le moyen d’atteindre l’utile propre. Or dans ces dernières propositions, elle est devenue la fin elle-même. C’est là ce qui distingue fondamentalement Spinoza des utilitaristes ultérieurs. L’utilitarisme vise à une action ; il s’inscrit dans une rationalité guidée par des buts pratiques (le bien-être, la richesse des nations, le progrès). Par un renversement étonnant chez Spinoza, l’utilitarisme trouve sa consécration dans une attitude purement contemplative, qui est encore une marque par laquelle la modernité spinoziste reste attachée à la tradition philosophique antique ou à la tradition religieuse ».

Ceci va se confirmer avec la proposition 28 :

« Le souverain bien de l’Esprit est la connaissance de Dieu et la souveraine vertu de l’Esprit est de connaître Dieu »

D. Collin commente :

« Connaître Dieu, c’est connaître la nature, tout ce qui est. Le chemin de la béatitude, celui qui est guidé par l’utile propre, est donc de connaître adéquatement le maximum de choses. Or la connaissance adéquate suppose qu’on soit capable de surmonter les préjugés de notre finalisme spontané, qui n’est lui-même que le résultat du fait que nous désirons ce qui nous est utile. Nous retrouvons ainsi le vieil idéal du bien suprême comme contemplation, qui est celui de Platon et d’Aristote. Cela peut sembler contradictoire avec les développements précédents. En réalité, comme le dit Jean-Claude Fraisse : « C’est donc dans l’identité profonde entre raison et conatus, ce conatus dont la vie affective nous donnait cependant connaissance par ses propres enchaînements, que va se trouver la seule possibilité de progrès possible par rapport à la pure passivité ».
La contradiction que nous avons évoquée ne serait possible qu’en posant l’idée d’une raison transcendante opposée à des passions irréductibles, idée par laquelle nous serions réduits au désespoir. Or ce n’est point la thèse défendue par Spinoza, qui postule au contraire l’identité profonde de la raison et du conatus. »

A suivre

Avatar du membre
Vanleers
participe avec force d'âme et générosité
participe avec force d'âme et générosité
Messages : 1485
Enregistré le : 22 nov. 2012, 00:00

Re: Spinoza et la religion musulmane

Messagepar Vanleers » 28 août 2016, 16:08

1) Pourquoi y a-t-il « identité profonde de la raison et du conatus » ?
Spinoza assimile conatus et puissance (E III 7 dém.), puissance et vertu (E IV déf. 8).
Mais nous avons vu qu’E IV 24 démontre qu’agir par vertu, c’est agir sous la conduite de la raison.
CQFD.

2) L’essence de la raison n’étant autre que notre esprit en tant qu’il comprend clairement et distinctement (E IV 26 dém.), c’est-à-dire qu’il connaît adéquatement, rappelons que Spinoza démontre en E II 47 que :

« L’esprit humain a une connaissance adéquate de l’essence éternelle et infinie de Dieu »

Autrement dit, c’est tout naturellement et de droit que l’homme suit la voie de la raison.
La voie de la raison et la voie de l’obéissance (la religion) étant incompatibles, ce n’est donc qu’en apparence que, d’aventure, un homme suit cette dernière.
La question de Abdennour Bidar « Comment sortir de la religion ? », ne se pose donc pas car tout homme en est sorti de toute éternité ou, plus précisément, aucun croyant n’y est jamais véritablement entré.

Avatar du membre
Vanleers
participe avec force d'âme et générosité
participe avec force d'âme et générosité
Messages : 1485
Enregistré le : 22 nov. 2012, 00:00

Re: Spinoza et la religion musulmane

Messagepar Vanleers » 28 août 2016, 16:19

Revenons à l’idée que tout homme suit naturellement la voie de la raison et que ce n’est qu’en apparence qu’un croyant suit la voie de l’obéissance (la religion).
Et pourtant, il sera sans doute difficile, voire impossible, d’en convaincre le fidèle d’une religion, comme le soutient Clément Rosset dans La logique du pire (PUF Quadrige 1993) :

« Ah, si seulement on savait ! Si le capitaliste savait qu'il exploite une certaine classe sociale ! Si le prêtre savait qu'il prêche aux hommes, non l'amour, mais la vengeance ! Si le névrosé savait qu'il ne se pardonne pas d'avoir tel désir incestueux ! Mais voilà : ils ne savent pas. Disons-leur donc la vérité : ils sauront. On la leur a bien dit, notamment depuis une vingtaine d'années. Or, aucun changement ne s'est produit, ni dans la lutte des classes, ni dans l'évolution des idées religieuses, ni dans les manifestations sociales d'interdit sexuel. Que s'est-il donc passé ? La réponse est nette : il ne s'est rien passé. Mais pourquoi ne s'est-il rien passé ? N'ont-ils donc pas compris ? Si, mais apparemment sans bénéfice. S'ils n'ont pas changé, c'est qu'on ne leur a rien appris : tout ce qu'on leur a dit, ils le savaient déjà. Il fallait leur apprendre à le parler. Cela, tel ou tel psychanalyste le réussit avec tel ou tel patient. Mais le discours anti-idéologique est, lui, sans pouvoir. Et précisément : parce qu'il est lui-même idéologique. Idéologique, parce qu'il se forge une conception superficielle, optimiste et rationalisante de l'idéologie : parce qu'il croit, tout comme les idéologues dont s'est moqué Marx, à la toute-puissance, la toute-vérité des idées. Parce qu'il ne fait pas de différence entre l'inconscient et l'imparlé, et suppose de là qu'il suffit de livrer l'idée à quelqu'un pour, du même coup, lui donner la parole. Mais des idées aussi simples que celles de l'exploitation des classes pauvres par les classes riches, de la toute-puissance du ressentiment et des pulsions sexuelles, ces idées-là sont présentes depuis toujours dans ce qu'on a baptisé frivolement l’« impensée » des hommes : en leur livrant ces idées en pâture, on n'a fait que répéter un savoir acquis. Et c'est en quoi on est resté idéologue. En voulant, à l'aide du discours anti-idéologique, démarquer le vide, le blanc, le creux du discours idéologique, on s'est masqué la vérité du discours idéologique qui est précisément d'être vide, blanc, creux — et de se penser en silence comme tel. En ce sens le discours anti-idéologique est, dans son principe même, exactement aussi vain que l'idéologie qu'il prétend renverser : une fois reconnu que l'idéologie recouvre un rien, l'inconséquence majeure est de vouloir effacer ce rien. Rien ne peut effacer rien. Ce qui caractérise ainsi finalement le discours anti-idéologique est, paradoxalement, une prise au sérieux de l'idéologie. On prend l'homme à la lettre : s'il dit que, c'est qu'il ne sait pas que, etc. Cette prise au sérieux de l'idéologie est caractéristique de l'idéologie ; mieux, elle est l'idéologie même. Sous couleur de « penser rigoureusement » la pensée de Marx, de Nietzsche, de Freud, elle ressuscite, mot à mot, l'idéologie de Platon et de Hegel. » (pp. 31-32)

Avatar du membre
Vanleers
participe avec force d'âme et générosité
participe avec force d'âme et générosité
Messages : 1485
Enregistré le : 22 nov. 2012, 00:00

Re: Spinoza et la religion musulmane

Messagepar Vanleers » 28 août 2016, 16:24

Toujours dans Logique du pire (cf. post précédent), Clément Rosset explique pourquoi un croyant est imperméable aux arguments :

« La grande distinction n'est pas entre savoir conscient et inconscient, mais entre savoir utilisable et non utilisable. La conscience de l'homme est une banque : certains des biens qui y sont déposés sont « en réserve », d'autres immédiatement disponibles — les liquidités. Il ne s'agit pas plus, pour le psychanalyste ou le philosophe tragique, de rendre plus ou moins conscients les éléments psychologiques que, pour le dépositaire en banque qui désire « réaliser » son avoir, d'augmenter ou de diminuer la somme possédée. Comme la banque possède tous ses biens, la conscience possède — а l'état conscient — tous ses éléments. Mais il peut survenir, pour l'un des problèmes de liquidité, pour l'autre des problèmes de disponibilité. Une pensée non disponible n'est pas inconsciente, mais elle ne parle pas et ne peut, de ce fait, être utilisée en cas de besoin ; de même qu'une valeur en banque non disponible n'est pas « absente », mais ne peut être dépensée sur l'heure. Rendre le tragique disponible, pour le philosophe tragique, n'est pas lui donner la conscience, mais la parole. De même, le naufragé sait fort bien qu'il se noie, mais ne peut utiliser ce savoir s'il ne se trouve pas а portée de voix quelque aide dont il puisse attendre du secours. » (pp. 26-27)

Avatar du membre
Vanleers
participe avec force d'âme et générosité
participe avec force d'âme et générosité
Messages : 1485
Enregistré le : 22 nov. 2012, 00:00

Re: Spinoza et la religion musulmane

Messagepar Vanleers » 29 août 2016, 10:52

Donnons encore un troisième extrait de la « Logique du pire » :

« La perspective tragique ne consiste aucunement à faire miroiter à l'horizon du désir un quelque chose inaccessible, objet d'un « manque » et d'une « quête » éternels dont l'histoire se confond avec l'histoire de la « spiritualité » humaine. Elle fait apparaître une perspective exactement inverse: elle montre l'homme comme l'être à qui, par définition, rien ne manque — d'où la nécessité tragique où il est de se satisfaire de tout ce qu'il a, car il a tout. Elle affirme que l'homme, qui ne désire rien, ne « manque », au sens le plus rigoureux du terme, de rien. Son argument est simple : si vous voulez être crus quand vous affirmez manquer de quelque chose, il vous faut dire ce dont vous manquez. Or, sur ce point, et depuis que la philosophie existe, vous n'avez jamais réussi à rien dire. Donc vous ne manquez de rien. Le tragique, considéré d'un point de vue anthropologique, n'est pas dans un « manque à être », mais dans un « plein être » : la plus dure des pensées étant, non de se croire dans la pauvreté, mais de savoir qu'il n'y a « rien » dont on manque. » (p. 38)

De même, selon Spinoza, l’homme ne manque de rien car il pose : « Par réalité et perfection, j’entends la même chose » (E II déf. 6).

Spinoza ne définit pas le désir par le manque : le désir (cupiditas) est l’essence de l’homme, sa puissance de vie, en tant qu’elle est déterminée, par une quelconque affection, à faire quelque chose de particulier (E III déf. aff. 1).

Comme l’esprit humain « a une connaissance adéquate de l’essence éternelle et infinie de Dieu » (E II 47), cette connaissance étant « le souverain bien de l’esprit » (E IV 28), on devrait en conclure que l’homme ne manque pas du souverain bien.
Toutefois, avec Clément Rosset, posons-nous la question : cette connaissance de Dieu est-elle réellement utilisable, disponible ? (cf. post précédent) car « Une pensée non disponible n'est pas inconsciente, mais elle ne parle pas et ne peut, de ce fait, être utilisée en cas de besoin »

Cette connaissance ne serait-elle pas méconnaissable comme la lettre volée dans l’histoire d’Edgar Poe ? Cette lettre, cherchée minutieusement mais en vain par le préfet et que Dupin trouve rapidement car elle est exposée au su et au vu de tous dans le bureau de celui qui l’a volée mais rendue méconnaissable car :
« Cette dernière était fortement salie et chiffonnée. Elle était presque déchirée en deux par le milieu, comme si on avait eu d’abord l’intention de la déchirer entièrement, ainsi qu’on fait d’un objet sans valeur, mais on avait vraisemblablement changé d’idée… »

Le scolie d’E II 47 va dans le sens d’une connaissance de Dieu méconnaissable :

« Quant au fait que les hommes n’ont pas une connaissance de Dieu aussi claire que des notions communes, cela vient de ce qu’ils ne peuvent imaginer Dieu comme les corps, et qu’ils ont joint le nom de Dieu aux images des choses qu’ils ont l’habitude de voir ; ce que les hommes ne peuvent guère éviter parce qu’ils sont continuellement affectés par les corps extérieurs. »

Avatar du membre
Vanleers
participe avec force d'âme et générosité
participe avec force d'âme et générosité
Messages : 1485
Enregistré le : 22 nov. 2012, 00:00

Re: Spinoza et la religion musulmane

Messagepar Vanleers » 30 août 2016, 11:08

1) Si « les hommes n’ont pas une connaissance de Dieu aussi claire que des notions communes » (E II 47 sc.), n’est-ce pas aussi parce qu’ils ne se réfèrent pas à la définition qu’en donne Spinoza au début de l’Ethique :

« Par Dieu, j’entends un étant absolument infini, c’est-à-dire une substance consistant en une infinité d’attributs dont chacun exprime une essence éternelle et infinie. » (E I déf. 6)

Reprenons la proposition E II 47 :

« L’Esprit humain a une connaissance adéquate de l’essence éternelle et infinie de Dieu »

Pourquoi ?
Parce que connaître l’essence de Dieu, c’est connaître un attribut de la substance qu’est Dieu (E I déf. 4) et qu’il est clair que nous connaissons l’attribut Pensée et l’attribut Etendue. La démonstration d’E II 45, proposition à laquelle se réfère la démonstration d’E II 47, est tout à fait explicite à ce sujet.
Or, il suffit de connaître un attribut de Dieu pour connaître l’essence de Dieu car un attribut n’est pas une propriété de la substance et chaque attribut « exprime la réalité ou être de la substance » (E I 10 sc.). Ce point a été examiné en :

viewtopic.php?f=12&p=23162#p23162

2) De même, E IV 28 est évidente lorsqu’on se réfère à la définition de Dieu.
C’est ce que fait la démonstration en énonçant d’abord que :

« Le souverain objet que l’Esprit peut comprendre, c’est Dieu, c’est-à-dire (par E I déf.6) l’Etant absolument infini, et sans lequel (par E I 15) rien ne peut ni être ni se concevoir »
En se référant aux deux propositions précédentes E IV 26 et 27, il devient évident que la connaissance du souverain objet qu'est Dieu ne peut être que le souverain bien.

3) Les deux propositions E II 47 et E IV 28 sont donc en fait très prosaïques car elles se réfèrent toutes les deux à une notion de Dieu complètement désacralisée par Spinoza.
C’est ce que nous risquons constamment d’oublier.
Par exemple, il est dangereux d’écrire, comme nous l’avons fait, que le spinozisme est un panenthéisme (tout est en Dieu) ou que « Le Dieu de Spinoza n’est pas le Dieu de la religion ou le Dieu du philosophe mais ce qu’on pourrait appeler le Dieu de la spiritualité »
Il vaudrait mieux remplacer systématiquement Dieu par un autre mot, par exemple la « Natura » des Latins ou la « Phusis » des anciens Grecs, ou du moins l’avoir toujours en tête.
Spinoza n’est pas un philosophe mais un « phusikoi » et sa philosophie une « phusique »

Avatar du membre
Vanleers
participe avec force d'âme et générosité
participe avec force d'âme et générosité
Messages : 1485
Enregistré le : 22 nov. 2012, 00:00

Re: Spinoza et la religion musulmane

Messagepar Vanleers » 01 sept. 2016, 15:25

Le salut par la foi dans l’œuvre de Spinoza fait l’objet d’un article de Atilano Dominguez : « La morale de Spinoza et le salut par la foi ». On peut le lire en :

http://www.persee.fr/doc/phlou_0035-384 ... 78_39_6094

L’auteur pose le problème :

« Il y a dans l’œuvre de Spinoza un texte célèbre qui constitue la « crux » des lecteurs du TTP et des interprètes de la philosophie en général. »

Le problème est le suivant :

« Comment concilier cette affirmation du salut par la foi avec la doctrine spinozienne du salut par la connaissance et l’amour de Dieu ? » (p. 346)

A. Dominguez explique :

« La philosophie de Spinoza est une éthique, dont le but est de montrer la via salutis, c’est-à-dire comment l’homme peut passer de la vie passionnelle ou servitude (E III-IV) à la vie active ou liberté (E V). Mais la liberté humaine consiste en la connaissance intellectuelle de Dieu, et la servitude en la connaissance sensible ou imagination. Pour bien comprendre ce passage il faut donc expliquer d’abord les rapports métaphysiques entre l’homme, mode fini, et Dieu, substance infinie (première partie de CM, de KV et de E, et TTP V-VI) et les rapports dynamiques entre l’imagination et la raison (deuxième partie de KV et de E, et TTP I-II et XIII-XV). Nous voyons ainsi comment le TTP s’intègre dans la logique et la dynamique du spinozisme. On montre comment le sage peut atteindre le salut par la raison seule, tout en restant libre face aux autorités religieuses et politiques, et comment le vulgaire peut se sauver par la foi imaginative, en croyant en l’Ecriture et en obéissant à Dieu, tout en ignorant la nature intime des choses. » (p. 352)

La voie du sage qui atteint le salut par la raison seule n’est pas celle du vulgaire qui se sauve par la foi imaginative. Il est nécessaire de bien distinguer les deux voies, en particulier en ayant à l’esprit les définitions de Spinoza.
Nous avons vu qu’il y a lieu de remplacer « Dieu » par « Phusis »
Quant à la religion, Spinoza la définit dans le scolie 1 d’E IV 37 :

« De plus, tout ce qui est désir et action dont nous sommes la cause en tant que nous avons l’idée de Dieu, je le rapporte à la Religion. »

Avoir l’idée de Dieu n’est autre qu’avoir conscience que soi-même et toute chose sont des expressions de la Phusis.
Jean Lacroix définit simplement la « via salutis » par la connaissance et l’amour de Dieu (Spinoza et le problème du salut – PUF 1970) :

« Être sauvé, c’est connaître les choses et soi-même comme produits par cette cause toujours en acte, c’est-à-dire universellement créatrice ou plutôt productrice. » (p. 20)

Avatar du membre
Vanleers
participe avec force d'âme et générosité
participe avec force d'âme et générosité
Messages : 1485
Enregistré le : 22 nov. 2012, 00:00

Re: Spinoza et la religion musulmane

Messagepar Vanleers » 20 sept. 2016, 16:23

Jean-Claude Fraisse, dans « L’œuvre de Spinoza » (Vrin 1978) analyse le scolie d’E V 36 et précise ainsi ce qu’il faut entendre par salut dans l’Ethique. Il écrit :

« En traitant de la manière dont la liberté a conduit à la béatitude, on a en même temps traité de celle dont l’une et l’autre s’identifient au salut. Le salut est traditionnellement considéré comme une récompense, qui survient au terme d’un effort vertueux, et donne un bonheur sans commune mesure avec celui qui a été sacrifié pour son obtention. Mais l’idée même de récompense, celle de sacrifice, celle de mérite perdent chez Spinoza toute signification. Toutes font appel, en effet, à une rupture de l’homme avec sa nature, alors que le mouvement entier de l’Ethique réside dans une appropriation sans cesse plus complète de cette nature. La rupture à laquelle elles font appel est d’autre part à la fois rupture avec soi-même et rupture dans le temps, car c’est dans le temps que, par une initiative, je romprais avec ma première nature, et c’est dans un autre temps, idéal et sans cesse différé, que j’en recevrais la récompense. Or l’Ethique nous propose une appropriation qui peut être immédiate, et qui contient en elle-même, lorsqu’elle est achevée, la jouissance de l’éternité : le salut est conversion, et si cette conversion se situe au terme d’une certaine démarche – il y a des degrés possibles de libération auxquels les uns ou les autres peuvent s’arrêter –, elle doit néanmoins avoir lieu en ce monde et y trouver son moment. Le recours du scolie de la proposition 36 à l’idée de gloire souligne de manière très significative la transposition de la gloire des élus en une gloire des sages, et de la gloire de Dieu en gloire des hommes : le salut est en effet défini comme n’étant pas autre chose que notre satisfaction intérieure – acquiescentia in se ipso – ou comme « joie qui naît de ce que l’homme se considère lui-même et sa puissance d’agir », et la gloire comme « une joie qu’accompagne l’idée d’une quelconque de nos actions que nous imaginons louée par les autres ». Mais comme on sait d’autre part que la considération de notre puissance d’agir, dans la connaissance du troisième genre, identifie, ou du moins rattache ontologiquement, celle-ci à la puissance de Dieu, il est évident qu’il s’agit d’une sorte de communion des sages dans leur connaissance du lien qui les unit à Dieu, et que cette communion transpose l’image traditionnelle de la béatitude des élus » (pp. 303-304)

Signalons aussi que le sujet de ce fil fait l’objet d’échanges sur le site « Le grand secret de l’islam » en :

https://legrandsecretdelislam.com/about ... /#comments

Avatar du membre
Vanleers
participe avec force d'âme et générosité
participe avec force d'âme et générosité
Messages : 1485
Enregistré le : 22 nov. 2012, 00:00

Re: Spinoza et la religion musulmane

Messagepar Vanleers » 25 sept. 2016, 15:52

Il est remarquable de constater que, dans l’Ethique, ce qui fonde l’ipséité d’un homme est un affect : l’acquiescentia in se ipso ou satisfaction intérieure : « joie qui naît de ce que l’homme se considère lui-même et sa puissance d’agir ».
De même, c’est un affect, un désir, qui constitue l’essence d’un homme (E III déf. aff. 1) et non sa raison.
Précisons, avec Jean-Claude Fraisse (cf. post précédent), que la connaissance du troisième genre rattache ontologiquement la considération de notre puissance d’agir à la puissance de Dieu.
Ceci explique que, dans la cinquième partie de l’Ethique, le « in se ipso » de l’expression « acquiescentia in se ipso » disparaisse et qu’il ne soit plus question que d’« acquiescentia ». Ceci ne veut pas dire que l’homme soit absorbé dans un grand Tout et perde son individualité. C’est la notion de « mode » qui le montre. Toute chose singulière, notamment un homme, est un mode de la Substance, c’est-à-dire une manière particulière par laquelle la Substance s’exprime. Mais cette manière particulière est distincte des autres manières particulières par lesquelles la Substance s’exprime aussi et ne peut donc être confondue avec ces dernières.

Remarquons également le lien étroit entre l’acquiescentia et l’amor intellectualis Dei, ce que Spinoza établit par les propositions 27 et 32 de la partie V de l’Ethique. Le salut n’est donc pas autre chose que la satisfaction intérieure, comme l’écrit Jean-Claude Fraisse, c’est-à-dire l’amour intellectuel de Dieu, ce que Spinoza confirme au début du scolie d’E V 36.

Il s’agit d’un amour « en toute connaissance de cause » mais est-ce le cas de l’amour de Dieu dans les religions ?
Rappelons le point 5 du « credo minimum » :

« Le culte de Dieu et l’obéissance à Dieu consistent uniquement dans la justice et la charité, c’est-à-dire dans l’amour envers le prochain ».

Alexandre Matheron précise (Le Christ et le salut des ignorants chez Spinoza – Aubier 1971) :

« […] le culte de Dieu, c’est-à-dire la façon dont nous devons lui témoigner notre amour, consiste uniquement en la justice et en la charité. » (p. 102)

A. Matheron écrit également que le mot « cultum » se double d’une traduction anthropomorphique : « obedientiam » mais souligne que « Jésus n’a jamais enseigné que Dieu était une autorité étrangère : s’adressant à des hommes qui ne pouvaient voir en Dieu autre chose qu’une sorte de roi, il leur parlait leur propre langage pour les persuader de se bien conduire […] » (ibid.)
Et, ajoute-t-il, « Ce préjugé, c’est l’interprétation anthropomorphiste qui l’assume : Dieu, à la manière d’un prince, dicte ses lois, de l’extérieur, à des hommes qui restent libres de choisir à tout instant entre l’obéissance et la désobéissance ».
La voie de la religion, selon Spinoza, est en effet la voie de l’obéissance et elle est suivie par ceux qu’il appelle les ignorants. Mais ceux-ci ne sont pas condamnés à le rester toujours car :
« Inversement, selon l’interprétation anti-anthropomorphiste, Dieu enseigne ses lois comme des vérités éternelles ; l’homme de bien, dans la mesure où il les comprend, est nécessairement déterminé à s’y conformer, alors que le méchant est nécessairement déterminé à les enfreindre. »

Relevons ici que l’article 5 du credo minimum peut être une propédeutique, un passage de la voie des ignorants à celle des hommes libres.
En effet, pratiquer la justice et la charité n’est-ce pas autre chose que mettre concrètement en œuvre « la connaissance de l’union qui ensemble nous rend plus forts, plus fermes, plus parfaits. » (Pascal Sévérac, Spinoza Union et Désunion p. 23) ?
L’adepte d’une religion qui approfondit sa foi, est ainsi invité à la considérer ainsi que sa pratique sous un autre angle, en prenant conscience de son union à lui-même, à la Nature et aux autres.
Il ne lui reste plus qu’à comprendre que Dieu, c’est la Nature (Deus sive Natura).


Retourner vers « Anthropologie »

Qui est en ligne

Utilisateurs parcourant ce forum : Aucun utilisateur enregistré et 27 invités