Messagepar Miam » 13 mars 2006, 12:20
Cher Alpetragius
A mon sens, tu as raison de vouloir relier Spinoza au seul contexte philosophique de son temps. Toutefois Bardamu a lui aussi raison de vouloir évaluer la capacité de la pensée spinoziste de répondre à nos interrogations contemporaines. Et accessoirement, j’ai aussi raison, même si je n’ai encore rien dit.
Tu as raison parce que, comme l’écrit Spinoza lui-même dans le TTP, tout texte doit être situé dans son contexte historique selon le lieu et le temps. Mais cela s’applique-t-il aisément à Spinoza ? Tu aurais absolument raison s’il s’agissait de Descartes. Mais je crois que la pensée spinozienne est assez spéciale dans la mesure où elle élargit de façon explicite et considérable ce même contexte.
Situer le contexte du cartésianisme est aujourd’hui chose facile. C’est même par sa situation dans l’histoire de la pensée moderne qu’il a été tout d’abord défini : Descartes initierait notre modernité en tirant toutes les conséquences de la révolution galiléenne (cf. Cassirer). En nuançant ce dernier point de vue, les dernières recherches historiques (Marion, Robinet, etc…), continuent à le situer dans le contexte de son époque, à la charnière d’un courant augustinien et d’une relecture des « Topiques » d’Aristote initié au siècle précédant (La Ramée). Bref : Descartes est fort bien situé dans l’aire de la pensée occidentale, suite au renouveau scientifique qui y a lieu.
Faire de même avec Spinoza est bien plus malaisé.
D’une part, il se réfère lui même à une aire culturelle plus large : « les anciens Hébreux », Crescas, Maïmonide, Ibn Ezra, etc…
D’autre part, s’il utilise bien les termes et notions glanés sur le vocabulaire de son époque (en particulier des vocables cartésiens et scolastico-thomistes), il les déplace tellement qu’il semble plus se dégager de l’époque, que de subir une influence de celle-ci. Peut-être est-ce là une illusion qui tient à notre perspective sur l’époque, lorsqu’elle est lue à partir de Descartes comme pionnier de la modernité.
Quoi qu’il en soit, Spinoza critique profondément tous les courants philosophiques de son temps, si bien qu’alors il n’y avait pas de spinoziste, pas même Meijer, sinon Spinoza. On peut bien lire Spinoza en montrant qu’il use de phrases entières issues des Ecoles, qu’elles soient grandes ou petites (i.e. proprement scolastiques ou celles, augustino-cartésiennes, de Port-Royal), on voit bien qu’il ne suit cependant pas la même logique que ces deux écoles. Je ne parle pas de la corporéïté d’un attribut de Dieu. Cela, c’est seulement ce qu’il y a de plus apparent dans une perspective moderne. Je veux plutôt parler de sa définition de l’essence, de son usage de l’ « exprimer », du « constituer », de l’ « envelopper », de l’ « être » ; en bref : de la façon dont les attributs et les modes sont les affections « de » la substance. Car cela ne ressemble à rien de ce qui avait été vu jusqu’à lui.
C’est pourquoi, s’il peut paraître vain de se demander ce que Descartes peut nous apporter face aux apories contemporaines, il n’en va pas de même pour Spinoza. C’est qu’on ne voit pas pourquoi la modernité, telle qu’elle a été initiée par Descartes, serait la seule interprétation valable de la révolution copernico-galliléenne. Spinoza n’est pas moins copernico-galliléen que Descartes. Il l’est même plus. Aussi n’est-il pas stérile, à partir de là, de se demander par exemple si l’étendue spinozienne n’est pas capable d’intégrer les nouveaux espaces contemporains (riemanien, lobatschewskien, voire hilbertien même si ce dernier est mathématique) ; ce que n’est visiblement pas l’étendue cartésienne. De même, dans la mesure où les «paradoxes » quantiques concernent la localisation du « sujet » auquel doivent appartenir certaines propriétés, on peut fort bien se demander si la pensée spinozienne, qui est toute entière une critique de la teneur ontologique (mais non épistémique) de ce « sujet », n’a rien à nous apporter.
Donc : tu as raison. Il faut commencer par le (con)texte de Spinoza. Mais Bardamu a aussi raison : il convient de chercher ce qui, chez Spinoza, peut enseigner à résoudre nos interrogations contemporaines, sans quoi les études spinoziennes ne servent à rien. Enfin, j’ai aussi raison, parce que, comme je l’ai déjà dit à Bardamu, il faut se faire à partir du (con)texte de Spinoza et non pas y aboutir.
A bientôt.
Miam.