Phobie sociale, autisme...et Spinoza

Questions et débats touchant à la doctrine spinoziste de la nature humaine, de ses limites et de sa puissance.
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Louisa
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Messagepar Louisa » 30 juil. 2007, 22:07

Faun a écrit :C'est précisément pour conserver sa joie et son amour que le philosophe évite la foule, non par haine de l'humanité ni de la vie.


chez Spinoza, la Haine n'est rien d'autre qu'une diminution de notre puissance accompagnée de l'idée d'une cause extérieure. Si vous vous faites une idée de la foule telle que vous vous imaginez qu'elle est cause extérieure d'une diminution de votre puissance d'agir, vous la Haïssez, en termes spinozistes. Si donc on s'imagine que la seule façon de conserver (euh ... sa Joie? Spinoza parle-t-il d'une quelconque conservation de la Joie?) son être, c'est de fuir la foule, il faut bien ressentir cette foule comme source extérieure d'une diminution de sa puissance, c'est-à-dire la Hair, non?

Puis comment expliquer que Spinoza dit que le sage vit mieux en ville qu'ailleurs, si vous croyez que seulement déjà pour conserver son être, le sage ne peut pas entrer en contact avec des non sages (sachant que la majorité des gens sont pour Spinoza des ignorants)? Cela donne tout de même un sage un peu fragile, non? Tandis que Spinoza clôture l'Ethique en disant qu'il croit avoir montré combien le sage est 'fort' ... .

Servais
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Messagepar Servais » 30 juil. 2007, 22:24

Je te rejoins sur l'essentiel de ta réponse, Louisa. Je crois qu'effectivement Spinoza n'a choisi la vie solitaire qu'afin de se ménager des conditions de vie favorables principalement au grand oeuvre qu'il souhaitait mener à bien : l'Ethique. S'il a destiné cette dernière à tous, il me semble que toutes les conditions et professions ne permettent pas le même accès à la libération qui est au coeur de son projet philosophique. Je pense par exemple à tout mode de vie (profession, engagement etc.) exposant trop fortement ou trop régulièrement à l'assaut des passions tristes (je laissa chacun trouver des exemples précis...). J'ai l'impression que Spinoza donnerait à ceux qui vivent dans de telles conditions le conseil de changer de métier (ce pourrait être un cas de "fuite opportune") ou de cadre de vie plutôt que de s'efforcer d'y mettre en application ses conseils pour une vie sage. Un militaire spinoziste? oui peut-être s'il n'est en charge que de logistique :?

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Messagepar Louisa » 31 juil. 2007, 03:58

Servais a écrit :Je te rejoins sur l'essentiel de ta réponse, Louisa. Je crois qu'effectivement Spinoza n'a choisi la vie solitaire qu'afin de se ménager des conditions de vie favorables principalement au grand oeuvre qu'il souhaitait mener à bien : l'Ethique. S'il a destiné cette dernière à tous, il me semble que toutes les conditions et professions ne permettent pas le même accès à la libération qui est au coeur de son projet philosophique. Je pense par exemple à tout mode de vie (profession, engagement etc.) exposant trop fortement ou trop régulièrement à l'assaut des passions tristes (je laissa chacun trouver des exemples précis...). J'ai l'impression que Spinoza donnerait à ceux qui vivent dans de telles conditions le conseil de changer de métier (ce pourrait être un cas de "fuite opportune") ou de cadre de vie plutôt que de s'efforcer d'y mettre en application ses conseils pour une vie sage.


En effet, je ne crois pas qu'il faudrait dire que pour Spinoza, toute fuite serait signe d'impuissance. Prenons pe le Corollaire de l'E4P69: "Chez l'homme libre, fuir à temps témoigne donc d'autant de Fermeté que se battre; autrement dit, l'homme libre montre la même Fermeté, ou présence d'esprit, à choisir la fuite qu'à choisir le combat." Il y ajoute que par 'danger', il entend "tout ce qui peut être cause d'un mal, à savoir de Tristesse, de Haine, de Discorde, etc."

Il est clair que certaines conditions de métiers ou de vie peuvent constituer un tel danger. Mais ne serait-ce pas précisément fuir 'au bon moment' qui caractérise un 'devenir-sage'? Dans ce cas, on pourrait fuire tout en appliquant les conseils spinozistes pour une vie sage. Et alors les deux (vie sage vs. fuir d'un danger) ne s'opposeraient pas. Il suffit de fuir sur base d'une idée adéquate de la situation, pour que la fuite ne soit pas une Passion mais une Action. Et alors de nouveau, ce serait le but même des conseils de Spinoza de permettre le passage de l'ignorant au sage, plutôt que d'avoir stipulé des conseils adressés aux sages.

A Faun et Ulis: la différence d'un tel type de fuite avec ce que vous proposez me semble se trouver dans ce qui chez vous constitue le danger en question. Si je vous ai bien compris, pour vous c'est la société humaine, la vie en ville, la foule en tant que telles qui seraient par définition un danger. C'est cette idée que j'ai voulu réfuter par les citations de Spinoza ci-dessus. Pour Spinoza, la vie en cité est en principe préférable à la vie solitaire, puisqu'on ne peut pas atteindre le salut tout seul dans son coin. Le salut consiste bel et bien à s'unir à la nature entière, et donc aussi à un maximum de gens. Il faut donc arriver à ne plus pâtir de la foule, si vous la concevez comme un 'danger'. Comment ne plus pâtir quand c'est cela l'effet de la ville sur quelqu'un? Je crois que c'est précisément pour ce genre de situation que Spinoza propose ses 'remèdes aux affects': si on pâtit de la ville (ou de l'université, ou de n'importe quelle société d'hommes), ne faut-il pas dire que pour Spinoza, par définition nous en avons une idée inadéquate? L'idéal à atteindre, n'est-ce pas de pouvoir augmenter sa puissance d'agir et de penser en essayant d'avoir davantage d'idées adéquates de la ville, ce qui le rend immédiatement moins nécessaire de la fuir pour conserver son être?
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Messagepar Ulis » 31 juil. 2007, 08:38

Louisa,
Je ne parle pas de la vie ordinaire où chacun de nous a des relations normales avec autrui, professionnelles ou domestiques dans la cité.
Mais lorsque nous recherchons la vérité profonde et durable, quelqu' en soit l'objet ou le sujet, mais sous l'angle philosophique , alors nous faisons appel à la meilleure part de nous, l'intelligence, et nous nous retirons du monde vulgaire en recherchant soit la solitude pour méditer, soit la compagnie des livres et/ou des sages qui nous comprendront et/ou nous aideront à progresser.
Nous réagissons comme Spinoza lui-même, tout simplement !
Il est d'ailleurs indifférent que l'on soit en ville où à la campagne
Mais que la campagne est belle et calme !
amitiés, ulis

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Messagepar Faun » 31 juil. 2007, 12:21

Louisa a écrit :chez Spinoza, la Haine n'est rien d'autre qu'une diminution de notre puissance accompagnée de l'idée d'une cause extérieure. Si vous vous faites une idée de la foule telle que vous vous imaginez qu'elle est cause extérieure d'une diminution de votre puissance d'agir, vous la Haïssez, en termes spinozistes. Si donc on s'imagine que la seule façon de conserver (euh ... sa Joie? Spinoza parle-t-il d'une quelconque conservation de la Joie?) son être, c'est de fuir la foule, il faut bien ressentir cette foule comme source extérieure d'une diminution de sa puissance, c'est-à-dire la Hair, non?

Puis comment expliquer que Spinoza dit que le sage vit mieux en ville qu'ailleurs, si vous croyez que seulement déjà pour conserver son être, le sage ne peut pas entrer en contact avec des non sages (sachant que la majorité des gens sont pour Spinoza des ignorants)? Cela donne tout de même un sage un peu fragile, non? Tandis que Spinoza clôture l'Ethique en disant qu'il croit avoir montré combien le sage est 'fort' ... .


Votre analyse est juste : la foule ignorante est cause de tristesses multiples, elle est donc une cause de haine. Or la haine est toujours mauvaise, donc la solution la plus simple, pour ne pas haîr, et demeurer dans la joie, est de supprimer la cause de la tristesse, c'est à dire de fuir la foule ignorante. Mais ce n'est pas une simple imagination de la foule, comme vous dites, c'est une expérience et une compréhension des affects provenants d'elle.
Sur ce que vous dites de la proposition 73 de la partie 4, le mot de cité employé par Spinoza désigne la société gouvernée par les lois de l'Etat, et non la ville au sens de rassemblement d'un grand nombre d'hommes dans un lieu limité. On peut évidemment vivre dans la cité au sens spinoziste tout en vivant à la campagne.
Et croyez-vous que le sage a une puissance telle qu'il puisse résister aux affects de plusieurs millions d'individus pris ensemble, affects constamment alimentés et entretenus par des médias comme la télévision, source de divertissement majeure et souvent unique de la plus grande partie de l'humanité, principal sujet de conversation des hommes, la télévision qui répand sans cesse les désirs aveugles, les passions de l'argent, de la célébrité, du sexe, de la gourmandise, etc. ?
Cette télévision omniprésente déclare que ces désirs sont le souverain bien, et tous les jours alimente ces passions de toute la force de ses images, de ses musiques, de ses slogans, et la plupart des hommes sont choqués quand on leur dit que ces désirs, en réalité, sont mauvais et inutiles, et ce sont ces hommes ignorants et conditionnés qui rejettent le philosophe dans les marges de la société, que le philosophe pourtant recherche, mais qu'il ne peut, à lui seul, modifier.

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Messagepar Louisa » 31 juil. 2007, 15:58

Faun a écrit :Votre analyse est juste : la foule ignorante est cause de tristesses multiples, elle est donc une cause de haine. Or la haine est toujours mauvaise, donc la solution la plus simple, pour ne pas haîr, et demeurer dans la joie, est de supprimer la cause de la tristesse, c'est à dire de fuir la foule ignorante. Mais ce n'est pas une simple imagination de la foule, comme vous dites, c'est une expérience et une compréhension des affects provenants d'elle.


nous voilà au coeur du problème, je crois. A mon avis, l'essentiel du remède spinoziste aux affects-passions c'est précisément d'appeler ces affects des idées inadéquates. On est donc bel et bien dans l'imagination. Seulement, il faut pour cela penser l'imagination non pas comme ce qui est illusoire ou faux, mais comme ce qui a pour simple fonction de rendre une chose extérieure présente à notre Esprit (voir la définition de l'imagination, E2P17).

Ainsi n'est-ce pas de la foule ignorante en tant que telle que nous souffrons, mais de la façon dont nous en sommes affectées, puis surtout de ce que nous faisons avec cette affection. Car l'affect-passion n'est rien d'autre qu'une diminution (ou augmentation, quand il s'agit de Joie) de notre puissance d'agir ET l'idée que nous nous en faisons. Dès que cette idée s'accompagne de l'idée d'une cause extérieure, nous sommes dans la Haine. Et en tant que nous concevons cette cause comme étant présente à nous, nous imaginons cette cause. C'est assez contre-intuitif, mais (tout comme il me faut encore essayer de l'expliquer pour la paresse) c'est à mon sens c'est précisément le propre de la philosophie de redéfinir les mots de telle sorte que quelque part, ils deviennent étranges, tout en référant toujours à notre expérience quotidienne et la façon dont nous la pensons communément.

Par conséquent, l'absence ou la présence d'une cause extérieure d'un affect (ou, ce qui revient au même, d'une idée en nous), c'est toujours une affaire de l'imagination. Car il s'agit principalement d'un phénomène temporel, et pour Spinoza, le temps, nous l'imaginons (simplement parce qu'il coupe l'expérience en des quantités déterminées, tandis que la quantité est en réalité selon lui indivisible).

C'est pourquoi se mettre dans une situation où l'on peut s'imaginer que cette cause est absente (pe se retirer de la foule, physiquement), pour lui n'est pas un remède très efficace. Car cela reste un remède entièrement imaginaire, donc peu certain. L'angoisse pour la foule demeure, par exemple, tandis que tout ce qu'il y a de bon pour nous dans cette foule (et les citations ci-dessus montrent qu'il s'agit de BEAUCOUP de choses, notamment le fait de pouvoir les instruire, partie indispensable à notre salut) ne peut plus nous atteindre.

Il faut donc une base plus solide que l'imagination pour atteindre la béatitude. Pour lui, c'est ce que la raison peut nous donner. Car il faut alors penser à tout ce qui est éternel DANS ce monde-ci. C'est le propre de la raison (et du 3e genre de connaissance). Et justement, pour Spinoza, on peut découvrir de l'éternité partout. Aussi donc DANS la foule. Il s'agit donc de combattre sa peur de la foule, et les passions (Tristesses ET Joies) qu'elle nous inspire seulement et uniquement par une plus grande compréhension d'une part de ce que nous avons en commun avec elle (beaucoup!), d'autre part de ce qui est l'essence singulière de chaque personne qui constitue cette foule.

Alors il va de soi que comprendre tout cela, c'est beaucoup plus difficile si on se retire de la foule que quand on y reste. Car comment avoir une idée adéquate de l'essence singulière de mon voisin, si je vais habiter de l'autre bout du monde?

Une 'thérapie' par la raison signifie donc essentiellement, il me semble, qu'il s'agit d'un travail sur les idées que nous avons. Il ne faut pas s'éloigner de la cause extérieure de notre Tristesse, il faut éloigner de notre Esprit (et non pas de notre environnement physique) l'IDEE de cette cause extérieure, pour pouvoir comprendre en quoi ce qui reste (l'idée de l'affection de mon Corps, deuxième idée qui constitue l'idée inadéquate qu'est l'affect-passion) suit entièrement de ma nature à moi. Comprendre en quoi cette passion est MA passion, c'est en former une idée adéquate. Pour y arriver, il ne faut pas forcément être entouré de sages, il suffit d'avoir une puissance de penser suffisante pour pouvoir comprendre cela, et d'avoir pris connaissance de l'existence de ce type de remèdes.

C'est à mon avis ce qu'il dit pe en l'E5P2:
"Ce qui, en effet, constitue la forme de l'Amour ou bien de la Haine, c'est une Joie ou une Tristesse qu'accompagne l'idée d'une cause extérieure, une fois donc supprimée cette idée, se trouve en même temps supprimée la forme de l'Amour ou de la Haine; et par suite ces affects et ceux qui en naissent sont détruits."

Si donc on se retire de la foule, on fait l'inverse de ce qu'il dit ici: l'idée de la foule comme cause extérieure de notre Tristesse demeure en nous (on pense seulement cette cause comme étant momentanément absente, mais cela ne détruit pas l'idée en tant que telle), et en tant qu'idée inadéquate, elle va continuer à produire des affects-passions (la peur d'un jour devoir retourner à la foule, pe, la peur étant une passion).
Puis il dit clairement que ce qu'il faut supprimer, c'est une idée. Rien d'autre. Il s'agit donc vraiment d'une thérapie qui consiste à organiser autrement ses propres idées, au lieu de les enchaîner en fonction des rencontres fortuites avec la nature (avec la foule pe). C'est quand on arrive à les enchaîner selon la raison, que l'on ne peut plus se laisser abattre 'moralement' par la foule, pe. Le sage est bien celui qui devient INDIFFERENT de ce qui de l'extérieur peut l'affecter, et cela PARCE QUE il augmente constamment, via ces affections qui ne cessent d'arriver de l'extérieur, le nombre de ses idées adéquates. Chaque passion, donc chaque idée inadéquate, donc chaque influence négative ET positive qu'il attribue spontanément à une cause extérieure, est immédiatement ré-arrangé, par le sage, d'une telle façon que très vite il en a une idée adéquate. Chaque passion est donc pour lui une occasion d'augmenter le nombre de ces idées adéquates. Mais c'est bien pourquoi 'indifférence' ne veut pas dire ici qu'on ne se laisse plus affecter. Au contraire, Spinoza dit qu'il s'agit de devenir capable d'être affecté d'un maximum de manière différentes. Indifférence signifie ici seulement que le sage est dans un état où ce n'est pas la suite de ces affections par des choses extérieures qui détermine son état affectif (Joie ou Tristesse), mais uniquement sa propre nature, c'est-à-dire sa puissance de penser. Le sage (idéal 'asymptotique' bien sûr, à cause de l'axiome de la 4e partie qui dit que tôt ou tard, nous serons détruite par quelque chose de plus fort que nous) est donc celui qui réussit à tourner toute affection par une chose extérieur en un avantage: il l'utilise comme une occasion pour comprendre DAVANTAGE et de ces choses extérieures, et surtout de lui-même.

Ainsi sa puissance est beaucoup plus stable, moins sensible aux rencontres avec des choses extérieures, que l'ignorant, simplement parce qu'il a appris à transformer ses idées-passions en idées adéquates. Si le sage a BESOIN de la société, ce n'est donc pas parce que ce serait elle qui en tant que telle le rendrait 'Joyeux'. C'est lui qui doit apprendre à augmenter sa puissance d'agir en arrangeant autrement ses idées à lui. Il a besoin de la société parce que juste apprendre comment avoir une idée adéquate d'une idée inadéquate ne crée pas encore de Joie en tant que tel. Il faut bel et bien à chaque fois être affecté, pour pouvoir former une nouvelle idée adéquate. C'est donc précisément EN TANT QUE la foule est source d'affections qu'elle PEUT nous être hautement utile.

Puis elle offre également une occasion parfaite pour affecter nous-mêmes davantages de choses, deuxième volet fondamental dans l'aptitude à la béatitude. Car nous pouvons essayer de 'séduire' l'ignorant, comme le dit Spinoza, afin d'essayer de lui faire comprendre davantage de choses. En faisant cela, sa puissance d'agir augmentera, et par là même on a plus de chance qu'il devienne une source de Joie pour nous que de nous affecter de Tristesse. C'est pourquoi s'appliquer à aider les autres n'est pas DU TOUT une affaire de charité, chez Spinoza. Il n'y a aucun altruïsme là-dedans. Celui qui a aidé quelqu'un a comprendre quelque chose, par là même est Joyeux lui-même (la connaissance étant le seul bien que l'on peut partager), car en augmentant la puissance d'agir et de penser de l'autre, on augmente d'office la chance d'être mieux compris nous-mêmes, d'avoir une société qui s'organise plus intelligemment, etc.

Donc: Spinoza ne conseille pas d'éloigner la cause extérieure de nos passions (Tristesse ET Joie), il conseille d'éloigner l'IDEE de cause extérieure, afin de pouvoir avoir une idée adéquate de notre affection en tant que telle.

Faun a écrit :Et croyez-vous que le sage a une puissance telle qu'il puisse résister aux affects de plusieurs millions d'individus pris ensemble, affects constamment alimentés et entretenus par des médias comme la télévision, source de divertissement majeure et souvent unique de la plus grande partie de l'humanité, principal sujet de conversation des hommes, la télévision qui répand sans cesse les désirs aveugles, les passions de l'argent, de la célébrité, du sexe, de la gourmandise, etc. ?


oui, absolument.
A mon sens, c'est précisement ce type de remède que Spinoza propose. Le sage ne peut pas uniquement y résister, il sait rendre ces expériences profitables, en les prenant comme source d'une plus grande compréhension de soi et du monde.

Faun a écrit :Cette télévision omniprésente déclare que ces désirs sont le souverain bien, et tous les jours alimente ces passions de toute la force de ses images, de ses musiques, de ses slogans, et la plupart des hommes sont choqués quand on leur dit que ces désirs, en réalité, sont mauvais et inutiles, et ce sont ces hommes ignorants et conditionnés qui rejettent le philosophe dans les marges de la société, que le philosophe pourtant recherche, mais qu'il ne peut, à lui seul, modifier.


A mon avis, le sage spinoziste est bel et bien celui qui peut, à lui seul, modifier ses désirs. C'est l'essence même de toute l'entreprise spinoziste. Il s'agit de trouver en soi (et via l'interaction avec le monde) un moyen d'augmenter durablement sa puissance d'agir. Bien sûr, notre essence est définie par un degré précis de puissance. Celui qui a une toute petite puissance aura donc plus de difficultés à devenir sage qu'un autre. Cela n'est pas contradictoire avec le fait qu'il faut bien d'abord apprendre ce chemin vers la sage d'autres, de Spinoza pe, et donc de quelque chose qui vient de l'extérieur. Le genié de Spinoza, il me semble, consiste justement à avoir trouvé un remède qui accepte totalement le fait de notre dépendance de l'extérieur. Il a seulement proposé une façon de vivre AVEC ces sources extérieures qui rend la vie plus 'active' (et pas seulement plus Joyeuse, puisqu'il existe des Joies passives). Son sage est celui qui sait maximalement profiter de ses affections, qui sait tirer un maximum d'augmentation de puissance de tout ce qui vient de l'extérieur et l'affecte. Il a même besoin d'être maximalement affecté, donc d'être 'uni' le plus possible au monde extérieur (sinon il ne sait pas augmenter ses idées adéquates). Mais c'est bien lui seul, par définition, qui forme des idées adéquates de ses passions (vu que l'idée adéquate est celle dont nous sommes SEULS la cause, et non pas cause partielle).

Enfin je crois que tout cela n'empêche pas de ne pas constamment aller chercher des sources extérieures qui ont tendance à nous rendre Tristes. Le sage spinoziste n'est pas un masochiste. Moi-même je préfère pe faire autre chose pendant la soirée que de regarder la télévision (par conséquent, je n'ai pas de télé à la maison). Du coup, je suis peu affectée par toutes les idées inadéquates qui y circulent. Je rate bien sûr des occasions pour en avoir des idées adéquates, mais je remplace cette 'activité' par d'autres échanges avec le monde extérieur (les ignorants y compris), échanges qui me permettent un peu plus facilement d'augmenter mes idées adéquates ('plus facilement', car de toute façon, y arriver ou non dépend du degré actuel de ma puissance de penser; quand il est bas - mais seulement dans ce cas - il vaut mieux fuire de ce dont on n'est capable que d'avoir des idées inadéquates; c'est en ce sens qu'on ne fait toujours que ce qu'on peut, et qu'arriver à avoir davantage d'idées adéquates dans certains boulot est impossible).

Certaines autres choses sont inévitables, comme les pubs pe. Mais là il se fait que par hasard j'ai eu l'occasion de les étudier assez sérieusement. Du coup, elles sont deveneus pour moi des sources de compréhension et donc de Joie active. D'ailleurs Spinoza n'a rien contre la beauté. Il suffit d'avoir une idée adéquate de cette pub pour même pouvoir profiter de la beauté visuelle qu'elle affiche. Deuxième source de Joie donc. Sans doute on peut faire la même chose avec la télévision. Déjà il y a des programmes qui augmentent tout à fait nos idées adéquates. Regarder de temps en temps d'autres émissions, pour pe pouvoir parler avec son voisin, pour pouvoir comprendre en quoi consiste son essence singulière, et pour pouvoir comprendre comment moi je pourrais réellement augmenter sa capacité de compréhension, etc: à mon sens il ne fait pas de doute que cela peut faire partie de la vie d'un sage.
Enfin il est un fait que peu de gens comprennent l'activité d'un philosophe, et que donc en tant que philosophe souvent ce n'est pas très gai de constater cette non compréhension. Mais là aussi, je crois qu'avoir des idées adéquates de ces phénomènes, qui les rendent tout à fait supportables, est en théorie possible. Alors on peut travailler seul dans sa chambre et fréquenter des ignorants, tout en ne se sentant aucunement déçu par le fait qu'ils ne comprennent rien des philosophes. On peut même arriver à ne plus les reprocher quoi que ce soit, et à les 'aimer', au sens spinoziste.

C'est bien ce qu'on dirait qu'a pe fait Einstein, quand il écrit que: "J'ai un amour fort pour la justice, pour l'engagement social. Mais je m'intègre très difficilement aux hommes et à leurs communautés. Je n'en éprouve pas le besoin par ce que je suis profondément un solitaire. (...) Je connais lucidement et sans arrière-pensée les frontières et de la communication et de l'harmonie entre moi et les autres hommes. J'ai perdu ainsi de la naïveté ou de l'innocence, mais j'ai gagné mon indépendance. (...)."
Ici aussi, il s'agit d'une solitude tout autre que de s'isoler du monde. Au contraire, il dit rester entièrement et profondemment 'connecté' au monde: "Moi, en tant qu'homme, je n'existe pas seulement en tant que créature individuelle, mais je me découvre membre d'une grande communauté humaine. Elle me dirige corps et âme depuis ma naissance jusqu'à ma mort. Ma valeur consiste à le reconnaître. Je suis réellement un homme quand mes sentiments, mes pensées et mes actes n'ont qu'une finalité: celle de la communauté et de son progrès."
Pour moi, tout ceci est fort proche de ce que dit Spinoza. Einstein a une activité qui fait que très peu de gens peuvent le comprendre. Il a découvert quelque chose qui a servi à toute l'humanité, mais comme il le dit: "Or le hasard s'amuse de moi. Car les hommes me témoignent une invraisemblable et excessive admiration et vénération. Je ne veux ni ne mérite de rien." Ce n'est donc pas ce type de Gloire qui l'aide à vivre, au contraire, tout comme le dit Spinoza, admirer quelqu'un ce n'est PAS lui rendre service, c'est se fixer sur un aspect et du coup ne pas pouvoir comprendre qui cette personne est réellement. Mais de nouveau, Einstein ne s'en plaint pas: "J'imagine la cause profonde mais chimérique de leur passion. Ils veulent comprendre les quelques idées que j'ai découvertes. Mais j'y ai consacré ma vie, toute une vie d'un effort ininterrompu."

C'est pareil pour les philosophes, je crois: on construit toute une vie sur une activité avec laquelle la majorité des gens jamais ne rentre sérieusement en contact. Du coup, on PEUT COMPRENDRE qu'il ne nous apprécient pas trop. Et dès que cela devient compréhensible, on va un peu moins les en vouloir, on va comprendre les limites de la compréhension qu'il peuvent avoir de nous. Même chose pour beaucoup de profs d'université: le hasard fait que beaucoup d'entre eux ont un rapport peu philosophique à la philosophie. On peut essayer de le comprendre, et c'est par là qu'on devient et moins dépendant d'eux, et qu'on peut plus facilement, le cas échéant, travailler à côté d'eux. Le but n'est pas de les fuir ou de les mépriser, le but spinoziste, à mon sens c'est vraiment d'apprendre à les 'séduire' afin qu'ils tendent un peu davantage l'oreille à ce que nous croyons être la vérité. Alors on peut même s'en servir pour découvrir des erreurs de raisonnements etc chez nous-mêmes.
Tout cela n'est pas facile, bien sûr, mais bon, on connaît la phrase par laquelle se termine l'Ethique ... .
Cordialement,
louisa

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Phobies sociales

Messagepar Servais » 31 juil. 2007, 16:24

Dans le chapitre IX de l'Appendice à EIV, Spinoza déclare :

"Rien ne peut être plus conforme à la nature d'une chose que les autres individus de la même espèce, et conséquemment (par le Chap. 7) rien ne peut être plus utile à l'homme pour conserver son être et jouir de la vie raisonnable que l'homme lui-même quand la raison le conduit. De plus, comme nous ne connaissons rien, entre les choses particulières, qui soit préférable à l'homme que la raison conduit, personne ne peut mieux montrer la force de son génie et son habileté qu'en faisant l'éducation des hommes de telle façon qu'ils vivent sous l'empire de la raison."

A mon sens, la dernière phrase de ce texte ne veut pas dire que puisque les hommes conduits par la raison nous sont les plus utiles qu'il faut donc s'efforcer de ne fréquenter que ceux-ci, mais que, étant donné la grande utilité de l'homme conduit par la raison pour "l'homme" en général - désignant ici la société des hommes -, la meilleure façon de se rendre soi-même utile, c'est d'éduquer ceux qui ne vivent pas encore sous l'empire de la raison de telle manière qu'ils y arrivent "enfin" ("tamen" non traduit dans la traduction ci-dessus). "Eduque-les ou supporte-les" disait le Stoïcien que Spinoza aurait pu citer ici pour illustrer son propos concernant la fréquentation du "vulgaire". Il y pas mal d'enseignants parmi nous... Courage : animositas et generositas :wink:

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Messagepar Faun » 31 juil. 2007, 20:12

Louisa a écrit :Il s'agit donc de combattre sa peur de la foule, et les passions (Tristesses ET Joies) qu'elle nous inspire seulement et uniquement par une plus grande compréhension d'une part de ce que nous avons en commun avec elle (beaucoup!), d'autre part de ce qui est l'essence singulière de chaque personne qui constitue cette foule.


Ce qui fait l'essence d'un homme, c'est son désir (par la première définition des affects). Or les désirs d'un philosophe diffèrent de toute l'étendue du ciel des désirs des ignorants. Donc il n'y a rien de commun entre l'essence du philosophe et celle de l'ignorant. D'où la solitude dans laquelle se trouve, au coeur de la cité ou au plus profond des forêts, le philosophe.
Maintenant, s'il vous plait d'analyser sans fin les passions et les désirs confus de vos voisins de paliers, dans l'espoir que cette connaissance accroîtra votre béatitude, allez-y, mais, de grâce, supportez que ceux qui ne le désirent pas s'en abstiennent.

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Messagepar Louisa » 31 juil. 2007, 21:14

Faun a écrit :Ce qui fait l'essence d'un homme, c'est son désir (par la première définition des affects). Or les désirs d'un philosophe diffèrent de toute l'étendue du ciel des désirs des ignorants. Donc il n'y a rien de commun entre l'essence du philosophe et celle de l'ignorant. D'où la solitude dans laquelle se trouve, au coeur de la cité ou au plus profond des forêts, le philosophe.
Maintenant, s'il vous plait d'analyser sans fin les passions et les désirs confus de vos voisins de paliers, dans l'espoir que cette connaissance accroîtra votre béatitude, allez-y, mais, de grâce, supportez que ceux qui ne le désirent pas s'en abstiennent.


ok, je veux bien supporter que certains ne désirent pas comprendre les essences singulières de toutes choses qui existent. Or supporter cela, c'est EXACTEMENT ce que veut dire supporter les ignorants. Et supporter les ignorants, nous dit Spinoza, cela marche mieux si ... nous essayons de les comprendre. Boucle bouclée donc.

Mais je crois qu'il y a confusion sur ce qu'il s'agit de comprendre pour devenir sage, chez Spinoza. Il s'agit de comprendre l'essence SINGULIERE de chaque chose. L'essence de chaque chose est précisément définie par ce que cette chose n'a en commun avec PERSONNE. Inutile donc de croire que votre essence partage quelque chose avec qui que ce soit, puisqu'elle est singulière. Et inutile de vous dire que vous avez déjà compris l'essence singulière de votre voisin juste en ayant formé une idée des objets qu'il désire. Inutile donc d'essayer d'utiliser votre voisin pour accéder à la béatitude aussi longtemps que vous ne cherchez pas CE QU'il faut comprendre pour y arriver: non seulement les objets qu'il désire, mais son essence singulière, c'est-à-dire precisément ce qui fait qu'il diffère entièrement de vous.

Enfin n'oubliez-pas que l'essence singulière n'est pas n'importe quel désir. L'essence singulière est définie par l'effort de conserver son être. Si vous constatez que votre voisin adore l'argent, vous n'avez pas encore compris son essence singulière. Vous constatez seulement qu'il a d'autres OBJETS de désir que vous.

La béatitude en revanche consiste à voir l'essence singulière d'un maximum de choses, c'est-à-dire de voir en quoi CHAQUE chose suit de la NECESSITE infinie de Dieu, de rapporter l'essence singulière d'une chose à Dieu, de voir 'du Dieu' dans votre voisin. Cette compréhension, nous dit Spinoza, donne la plus grande Joie possible, et rend l'âme forte et puissante. Si vous n'essayez pas de voir du Dieu en votre voisin (et a fortiori, si vous ne voyez pas Dieu dans votre voisin), vous ratez simplement une occasion d'accéder à la béatitude, vous demeurez ignorant par rapport à l'essentiel, en ce qui concerne votre voisin. Si vous faites cela avec tout ce que vous n'aimez pas, cela signifie simplement que vous n'appliquez pas le remède spinoziste, qui précisément est un remède à toute ignorance. J'aurais tendance à dire: du point de vue spinoziste, dans ce cas vous restez vous-même fort ignorant (car vous ne voyez que du mal autour de vous, et la connaissance du mal est une connaissance inadéquate). Mais chacun fait ce qu'il peut, bien sûr. Du moins selon Spinoza.

Pour la solitude du philosophe: jamais Spinoza n'en parle en ces termes, au contraire, le sage est celui qui essaie de s'UNIR à la nature entière, et cela par la connaissance (connaissance de toutes les parties de la nature). C'est donc celui qui voit en quoi tout est en Dieu et TOUT EST DU DIEU, qui voit en quoi tout est nécessaire et entièrement déterminé par Dieu. Le sage est celui qui sait et qui sent qu'il n'y a pas de distinction réelle entre les modes, dans la nature. Qui sait que nous obéissons TOUS, sans exception, aux mêmes lois, et que l'on n'a pas le choix.

Mais peut-être voyez-vous quelque chose de non spinoziste dans ce que je viens d'écrire?
louisa

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Faun
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Messagepar Faun » 31 juil. 2007, 23:10

La connaissance que toute chose est une partie de Dieu ne naît pas de la connaissance de chaque chose singulière, mais de la connaissance de la nature de Dieu elle-même.
Or la joie qui naît de cette connaissance est altérée par les tristesses singulières qui ont pour cause tel ou tel mode singulier, non parce qu'il serait mauvais en soi, mais parce qu'il est en relation avec nous, et que son désir diffère du nôtre.
Par suite, il vaut mieux, afin de conserver intacte notre joie, nous unir seulement aux êtres qui augmentent notre puissance, par la ressemblance de leur essence avec la nôtre, et fuir ceux dont l'essence est trop différente et ne peut qu'affaiblir la nôtre.
Mais si nous désirons faire en sorte que les essences des autres hommes, donc leurs désirs, s'accordent avec nous, il est bien nécessaire de tenter de les modifier, en plus de seulement comprendre en quoi ils différent de nous et s'opposent à notre puissance.
Et qu'est-ce qui peut être cause de cette modification, nécessaire à l'augmentation de notre puissance, c'est à dire de notre béatitude ?


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