Bonjour Flumigel,
à mon (humble) avis, ce que tu écris est peu spinoziste. J'essayerai d'expliquer pourquoi.
Flumigel a écrit :Le sage est-il quant à lui nécessairement sage, ou peut-on admettre une manifestation de la volonté pour devenir sage ?
si chaque philosophe invente de nouvelles questions, de nouveaux problèmes, alors je crois qu'on peut dire que cette question n'est PAS une question spinoziste. Pourquoi? Parce que d'abord pour Spinoza tout est déterminé (la 'nécessité' est la seule modalité de l'être). Tout est nécessaire. Rien n'est contingent (voir l'E1P29). A partir de ce moment-là, ou bien il faut nier la volonté, ou bien il faut la redéfinir telle qu'elle ne s'oppose plus à la nécessité. C'est ce que fait Spinoza. La volonté n'est pour lui rien d'autre que l'affirmation enveloppée par l'idée. Ou comme il le dit en E1P32:
"La volonté n'est qu'une certaine manière de penser précise", et cette volonté elle-même est toujours nécessaire ou 'forcée'. Ou comme il le dit dans le scolie de l'E3P2:
"les décrets de l'Esprit ne sont rien d'autre que les appétits eux-mêmes".
Conclusion: le sage est nécessairement sage, ET le sage VEUT devenir sage.
Flumigel a écrit :On devient par le travail.
ou est-ce que Spinoza dirait cela?
Je dirais plutôt: toute chose singulière est nécessairement déterminée à exister et à opérer de manière précise. Autrement dit, tout ce qui existe nécessairement produit des effets. Nous sommes productives par essence, pour Spinoza. Nous n'avons pas le choix.
Flumigel a écrit : Le travail semble a priori dépendre, au moins en partie, de la volonté.
pour Spinoza, on peut déterminer le corps à faire quelque chose. Mais la Détermination du corps n'est rien d'autre que le Decret de l'esprit. Il s'agit d'une seule et même chose (un acte que nous posons, pe), tantôt considérée sous l'attribut de la pensée (Decret ou volonté), tantôt sous l'attribut de l'étendue (Détermination du corps). Or jamais la volonté peut 'déterminer' le corps à faire quelque chose. Le corps y est toujours déterminé par un autre mode corporel. Tout comme la volonté elle-même est toujours uniquement causée par un autre mode de la pensée.
Nos actes dépendent donc toujours de causes, mais ces causes se situent toujours dans un seul et même attribut. La volonté ne peut causer QUE des idées, pas des mouvements corporels.
Car rien n'empêche quelqu'un de décider de travailler, alors même qu'il sent que sa pente naturelle l'inciterait à ne rien faire.
on peut dire cela, mais c'est l'inverse de ce que dit Spinoza. Voir ci-dessus: nos Decrets ou volontés ne sont rien d'autre que des Appétits ... . Et tout est naturel, chez lui. Aussi bien nos appétits que nos volontés (ce qui est logique, puisqu'il les identifie; et puisque hors de la Substance ou de la Nature, il n'y a rien).
Je me sens au fond de moi-même paresseux
pour Spinoza, il s'agit d'une idée inadéquate. Ton essence se définit par un effort. Et on est déterminé à faire ce que notre essence est.
Flumigel a écrit :mais je décide malgré tout de m'obliger à un travail régulier, ne serait-ce que pour prouver l'existence de ma liberté.
si c'est ce que tu décides, alors ce décret a toujours une cause, il n'arrive jamais 'malgré tout'. La cause, en plus, est toujours efficiente, pas 'finale'. Tu ne fais rien 'en vue de quelque chose' (même si en effet c'est comme ça que nous sentons spontanément notre vie humaine), tu fais toujours quelque chose parce qu'une cause antérieure te détermine à le faire. Si donc tu t'imposes un travail régulier, c'est parce que tu viens d'avoir compris que c'est mieux pour pouvoir augmenter ta puissance d'agir que de faire un travail irrégulier (ou parce qu'une cause extérieure t'en oblige).
Flumigel a écrit :Je peux le décréter, car même si je ne pense pas moi-même naturellement à le faire, un autre peut m'en soumettre l'idée. Et de fait alors, j'agis tel que j'ai dit.
en quel sens?
Flumigel a écrit :La raison doit donc bien me permettre de lutter contre ma nature
Pour Spinoza, rien ne peut aller contre une nature, sauf une nature extérieure plus forte que celle-là, et alors c'est pour la détruire. La raison permet de lutter contre les idées inadéquates, mais justement, ces idées sont définies par le fait qu'elles ne sont PAS causées par ma nature ... .
Flumigel a écrit : mais ce travail par la raison doit au bout du compte se révéler pour moi épuisant, tant et si bien que je finis par retourner à ma pente naturelle dès que je suis vaincu par la fatigue, le découragement, ou même la simple inadvertance.
oui, c'est en effet le prix de la sagesse telle que la conçoivent les non-spinozistes (une sagesse qui serait 'contre-nature'). Chez Spinoza, la sagesse demande l'inverse: essayer de maximalement conserver sa propre nature, au lieu de lutter contre elle.
Flumigel a écrit :Point de sage qui se force trop, donc. Serait-il d'ailleurs bien sage que de s'y essayer ? L'obsession à vouloir devenir sage tounerait vite à la névrose ou à la caricature. La détermination paraît bien belle, mais lorsqu'elle éprouve trop durement les limites naturelles (bien réelles) d'un corps ou d'un esprit, elle n'aboutit qu'à l'épuisement.
à mon sens, chez Spinoza on n'a pas le choix: on veut tous devenir plus heureux, c'est-à-dire plus puissants, c'est-à-dire plus sages ... . On peut l'appeler une obsession, si tu veux, mais c'est une obsession à laquelle nous sommes condamnés 'éternellement'.
La raison définit notre nature même. Faire dépendre davantage de nos actes de notre raison n'épuise pas notre énergie, au contraire, c'est précisément ce qui fait AUGMENTER le degré de notre puissance ... .
Flumigel a écrit :Il y a donc toutes les chances pour que le sage, le vrai, n'ait fait que suivre sa pente naturelle, encouragée seulement par un effort raisonnable, et non point excessif. N'est pas sage qui veut
je ne vois même pas QUI pourrait être 'sage', dans ta conception du sage? Il faudrait un sage inné, quelqu'un qui sait déjà tout sur le monde avant d'avoir été affecté par les choses du monde. C'est un peu absurde tout de même, non?
Flumigel a écrit : et l'on ne peut tout au plus que vouloir devenir ce que l'on n'est pas, sans jamais y réussir. Aspirer à devenir quelque chose ou quelqu'un est un sentiment qui fait vivre, et quand on y parvient, on ne fait que découvrir ce qu'on était dès le départ.
quel serait le sens de parler d'un 'devenir' si c'est pour être à la fin ce qu'on était toujours déjà ... ?
Cordialement,
Louisa