Cher ami,
Le gland ne s'autodétruit pas, il augmente sa puissance d'exister grâce au contact avec la terre nourricière. De même l'homme qui passe d'une vie mentale dominée par l'imagination et les passions à une vie où la raison et les affects actifs prennent le dessus ne s'autodétruit pas, il augmente simplement sa puissance d'exister.
L'idée d'horloge biologique est complètement téléologique, le temps des horloges étant un auxiliaire de notre imagination, auxiliaire utile pour nous repérer dans l'organisation de notre existence mais n'ayant pas de valeur ontologique pour comprendre la nature (Lettre 12). C'est le genre d'hypothèse anthropomorphique passant pour évidence scientifique auprès du public que Spinoza aurait bien sûr récusé : "L'effort par lequel toute chose tend à persévérer dans son être n'enveloppe aucun temps fini, mais un temps indéfini." E3P8. Car, quelle est votre intuition ou votre expérience ? Que chacun aurait un plan de vie intérieurement déterminé, avec un temps limite de cuisson comme pour les fours à micro-ondes qui eux, ont juste une horloge bien mécanique intégrées dans leur fonctionnement ?
Vous dites pour finir, si j'ai bien compris, qu'il y aurait deux conceptions également confuses de la nature humaine : l'une, qui vous semble de bons sens, qui dit que le vieillissement et la mort en fait partie, l'autre qui dirait avec Spinoza que non. Ces deux conceptions seraient également confuses parce qu'elles s'appuieraient toutes deux sur une observation extrinsèque de ces phénomènes. Mais quand même vous dites finalement que vous éprouvez votre propre vieillissement du dedans.
Alors Hokousai, dites moi, qu'observez vous en vous-même qui vous conduit à trouver que c'est vous-mêmes qui vous faites vieillir ? Car si nous employons bien les mêmes concepts et pas des homonymes, dire que le vieillissement relève de ma propre nature, c'est dire que j'en suis la cause adéquate.
C'est Freud qu'il vous faut, pour qui il y aurait en l'homme et je suppose au moins chez tous les animaux à un certain degré, deux pulsions fondamentales, l'éros et le thanatos, la première étant centrifuge et créative, l'autre étant centripète et destructive. Si nous nous rongeons les ongles, si nous nous mettons en état de dépression et finalement si nous mourons, ce serait au fond parce que la nature aurait mis en nous, à côté de l'éros, le principe de notre propre autodestruction - pour laisser la place aux générations suivantes on suppose - ce serait donc parce que nous y sommes poussés par notre propre nature, c'est-à-dire par nous-mêmes. Le finalisme est décidément une croyance ancrée à la racine de nos mentalités, comme l'explique bien Spinoza dans l'appendice d'Ethique I.
Mais moi, quand je vois quelqu'un se ronger les ongles, je vois clairement qu'il n'agit pas ainsi par désir de s'autodétruire mais pour faire passer un état d'anxiété ou de malaise diffus : ramener la conscience physique à une petite douleur localisée est encore une façon de préférer un moindre mal à un plus grand mal, façon de préférer inadéquate mais faute de mieux... Mais supprimez l'environnement anxiogène, et mieux encore les modes de pensées inadéquats, les passions qui rendent impuissant à faire face à une situation difficile que d'autres pourtant peuvent très bien supporter, alors la personne ne se ronge plus les ongles : ce n'est donc pas par elle-même que la personne se mutile, mais en raison de conditions extérieures qui nous vainquent - le plus souvent parce que nous ne sommes pas mentalement préparés à y faire face - de même d'ailleurs, que nous n'avons l'idée d'accepter de prendre un médicament amer que parce que nous pensons ainsi mieux lutter contre une maladie qui perturbe le fonctionnement normal de notre corps.
De même, si vous sentez moins d'entrain le matin en vous réveillant qu'il y a 10 ans, vous pouvez penser que c'est la nature qui a fixé pour vous un temps où vous devriez vivre moins intensément, puis dire "j'ai fait l'expérience du fait que j'arrive à l'heure biologique du soir de ma vie". Spinoza nous avait pourtant prévenu avec son analyse des causes de la croyance quasi-unanime au libre-arbitre : quand les hommes constatent en eux un effet dont ils ignorent la cause, ils se l'attribuent à eux-mêmes. Mais faites boire 50 cl de whisky à un jeune homme de 20 ans, le lendemain matin et comme il est encore naïf et mal réveillé, il vous dira aussi des choses comme "ah ben tiens, ce matin,
j'ai moins d'entrain que d'habitude pour me lever,
je suis fatigué de vivre, j'ai envie de rester au lit, z'êtes encore là, foutez moi la paix..." tout cela, comme s'il était la cause de cette baisse de moral. Mais enlevez les causes qui l'ont affaibli, il retrouvera soudain beaucoup d'entrain à se lever le matin. Relire
E4P20 et scolie.