Messagepar Durtal » 09 août 2008, 19:27
Rebonjour, à tous ceux que la question préoccupe encore…
Je voudrais ici tenter de clarifier deux points, mon objectif sera en faisant ceci, non pas d’essayer de montrer que c’est Spinoza ou Descartes qui a raison ou tort mais de montrer, ce qui est ma ligne « constante » depuis le début, que la difficulté qu’a proposé Joseph en initiant ce fil de discussion n’a pas le caractère décisif à mon avis, que celui-ci y voit.
La première chose dont j’aimerais traiter est le sens exact de la critique Spinoziste de la volonté comme « représentation abstraite ». Ce qui a été dit jusque là, à savoir, principalement, que cette critique reviendrait à accorder in abstracto ce que Spinoza refuserait de concéder « in concreto », est selon moi parfaitement insatisfaisant. D’une part parce que je m’accorde avec Joseph pour dire que (si c’était là le sens véritable de sa critique) alors Spinoza serait singulièrement inconséquent, d’autre part parce que cette façon de poser le problème chez Spinoza comme une différence de l’abstrait et du concret, du formel et du réel, me paraît simpliste, si l’on a égard du moins à la doctrine Spinoziste des « notions communes ».
Le deuxième point à une relation étroite avec le premier mais concerne plus spécifiquement le traitement de la charge de preuve proposée par Joseph. J’aimerais manifester qu’en tous points, « abstraitement » et « concrètement » si l’on veut, Spinoza refuse la théorie cartésienne du jugement et surtout (puisque ça on le savait déjà) qu’il a les moyens de la refuser, je veux dire sans rendre impensables les propriétés logiques du jugement que nous reconnaissons habituellement. Et la raison dernière de tout ceci est selon moi que la thèse de Spinoza porte et a un effet (si elle en a un) uniquement sur le caractère libre ou non libre du jugement, tandis que la description des propriétés logiques des jugements reste invariante qu’on adopte l’hypothèse d’une faculté d’adhérer qui soit libre relativement aux perceptions ou bien qu’on la refuse.
Premier point : sur le sens de la critique de la volonté comme « abstraction ».
Je pense qu’il est nécessaire si l’on veut comprendre ce que dit Spinoza sur le sujet de faire deux distinctions importantes. a) Les abstractions et les fictions. b) le général et le singulier.
Lorsque Spinoza dit que la volonté entendue comme faculté est une fiction issue d’une représentation abstraite, je ne pense pas qu’il veuille incriminer l’abstraction en tant que telle. Ce qui est précisément en cause, comme il le dit est que « nous nous trompons facilement quand nous confondons les notions générales avec les singulières (…) ». Or ce me semble être une remarque parfaitement élémentaire : je la comprends du moins comme signifiant à peu près qu’il faut éviter de confondre un concept avec l’une de ces instances, ou de façon plus générale qu’il faut prendre soin de distinguer les hiérarchies et les ordres dans nos concepts. Comme disait Russell : Si la classe des concept est encore un concept, la classe des petites cuillères à thé n’est pas elle même une petite cuillère à thé. Lorsque Spinoza parle de « fiction » à propos de la volonté comme faculté, ce qu’il veut dire est que par un effet de langage, on prend un concept qui signifie une classe pour un concept signifiant un objet ou un quelque chose d’individuel. Il parle donc de la confusion conceptuelle induite par le fait que nous prenons le nom de quelque chose de général pour le nom de quelque chose de singulier (un « pouvoir » se manifestant dans l’exercice du jugement).
J’en viens ainsi à ma deuxième distinction entre généralité et singularité. La simplification que j’évoquais plus haut consiste à soutenir que Spinoza traite les abstractions comme des choses irréelles, et donc des fictions. Mais si l’on est attentif à la façon dont il caractérise les notions communes ( dont il a établit les définitions et les propriétés quelques propositions avant le scolie qui nous occupe) on doit je crois nuancer cette façon de voir les choses. La définition d’une notion commune est qu’elle une notion qui n’enveloppe l’essence d’aucune chose singulière. Et il faut éviter ici d’omettre ce dernier terme, pour en conclure que la notion commune n’enveloppe l’essence d’aucune chose « tout court » parce que ce serait faux. Si les notions communes, en effet, n’enveloppent l’essence d’aucune chose « singulière » c’est précisément dans la mesure où elles enveloppent l’essence de toutes les choses singulières mais pour une propriété commune donnée. Il est donc très nettement abusif de procéder à ce raccourci : elles n’enveloppent pas d’essence singulière, donc elles sont des fictions. Je ne peux pas m’attarder trop longtemps là-dessus, mais il est absolument essentiel, il me semble, à l’économie globale de l’éthique que les notions communes soit distinctes des fictions de l’imagination et qu’elles constituent une voie d’accès à la compréhension adéquate de la réalité. Et je réponds à certaines choses qui ont été avancées plus haut, en disant que les notions communes fondent la raison et que la raison est le monde des formes et que par conséquent le « formel » à tout à fait sa place chez Spinoza. Qu’il ne soit pas le dernier mot de la vérité est une autre question. Pour revenir maintenant à la question de la volonté, je crois que l’on peut caractériser la situation de la façon suivante :
a) Comme ceux qui font de la volonté une faculté, prennent les termes « d’affirmation » et de « négation » pour les noms d’actes uniques et singuliers qui interviennent identiquement en tout acte de jugement, au lieu de les comprendre pour ce qu’ils sont c’est-à-dire, des noms généraux désignant une infinité d’actes d’affirmations et de négations tous différents les uns des autres, ils pensent que la volonté est formellement infinie, c’est à dire qu’elle peut jouer en quelque sorte « à vide » et toute seule, c’est à dire sans avoir besoin pour nier ou affirmer, d’affirmer ou de nier quelque chose en particulier c’est à dire, telle ou telle perception de l’entendement. Si ce point n’était pas clair, je peux revenir dessus, mais il est important. Je veux dire que même si les cartésiens sont prêts à reconnaître qu’en fait aucun acte de la volonté n’est séparable d’une perception, (cf Descartes dans lettre à Mesland, qui distingue les choses « moralement parlant » (en fait) et « absolument parlant » (en droit) ) ils croient pouvoir soutenir qu’elle est en droit distinguable d’une perception, pour la raison qu’elle est « toujours la même » (c’est à dire que c’est toujours la même affirmation et la même négation) quelque soit la perception considérée, mais cela, Spinoza dit que c’est une fiction basée sur une confusion conceptuelle.
b) Lorsque Spinoza dit que la volonté est « l’affirmation dont l’essence adéquate, ainsi conçue abstraitement, doit pour cette raison être en chaque idée, et à cet égard seulement est la même dans toute (…) », il fait jouer très exactement ce qu’il a expliqué comme constituant les caractéristiques des notions communes. Il est exact que tout acte singulier de l’entendement ou de l’imagination emporte une affirmation, mais il n’en suit pas que cette affirmation prise à elle seule caractérise l’acte singulier d’une volonté s’appliquant toujours de la même façon aux perceptions de l’entendement. De la même manière que la définition génétique du cercle vaudra pour (sera vrai de), tous les cercles singuliers que l’on voudra bien tracer sans pour autant suffire à rendre compte de chacun d’entre eux pris singulièrement, ou encore de la même manière que la définition de l’homme comme « bipède sans plume », me convient, (car il est vrai que je n’ai pas de plumes et deux pattes), bien qu’elle ne suffise sans doute pas à me spécifier en tant qu’individu et surtout bien qu’il n’existe aucun homme qui puisse être caractérisé singulièrement par ces deux seules propriétés.
En résumé Spinoza n’admet certainement pas qu’au point de vue « abstrait » on peut parler de volonté « indifférente » pour dire ensuite qu’au singulier « cela ne marche plus » ( Je répète que ce serait comme de dire que 3+5= 8 vaut pour les nombres, mais plus dès qu’il s’agit de pommes, pour cette raison que les premiers « objets » sont plus « abstraits » et plus « formels » que les seconds). Il dit : on forge l’idée d’une volonté indifférente à partir d’une compréhension incorrecte de nos notions abstraites concernant les actes d’affirmation et de négation de l’entendement, qui elles se contentent de poser les propriétés communes à tous les actes d’affirmations et de négations singuliers, et qui pour cette raison, dans leur limites (c’est à dire sous l’aspect de généralité, de l’abstraction et des formes), s’appliquent parfaitement au réel et sont valides ((édition):sans aucunement poser la notion d'une indifférence de la volonté).
Je passe maintenant au deuxième point que j’avais annoncé. Spinoza a-t-il les moyens de refuser d’admettre la différence de la volonté et de l’entendement ?
Je ne traiterais que ce que tu appelles le point de vue « externe » : si je résume ta position elle revient à dire, nous pouvons toujours examiner le sens d’une proposition ou d’un jugement sans avoir égard à sa valeur de vérité (sans y assentir comme dit Descartes), or la théorie de l’identité de la volonté et de l’entendement interdit cela, donc elle est fausse. En faisant plus court : si nous représentons « p » nous pouvons toujours le nier et affirmer –p. Une théorie acceptable du jugement doit pouvoir en rendre compte.
J’aimerais ici clarifier encore quelque chose. Je crois qu’il est important de remarquer que la possibilité de considérer le sens d’une proposition sans avoir égard à sa valeur de vérité, ne préjuge en rien, du moins à elle seule, de la question de savoir si tout acte de l’entendement n’enveloppe pas aussi nécessairement une affirmation ou une négation. En effet, si je reprends un des exemples que tu donnais, soit la considération du sens d’un énoncé contradictoire comme « p&-p ». Je veux que l’on remarque ici que penser « le sens seul » de « p&-p », n’est pas autre chose que de penser l’affirmation de « p&-p ». Si ce n’était pas le cas, alors lorsque nous considérons le sens de l’expression –« p&-p » nous ne considérerions pas la négation de « p&-p » et donc il n’y aurait aucune différence à considérer le sens de l’une ou l’autre expression. Mais il y a manifestement une différence, donc penser le sens seul de « p&-p », c’est penser l’affirmation de « p&-p ». Or cet aspect des choses fait partie de ce que Spinoza veut dire lorsqu’il dit que les actes de perceptions enveloppent des affirmations. Lorsqu’il commente l’exemple de l’esprit imaginant un cheval ailé sans pour autant poser qu’il existe, il fait remarquer qu’imaginer un cheval ailé n’est rien d’autre néanmoins que d’affirmer d’un cheval qu’il a des ailes (sous-entendu : « plutôt que l’inverse », ou plutôt qu’autre chose de tout à fait différent). Il est vrai néanmoins que chez Spinoza cela vaut « engagement ontologique », ce qui n’est pas le cas chez Descartes. Mais je veux manifester par là aussi précisément que possible où passe la différence entre les deux doctrines. Car à s’en tenir à l’assertion de Spinoza selon laquelle tout acte de perception enveloppe une affirmation ou une négation, prise au sens que je viens d’exposer, non seulement ta charge de preuve sera relevée pour une ebf mais à vrai dire pour toutes, car il fait partie des règles de la syntaxe que les propositions doivent être affirmée ou niée (je veux dire qu'elles doivent être soit affirmative soit négative), et je ne vois pas qu’une ebf puisse en être une si elle n’affirme ni ne nie rien. Je crois que ce que je dis est valable de tout énoncé d'une proposition descriptive, atomique comme moléculaire et que c'est encore vrai dans ces cas limites de propositions que sont tautologies et contradictions.
La question doit donc être restreinte comme je l’ai dit à celle de « l’engagement ontologique » qui suit ou ne suit pas de la pensée d’une affirmation ou d’une négation (d’une perception de l’entendement). Mais à ce sujet, on ne pourrait manifester l’erreur de Spinoza que s’il n’avait aucun moyen de traiter ce qui constitue apparemment un contre exemple à sa théorie : à savoir que nous pouvons juger que p, sans pour autant accorder que p est le cas. Or ce contre exemple est expressément traité par lui puisqu’il en fait le thème de la deuxième des quatre objections auxquelles il consent à répondre. Je rappelle à toutes fins utiles le principe de la réponse qu’il fait : la suspension du jugement est en réalité une perception de l’entendement. Lorsque je pense un cheval ailé sans concéder pour autant qu’il existe j’ai la perception en même temps que celle du cheval ailé, d’une autre qui me la fait nier parce qu’elle la contredit. Et ainsi l’affirmation d’existence inhérente à la perception du cheval ailé est comme « inhibée » ou « contrecarrée » par l’intervention d’autres idées qui emportent des affirmations d’existence ne convenant pas avec la première. Autrement dit alors que je pense p, je le nie et j’affirme –p. Est-ce qu’il nous reste maintenant un élément de la théorie cartésienne hormis le point litigieux de savoir si la volonté est libre à l’égard de l’entendement, qui puisse prendre en défaut sur le terrain des faits, la version spinoziste du phénomène ? Je ne le crois pas. Car le doute cartésien lui-même ( je pense que cela va un peu dans le sens de ce que disait Louisa) a besoin de la perception de raisons, il ne peut s’exercer en dehors de la conscience de certaines perceptions qui contredisent celles dont on doute, fut-ce à titre d’expérience de pensée comme c’est le cas avec l’hypothèse du malin génie. Il faut en effet pour douter des vérité mathématiques (dont du reste, Descartes reconnaîtrait lui même je pense, qu’en dehors des conditions artificielles et très particulières du doute méthodique, il est impossible en fait de douter) faire une hypothèse contradictoire, qui donne un sens au doute je veux dire par là : qui donne un point d’application à la « volonté ». Or je crois que la stratégie argumentative de Spinoza sur ce point est de montrer que l’hypothèse d’un libre pouvoir de suspension du jugement, n’est pas nécessaire pour rendre compte de ce qui arrive lorsque qu’on pense une chose sans l’affirmer : deux perceptions contraire l’une à l’autre suffisent à l’explication de ceci. C’est du moins ce qui ressort manifestement de l’exemple du rêve : dans un contexte où il est exclut que l’on puisse parler de libre suspension du jugement, même pour ceux qui pensent que l’esprit dispose d’un tel pouvoir, (à savoir durant le sommeil), nous pouvons trouver un équivalent formel de la libre suspension du jugement, à savoir : lorsque nous rêvons que nous rêvons.
Pour faire le bilan de ce deuxième point je dirai que le fond de la question est celui de la liberté et qu’on ne peut trancher ce problème à l’aide de l’expérience du jugement ou à l’aide de ses conditions de possibilité logiques. Le seul argument du cartésien est l’apparente évidence de l’expérience de la liberté de nier ou d’affirmer. C’est un argument qui a pour lui d’être intuitif et comme tu le dis aussi de rendre plus simple l’explication du phénomène du jugement (encore que…). Mais bien évidemment, ces critères ne suffisent pas dès lors que Spinoza objecte qu’il peut très bien s’agir d’une illusion. Il est toujours possible en effet après coup de prétendre que nous aurions pu ne pas faire ce que nous avons fait et donc que nous étions libre de le faire ou non. D’un autre côté si je veux être juste, je dois reconnaître aussi, que cet argument ne prouve pas formellement qu’un tel acte n’était pas libre.
D.