Sinusix a écrit :Quelle "passion", un 31 décembre ! Je ne peux que la respecter en répondant.
J'avais bien lu cet échange, qui n'avait pas perturbé mon propos, sur le point précis de notre discussion ici. En effet, comme vous le rappelez vous-même, E4Déf8 définit bien la puissance ou vertu comme le fait, pour l'être humain, d'avoir le pouvoir de produire certains effets qui peuvent se comprendre par les lois de sa nature. Or, si vous me permettez, à partir du moment où Spinoza écrit avoir le pouvoir de produire et ne fait donc pas coïncider la puissance avec l'affirmation d'une production qualitativement et quantitativement déterminée à l'avance selon les lois de la nature de chacun, il signifie clairement que la puissance de produire, effectivement en acte si on doit faire référence opposée à la conception aristotélicienne, n'implique pas pour autant que les effets y attachés vont être produits.
Car le problème ici posé n'est pas celui de la statue qui est en puissance dans son bloc de marbre, mais dont il ne dépend pas d'elle, mais du sculpteur qu'elle devienne en acte, le problème ici posé est celui de la "coïncidence sujet-objet" liée au concept de puissance, tel qu'il est défini par Spinoza.
Ce problème, auquel j'avais associé le couple contenant/contenu, mais que l'on peut également associer au couple intensif/extensif, est une constante discrimanatoire de lecture des phénomènes de la Nature. En l'occurrence, je vais donc prendre une image mécanique pour me faire comprendre.
Le moteur de votre automobile fait 100CV (ou a telle cylindrée). C'est sa puissance et elle bien en acte puisque la voiture est devant vous ; cette puissance définit ce qu'il peut produire comme effets, dans son genre moteur équipant une automobile de telles caractéristiques, notamment de poids. Vous montez le Mont Ventoux. Vous pouvez le faire à une vitesse variable, pépère ou acrobatique, donc utiliser plus ou moins adéquatement la puissance de votre moteur. A supposer qu'il soit possible, un dialogue avec votre moteur vous dirait son ressenti en tant que moteur (pas dans le sens de la pierre spinoziste qui tombe, bien entendu). Premier point.
Mais, en tout état de cause, et vos talents de conducteurs mis à part, même Sébastien Loeb, au volant de votre voiture, ne pourra faire ce qu'il pourra faire avec une de celles qu'il utilise par ailleurs. La puissance de votre moteur a donc des limites, qui sont celles de ses 100 CV. Le même dialogue pourrait vous dire qu'il en est triste, sauf à ce qu'il ait bien pris connaissance de ses caractéristiques. Deuxième point.
Je réitère donc que ces deux notions (contenant/contenu - intensif/extensif) coexistent obligatoirement, sinon rien n'est compréhensible.
Bonjour Sinusix,
merci beaucoup de cet exemple très parlant. J'ai voulu réfléchir un peu avant de répondre à votre message, voici où j'en suis pour l'instant.
Je crois qu'avec ce que vous dites ici, on a effectivement une troisième conception de la puissance, qui n'est pas immédiatement réductible à celle d'Aristote. En effet, les cylindres (je ne me connais pas très bien en matière de voitures, vous me corrigerez si je ne m'exprime pas correctement), qui définissent la puissance de la voiture, sont déjà là dès que la voiture "commence à exister". On pourrait dire que la statue est elle aussi déjà là dans le marbre, qu'il faut une puissance extérieure pour que la statue nous soit actuellement présente, mais je suis d'accord pour dire que ce n'est tout de même pas exactement la même chose, puisque même s'il faut encore un conducteur, en tant que puissance extérieure, pour mettre la voiture en route, le conducteur ne pourra pas immédiatement changer la puissance de la voiture, alors que le sculpteur peut faire mille statues différentes avec le même bloc de marbre. Un bloc de marbre ainsi ne contient aucune puissance "déterminée", tandis que cela est indéniablement le cas en ce qui concerne la voiture.
Du coup, on pourrait effectivement se dire que la même chose vaut par exemple pour notre "puissance" de courir un marathon. Certains actes peuvent l'épuiser (ou plutôt: effectuer) entièrement, et l'on ne peut rien attendre au-delà. L'attitude la plus réaliste est même d'assumer cette limite, non seulement pour aujourd'hui, mais aussi pour demain.
Conclusion: ok, vous me le direz si ce n'est pas le cas, mais je crois maintenant avoir mieux compris votre exemple du marathon, et il me semble qu'on a ici effectivement une conception de la puissance qui est ni exactement aristotélicienne, ni celle que je proposais moi-même. La question devient donc: dans quelle mesure cette conception serait-elle spinoziste (c'est-à-dire, dans quelle mesure peut-on la fonder dans le texte de Spinoza, comment établir un lien et dans quelle mesure peut-on dire que celui-ci est solide)? Au préalable: vous avez déjà dit que pour vous à un certain moment il vaut mieux quitter le texte et passer à une conception pas forcément spinoziste mais plus personnelle, donc si vous trouvez que cette question pour vous n'est pas très pertinente/importante/intéressante, pas de problème.
Sinusix a écrit :Vous me rétorquez que cette conception conduit à une contradiction puisque, si ma puissance est atteinte, je ne pourrai plus l'augmenter, donc ne pourrai plus éprouver de joies.
en effet. Bien sûr, il ne s'agit pas d'une contradiction en tant que telle. On voit bien qu'il n'y a rien de contradictoire dans l'idée que telle voiture ne pourra monter telle pente qu'à telle vitesse maximale et non pas à une vitesse plus élevée. La contradiction, ou disons le problème, ne se pose que dans un cadre spinoziste: si la Joie est définie par une augmentation de la puissance, et si vous identifiez la puissance spinoziste à quelque chose d'équivalent au CV d'une voiture, on voit mal comment on pourrait augmenter la puissance. La puissance est bien plutôt déjà là, dès le moment où la voiture sort de l'usine. Ce qui peut arriver, c'est que la voiture effectue une partie de cette puissance (lorsqu'elle roule sur une route horizontale, par exemple), toute cette puissance (votre exemple de la montagne), ou rien du tout (elle attend dans le garage). Mais c'est tout. Il n'y a pas d'augmentation de la puissance concevable, dans une telle idée de la puissance. C'est ce qui me fait penser que cette conception de la puissance n'est peut-être tout de même pas très spinoziste, puisque toute l'éthique de Spinoza vise à augmenter nos Joies actives, et donc à augmenter notre puissance, au lieu de simplement l'effectuer. Vous donnez ci-dessous une solution possible à ce problème, donc reprenons-la d'abord:
Sinusix a écrit :C'est là où se situe l'erreur, ou la confusion, entre l'intensif et l'extensif. En effet, pour autant que vous mettiez de l'essence et fassiez les révisions, pour autant que la voiture soit existante, ce n'est pas le fait d'être utilisée à hauteur de sa puissance "intensive" de 100CV qui limite ses joies d'être utilisée "extensivement".
Pour revenir à un exemple "intellectuel". Si ma limite de puissance est de pouvoir lire et assimiler, en une année, ce qui n'est pas le cas rassurez-vous, l'Ethique et la Critique de la raison pure, le fait d'y être arrivé ne m'enlèvera pas les joies ultérieures de lire l'année suivante Matière et Mémoire et Critique de la raison pratique, etc. En revanche, si j'essaie de lire et assimiler les quatre en un an, c'est-à-dire si je dépasse les limites de ma puissance en ce domaine, je m'aventure vers des zones de tristesse et de frustration sans fin.
Autrement dit, se connaître, connaître sa propre puissance "en acte", dans son acception "intensive" (ce que peut le corps), s'atteler à en produire tous les effets (ce que j'en fais effectivement), n'a aucune raison d'interrompre la série des joies. Je vais donc continuer à augmenter ma puissance (version extensif), en toute connaissance de cause, sans la tristesse à laquelle me conduirait inéluctablement le fait de viser trop haut, au delà de ma puissance en acte (version intensif).
donc si j'ai bien compris, vous dites: la seule chose qui est invariable, c'est l'intensité de la puissance, et ceci correspond au nombre de CV de la voiture, au génome avec lequel je suis né etc. Cette intensité définit une "extension" maximale (supposons que ma voiture sait faire 150 à l'heure sur une autoroute horizontale, mais pas plus, alors 150km/h est l'extension maximale définie par la puissance ou l'intensité de la voiture telle qu'elle sort de l'usine). Or qui sait faire le plus, sait faire le moins. La voiture peut donc tout aussi bien rouler à 30km/h en ville, par exemple.
La "Joie" serait alors le fait d'accéler: on va de 30km/h à 50km/h, ce qui augmente ma puissance non pas de manière "intensive" (là 150 reste invariablement l'extension maximale), mais seulement de manière extensive. Si par après je redescends à 40, je suis "Triste" (bien sûr cela a l'air d'être assez absurde pour une voiture, il faudrait transposer tout ceci à la puissance humaine, mais je continue un instant à utiliser cet exemple parce que je crois qu'il permet de penser ce sujet de manière plus claire/compréhensible).
On a donc:
- invariabilité de l'intensité de la puissance
- variabilité de l'extension de la puissance
- et par conséquent: une augmentation ou diminution de la puissance qui ne se situe qu'au niveau de l'extension, et non pas au niveau de l'intension.
Encore une fois, en tant que conception de la puissance cela me semble être parfaitement cohérent et plausible. Mais je continue à avoir un problème lorsqu'il s'agit d'appeler cette conception "spinoziste". Pourquoi?
D'abord parce qu'à première vue, je ne vois pas très bien à quoi on pourrait faire correspondre cette distinction de l'intensité et de l'extensivité/extension chez Spinoza. Hokousai a déjà suggéré que ce que vous appelez ici intensité pourrait par exemple référer à la Raison: tous les hommes sont dotés de la Raison, mais les uns l'utilisent beaucoup plus que les autres, ce qui signifie que chez ceux qui ne l'utilisent pas trop, elle serait néanmoins tout autant présente que chez ceux qui l'utilisent "maximalement". De nouveau, en tant qu'idée cela me semble être tout à fait acceptable, mais comment fonder cela dans le texte? C'est là où les difficultés commencent, j'ai l'impression. Tandis que les argumentations pro l'idée d'une absence totale de toute "potentialité" ontologique (donc d'un écart entre ce que vous appelez ici intensité et extension) chez Spinoza me semblent être assez convaincantes. Bien sûr, je dis cela, je ne dis rien, aussi longtemps que je n'essaie pas d'expliquer un peu clairement en quoi ces arguments pour moi consistent. Comme déjà dit, pour moi Sévérac l'a le mieux développé, donc je me replongerai bientôt dans son livre pour tenter de résumer le plus succinctement possible (mais n'attendez pas des miracles de ma part à cet égard ..), afin de pouvoir savoir ce que vous en pensez.
Sinusix a écrit :louisa a écrit :Spinoza va aller encore un pas plus loin en étendant cette nouvelle définition de la puissance aux choses singulières mêmes, au lieu de la limiter à Dieu seul. Désormais, rien n'est "en puissance" (au sens de ne pas encore pleinement agir), tout est toujours déjà entièrement en acte, mêmes les choses singulières.
Ceci a une conséquence et pose au moins un problème:
PROBLEME.
Si les choses singulières sont toujours déjà en acte, alors que traditionnellement elles ne sont en acte que lorsqu'elles passent à l'existence (comme le dit encore Sescho aujourd'hui dans sa réponse à Bruno concernant l'entendement: elles "viennent à être en acte", retournant par là à Aristote au lieu de tenir compte de la révolution cartésiano-spinoziste à ce sujet), comment comprendre la différence entre exister et ne pas exister? Car avant (avant Descartes et Spinoza), d'abord l'essence ou forme d'une chose était dans l'entendement divin, tandis que la chose n'existe pas encore à proprement parler; elle ne commence à "exister" que lorsqu'on ajoute une "matière" à cette forme, lorsque la forme "informe" une matière (comme vous le savez). Là, la chose passe à l'existence (dans le christianisme: elle est créée). Après, à sa mort, le composé "forme-matière" se défait de nouveau: la chose n'existe plus. Aussi longtemps que la chose n'existe pas encore, on disait qu'elle est "en puissance": son essence est déjà dans l'entendement, donc elle a la possibilité d'exister, mais elle n'existe pas encore "en acte". Or chez Spinoza tout est toujours en acte. Alors que "fait" la chose avant d'être créée, dans ce cas?
Spinoza répond très clairement à cette question, et répète sa réponse plusieurs fois. Il distingue entre deux façons d'exister: "exister dans un temps et un lieu précis" (ce qui correspond à l'ancien sens d'exister ou d'être créé, et à ce que Sescho continue à appeler "exister" ou "être en acte" tout court), et "exister en Dieu". Dans les deux cas, dit-il, la chose existe en acte, dans les deux cas il y a une "existence actuelle". Du coup, il ne parle plus d'une chose comme étant "composée" d'une forme ou essence et d'une matière, il reprend (à sa façon) le couple scolastique "essence objective - essence formelle"(TIE), ou "être objectif - être formel" (Ethique).
Les propositions qui introduisent cette distinction entre deux manières d'exister en acte sont: E2P8 corollaire, E2P45 et son scolie, E5P29 scolie.
Là, je m'insurge totalement, comme je l'ai déjà fait quand nous discutions sans fin de l'essence de l'homme, sur votre lecture finaliste des trois références ci-dessus.
Je ne vois pas du tout, en effet, que ces textes disent ce que vous avancez, à savoir qu'une chose singulière serait "en acte" alors même qu'elle n'est pas existante. Une telle lecture aboutit, de mon point de vue, à une réécriture "chrétienne" de l'ontologie de l'Ethique.
E2P8 par exemple est clair :
De là suit qu'aussi longtemps que les choses singulières n'existent pas, sinon en tant qu'elles sont comprises dans les attributs de Dieu, leur être objectif, autrement dit leurs idées, n'existent pas, sinon en tant qu'il existe une idée infinie de Dieu ; et quand les choses singulières sont dites exister, non seulement en tant qu'elles sont comprises dans les attributs de Dieu, mais en tant également qu'elles sont dites durer, leurs idées également envelopperont l'existence, par quoi elles sont dites durer. De manière limpide pour moi, cela signifie ceci : l'essence singulière de Louisa n'est pas constituée de toute éternité ; son essence ne sera singularisée comme telle que quand Louisa passera à l'existence, et pas avant. Elle disparaîtra de la même manière à sa mort. En revanche, et par définition des attributs, les "matériaux" attributifs à partir desquels sera constituée l'idée singulière de Louisa sont bien là de toute éternité, ils étaient là avant sa naissance, ils seront toujours là après, et il n'appartient qu'au processus de la nature de la reproduire ultérieurement, les "matériaux" étant toujours présents en Dieu, hypothèse statistiquement très improbable bien évidemment, selon les lois de la génétique.
ok, après relecture de cette proposition, je crois avoir compris comment la lire telle que vous le proposez. D'abord, encore une fois, la conception de l'existence que vous développez ici me semble, considérée en elle-même, être tout à fait cohérente et intéressante. Néanmoins, je continue à penser qu'elle n'est pas spinoziste. Voici pourquoi.
Primo, il faut peut-être dire que lorsqu'il s'agit de comprendre ce que Spinoza veut dire par "exister en acte", cette proposition n'est pas tout à fait pertinente puisque ni dans sa formulation ni dans sa démonstration ni dans le corollaire ou scolie, on retrouve l'expression "en acte". Bien sûr, c'est bien moi qui l'avait mentionné pour appuyer ma thèse qu'avant de naître dans le monde "temporel", une chose existe déjà en acte chez Spinoza, mais si je vois comment vous lisez l'E2P8, je crois qu'il faudra prendre les deux autres références avec avant de pouvoir la lire telle que je la lis moi-même.
Pourtant, segundo, il me semble qu'il y a tout de même déjà quelque chose dans la proposition même qui rend votre lecture pas tout à fait correcte. Vous dites que les "matériaux" qui vont constituer mon essence à moi sont déjà présents dans l'attribut de toute éternité, mais ne sont pas encore "assemblé" aussi longtemps que je n'existe pas au sens de "durer". Mon problème est double:
1. d'abord Spinoza dit que ce qui constitue l'essence de l'idée singulière que je suis (autrement dit mon Esprit), ce sont mes idées adéquates et inadéquates. Comment ces idées pourraient-elle déjà exister avant que je ne naisse, si pour vous il est absurde de dire que l'ensemble de ces idées (= l'idée singulière que je suis) ne pourrait pas déjà exister avant que je ne naisse?
2. Spinoza ne dit pas que ce qui me "constitue" existe déjà avant ma naissance, il dit que mon "essence objective" (= idée singulière que je suis) et mon "essence formelle" existent de toute éternité en Dieu, donc aussi lorsque je ne suis pas encore née. Car c'est bel et bien mon essence formelle qui est déjà contenue dans l'attribut avant que je n'existe au sens de durer, donc avant de naître (et après). C'est pour cette raison que je crois que Spinoza ici introduit déjà sa distinction de deux types d'existence actuelle, mais sans déjà parler d'existence en acte, sans déjà clairement nommer les deux "actuelles". Il le fera dans les deux autres références que j'avais données, mais aussi ailleurs. Et il a tout à fait besoin de cette idée d'une existence en acte de l'idée singulière que je suis et de mon essence formelle avant et après ma "vie" pour pouvoir travailler avec la notion d'éternité de mon Esprit, car si mon essence objective et formelle n'était "en acte" que pendant la vie, il est évident qu'on ne peut pas dire que je suis éternelle. Pourtant il dit explicitement: "
Si nous prêtons attention à l'opinion commune des hommes, nous verrons qu'ils sont, certes, conscients de l'éternité de leur Esprit" (E5P34 scolie). Et le troisième genre de connaissance consiste précisément à apprendre à "voir" cette éternité pour ce qu'elle est, et non pas pour une continuation infinie de notre "mémoire", par exemple.
Enfin, je crois donc que ce serait intéressant d'essayer d'analyser de plus près les deux autres références citées ci-dessus, afin de voir dans quelle mesure il y a effectivement les deux types d'existence en acte dont je parle, mais avant de ce faire, j'attends peut-être d'abord vos commentaires sur ce que je viens de dire par rapport à votre lecture de l'E2P8.
Sinusix a écrit :Si tel n'est pas le cas, on revient à une doctrine de "préformation" en Dieu de toutes les choses singulières passées, présentes et à venir, autrement dit à une construction préformée dans l'entendement infini de Dieu de toutes les choses singulières passées, présentes et à venir, autrement dit à une vision revue et corrigée du Dieu Omniscient et Omnipotent qui nous a conçu et nous connaît tous individuellement, etc., etc. Or, justement, Dieu "s'évite" de devoir avoir tout prévu en ne "fonctionnant" que suivant les lois de nécessité de sa nature. De toute éternité, il n'a eu aucune préoccupation de Louisa en particulier, mais il appartient à Louisa d'aimer en lui le fait qu'il lui a permis de "le contempler" en dépit des conditions parfois très dures auxquelles lesdites lois de la nécessité l'auront confrontée.
à mon avis, Spinoza a tout à fait prévu ce type d'objections, dans le même scolie de l'E5P34 mais aussi déjà dans l'E5P23 scolie: "
Et pourtant il ne peut se faire que nous nous souvenions d'avoir existé avant le Corps puisqu'il ne peut y en avoir de traces dans le Corps, et puisque l'éternité ne peut ni se définir par le temps ni avoir aucun rapport au temps. Et néanmoins nous sentons et savons d'expérience que nous sommes éternels".
Bien sûr, moi aussi je suis enfant du XXe siècle, donc de prime abord moi aussi j'ai la même réaction que n'importe qui sur ce forum: non, moi je ne sens absolument pas que je suis éternelle, je suis certaine de ne pas avoir existé avant ma naissance, et je ne crois pas que je continuerai à "exister en acte" après ma mort. Or pour moi cela signifie juste qu'il va falloir réfléchir un peu avant de pouvoir bien comprendre ce que Spinoza dit, on ne peut pas déjà dire que du point de vue du spinozisme, nous ne sommes pas éternels, notre essence ou l'idée singulière que je suis n'existe pas éternellement en Dieu et donc aussi avant ma naissance etc. Ce qui nous paraît de prime abord absurde à nous, lecteurs de Spinoza, à mes yeux ne peut absolument pas être un critère pour pouvoir savoir ce que Spinoza dit. Je crois que si Spinoza dit des choses qui à nos yeux sont des absurdités, il faut tout simplement pouvoir le reconnaître. Cela n'a rien à voir avec l'hypothèse formulée par Vieordinaire, et qui consiste à dire que Spinoza trouverait lui-même absurde ce qu'il propose. Cela signifie juste qu'on ne peut pas réfuter une interprétation qui se base sur le texte simplement en disant que Spinoza ne peut pas avoir dit cela parce que pour nous cette idée est devenue absurde (pourtant, il est clair que ces derniers temps ce type de réfutations est très présent sur ce forum, qu'on pense à certaines choses écrites par Durtal, Sescho, Vieordinaire et autres).
En tout cas, il me semble difficile de nier que Spinoza dit que notre Esprit est éternel. Il faut donc pouvoir comprendre cette éternité au sein même de sa pensée, sinon on risque de rester au seuil du spinozisme, sans le penser vraiment. Et ce qu'il en dit, c'est que l'éternité ne s'explique par par le temps. Par conséquent, la notion de "pré-formé" ne me semble pas être très pertinente pour comprendre l'éternité spinoziste, car justement, elle réfère au temps.
Sinusix a écrit :Louisa a écrit :
Ces propositions et la distinction qu'elles apportent sont cruciales, puisque justement, tout le troisième genre de connaissance en dépend. Comme Spinoza le dit en l'E5P29, le troisième genre consiste à comprendre une chose, un Corps non pas dans son "existence présente actuelle" (c'est-à-dire en tant qu'il est en acte dans le temps), mais dans son éternité (c'est-à-dire en tant qu'il est éternellement en acte en Dieu).
Là, comme d'autres, je suis intéressé par toute expérience singulière communicable en clair qui me permettrait de comprendre le 3ème genre, sous cet aspect de l'éternité. Pour l'instant, j'arrive toujours à envisager de comprendre, merci Proust, quelques communications intersubjectives.
Spinoza dit en tout cas qu'il a trouvé un moyen pour communiquer cette expérience, c'est même la raison principale pour laquelle il dit avoir écrit son oeuvre. Je ne crois pas avoir autant de capacités philosophiques que lui, donc il est peu probable que je puisse communiquer ce type d'expérience plus clairement que lui. En ce qui me concerne, je ne peux que vous dire que comme Aurinko (si je ne m'abuse), je crois avoir eu vers mes 16 ans une expérience qui ressemble fort à ce que je crois pour l'instant avoir compris du 3e genre de connaissance. Mais bien sûr, je ne pourrai la décrire qu'en les termes de l'
Ethique et cela seulement dans la mesure où je suis aujourd'hui capable de les reformuler, ce qui à mon sens ne vaut pas encore grand-chose, en ce qui concerne sa "communicabilité". Puis absolument
rien ne garantit que c'était bel et bien d'une telle expérience que Spinoza voulait parler.
Ceci étant dit, je ne crois pas qu'il faille d'abord avoir eu l'une ou l'autre expérience singulière du troisième genre avant de pouvoir comprendre ce que Spinoza en dit. Si c'était le cas, l'
Ethique serait un livre totalement ésotérique, compréhensible uniquement pour ceux qui pensaient déjà comme Spinoza, ce que la méthode du
more geometrico à mon sens conteste de manière absolue.
Par conséquent, il n'y a qu'un moyen pour essayer de mieux comprendre en quoi consiste le troisième genre de connaissance et donc la Béatitude spinoziste: c'est d'essayer d'analyser collectivement le texte, d'en donner des interprétations différentes et de comparer celles-ci à l'aide d'arguments et d'objections etc.
Sinusix a écrit :louisa a écrit :(CONSEQUENCE).
Si tout est toujours déjà en acte et un projet éthique doit avoir un sens, il faut repenser l'éthique de fond en comble (ce que beaucoup de lecteurs de Spinoza ne veulent pas faire; en dehors de l'éthique basée sur des notions de "être en puissance de" qui s'oppose à l'acte, et des notions morales telles que "vice" etc., pour eux il n'y a aucune éthique pensable). Car alors le devenir (plus heureux) n'est plus une question d'actualiser ce qui au début n'est qu'en puissance, le devenir devient une question d'augmenter une puissance. Au lieu de se poser la question "comment vais-je actualiser ce que potentiellement j'ai en puissance?", la question éthique devient: "comment vais-je augmenter la puissance en acte que je suis?".
Je conçois, en effet, que dans une vision "préformée" des choses, il faut aller consulter Calvin ou ses congénères et que le chameau va refaire son apparition.
en effet. Mais comme le dit Spinoza: l'éternité n'a rien à voir avec la mémoire ou l'imagination. Dieu ne s'imagine pas d'abord notre essence avant que celle-ci n'existe en acte, et cela non pas parce que Dieu ne pense notre essence qu'à partir du moment où elle est dite durer, mais parce que Dieu ne pense pas en termes de temps, il n'y a que les humains ou les modes qui introduisent le temps dans la perception et conception des choses. C'est là qu'une "détermination" ou un déterminisme n'a plus rien à voir avec l'un ou l'autre "pré-formation" ou "pro-vidence" (de
pro, avant, et
videre, voir, donc "voir avant"; la Providence voit les choses avant nous, ou avant qu'elles n'arrivent "en acte" ou réellement; or Spinoza n'utilise que très rarement ce terme pour désigner la divinité).
Sinusix a écrit :Louisa a écrit :
L'aliénation, terme que Sescho utilise ci-dessus et qui est tout à fait cohérent avec une pensée traditionnelle de l'éthique, signifie qu'une chose n'arrive pas à actualiser son potentiel (en principe parce quelque obstacle extérieur lui en empêche, comme l'a rappelé Durtal dans l'autre fil, et/ou parce qu'il y aurait une "contrainte intérieure" comme le rappelle Sescho). En effet, lorsqu'on part d'une éthique traditionnelle (c'est-à-dire une morale; Sescho semble distinguer l'éthique d'une morale en suggérant que l'éthique c'est l'application d'une morale mais d'une telle façon que celui qui vient de détecter un "vice" chez quelqu'un, réussit à ne pas paniquer, à garder un certain calme intérieur; il est évident que je ne suis pas d'accord avec une telle définition de l'éthique), alors le mot "aliénation" est tout à fait pertinent. Le projet éthique consiste alors à "devenir-soi", à être "authentiquement soi" etc. (selon le philosophe (Heidegger, ...) on a une autre manière d'appeler cet état de non aliénation). Dès lors, on comprend que Sescho craint qu'il n'y ait plus d'éthique du tout lorsqu'on dit que tout est toujours déjà en acte. Car alors il n'y a plus d'aliénation non plus, tandis que cette notion est au centre de toute morale traditionnelle.
Et oui, je comprends les problèmes auxquels on arrive dans ce cas.
oui, c'est parce que je m'y attendais que j'ai voulu m'y attarder un instant. Mais comme vous semblez apprécier Deleuze: ce qu'il dit dans l'Abécédaire, c'est que très souvent la philosophie n'est pas une activité tout à fait paisible/douce/innocive, souvent elle "fend le crâne", il y a une violence inhérente à la philosophie elle-même, du moins aussi longtemps qu'on a pas encore appris à remettre en question ses plus profondes évidences. Car celles-ci, déjà depuis Socrate, en philosophie ne sont considérées que comme des habitudes de pensée, contractée tout à fait par hasard. C'est pour cette raison même que beaucoup de philosophes ont réellement subi des attaques très violentes de la part de leurs collègues (attaques verbales) et de la société entière (attaques souvent physiques). Spontanément, on a tendance à s'identifier à ses idées, et donc remettre en cause ces idées est ressenti comme n'étant rien moins que de mettre en cause l'identité même de celui à qui l'on s'adresse (et je crois que longtemps, notamment sur ce forum, j'ai moi-même très fort sous-estimé ce phénomène).
Enfin, tout ceci donc pour vous dire qu'à mes yeux le fait qu'une philosophie ne soit que très difficilement pensable à partir d'un point de vue extérieur à elle, en l'occurrence que l'éthique spinoziste est inconcevable aussi longtemps qu'on pense en les termes d'une éthique traditionnelle, ne peut pas constituer une objection en tant que telle. Il s'agit plutôt d'une invitation à penser les choses différemment. Ce à quoi finalement les sciences, dans leurs moments de grandes découvertes (moments révolutionnaires), nous invitent aussi, non?
Sinusix a écrit :louisa a écrit :
Chez Spinoza la question éthique par excellence n'est plus: "comment vais-je faire pour ne pas m'aliéner de moi-même (ou de l'Homme Accompli, ou de l'Essence de l'homme dans sa "pleine" puissance) etc?" Elle devient: "comment vais-je faire pour changer de puissance, pour augmenter ma puissance?". Ici on n'abolit pas tout projet éthique, on change de projet éthique, puisqu'on change de problème, on pense l'éthique différemment (dans l'espoir, bien sûr, d'obtenir ainsi un plus grand bonheur, plus de paix sociale etc., pas juste pour embêter les gens avec de nouveaux concepts, pas juste pour bousculer un peu leurs habitudes de pensées ordinaires).
Là je décroche, faute de raccrocher au contexte de ce paragraphe elliptique.
ok, je crois qu'en effet il faudrait probablement d'abord approfondir la notion de la puissance avant que ce que j'essaie de dire ci-dessus puisse être claire (et avant qu'éventuellement vous puissiez donner des objections concrètes et peut-être concluantes par rapport à ce que j'en dis).
Amicalement,
L.