Bruno a écrit :Première remarque :
J'ai une autre lecture que toi, Louisa, concernant les causes de l'engouement de cet homme pour cette femme qu'il trouve belle. Tu parles d'une recherche de gloire (il anticipe de la présenter à ses parents, ses amis, etc.). En me situant à un niveau plus basique et plus vulgaire, j'aurais envie de me placer dans l'hypothèse où l'homme en question ne cherche qu'à posséder physiquement cette femme, sans se soucier aucunement de ce qu'en pensent les autres. Pour le dire crûment : il la trouve belle et il la veut dans son lit, point. Mais que cache ce désir ? Je dirais qu'il cherche à assouvir un appétit sexuel et, au-delà de cela, peut-être, s'assurer de sa virilité, de son pouvoir de séduction, etc. J'aimerais, dans ce cadre de lecture, savoir quelle critique de cette recherche de confiance en soi on pourrait faire, de manière analogue à la critique de la gloire que tu proposes ?
Bonjour Bruno,
désolée de cette réponse un peu tardive. Voici donc une tentative de formuler ce que j'en pense pour l'instant (c'est-à-dire, ce que je pense qu'on peut déduire du spinozisme).
D'abord je dirais que si tu dis "il la trouve belle et la veut dans son lit, point", je crois que là tu parles déjà d'un désir tout à fait précis, et différent de désirs tels que s'assurer de sa virilité (1), de son pouvoir de séduction (2) etc. (3, 4,...). Bien sûr, tous ces désirs peuvent se produire à la fois, mais comme ils sont différents, il faudra un "remède" spécifique pour chacun d'entre eux.
On peut éventuellement reprendre tous ces désirs et donner à l'ensemble l'étiquette "confiance en soi". Mais je crois que d'un point de vue spinoziste, cela n'est pas très "efficace". Comme Spinoza le dit dans le TIE (rappelé récemment par Enegoid dans un autre fil): plus on va vers le singulier, plus on s'approche du réel. Et subir une passion, cela provoque une souffrance bien réelle, donc mieux vaut essayer de l'attaquer dans sa singularité même (mais comme tu l'auras peut-être déjà compris, cela se discute, bien sûr, je ne fais que te donner le résultat de ma lecture actuelle à moi; toute critique est la bienvenue!!).
Commençons donc par le premier désir: il la trouve belle, il la veut dans son lit. Quoi de plus "normal", on dirait? Or si c'est normal, cela doit avoir une cause, cause qui explique que cela se produit si fréquemment. Quelle en est donc la cause? La réponse est différente selon le philosophe qu'on lit. Pour beaucoup de philosophes chrétiens, la cause de ce désir, c'est le côté "animal" de l'homme. Les "animaux" seraient alors ceux qui quand ils trouvent quelqu'un du sexe opposé "beau", ils veulent "par instinct" copuler avec elle/lui. Entre-temps on sait que dans le monde animal, les choses sont beaucoup plus compliquées que cela, il n'en demeure pas moins que cette idée est toujours bien présente chez de nombreux Occidentaux: la sexualité ne serait pas proprement "humaine", elle serait l'aspect "archaïque", "animal" de l'homme. D'un point de vue chrétien, cela signifie qu'elle est tout ce qui éloigne l'homme de Dieu, tout ce qui n'a rien à voir avec "l'homme créé à l'image de Dieu". C'est donc ce qui est à repousser, à mépriser, à craindre etc. Après mai '68, on a décidé de penser exactement l'inverse: la sexualité étant le côté "animal" de l'homme, elle serait ce qu'il y a de plus profond, de plus "vrai" en lui. Et c'est là qu'on a renforcé l'idée latente du christianisme: qu'être un homme, c'est avant tout savoir utiliser régulièrement ses parties génitales (idem en ce qui concerne la femme, même si l'idée est moins "acceptée"). Aujourd'hui, la socio-"biologie" se base sur la même hypothèse (idem en ce qui concerne la psychanalyse dans ses postulats de base).
Les autres désirs que tu mentionnes me semblent se déduire plus ou moins facilement de cette idée-là: si être un homme c'est avant tout pouvoir faire l'amour, alors on doit douter de sa virilité si on ne le fait pas sans cesse, on doit même douter de soi-même si on n'arrive pas à séduire la femme dont on a envie etc.
Mais est-ce qu'on est obligé de tenir cette idée de base pour vraie? Est-ce que faire l'amour pour un homme c'est quitter son humanité pour avoir accès à ce qui est animal en lui et à ce qui serait en même temps le plus archaïque et le plus "authentique" en lui? Si tu crois pouvoir prouver cette idée, je suis curieuse d'entendre les arguments qui pourraient en démontrer la vérité. En attendant, je crois qu'il s'agit, comme c'est le cas pour la majorité des idées humaines, d'idées, c'est-à-dire de façons de concevoir le monde que l'on reçoit du milieu social dans lequel on vit et que l'on ne remet pas en question simplement parce que personne ne les met en question. Mais ce n'est pas parce que personne (ou peu de gens qu'on connaît) la trouvent évidente qu'une idée est vraie, bien sûr.
Par conséquent, l'originalité d'un philosophe comme Spinoza, à mon sens, c'est qu'à ce sujet il propose une idée assez nouvelle et fort intéressante (voire assez révolutionnaire, si l'on se base sur l'opinion commune d'aujourd'hui): il n'y a pas de côté "animal" chez l'homme, au sens où il y aurait un aspect de lui qui ne serait pas humain. Tout est humain chez l'homme, y compris la sexualité. Même les clients réguliers des prostitué(e)s sont avant tout des hommes, et ont un comportement à 100% humain. Comment alors expliquer ce comportement?
Spinoza le fait (rapidement) en deux temps. D'abord il explique que ce qui touche certaines zones du corps humain est tel que cela occupe pendant quelques instant tout l'Esprit. Il s'agit bien sûr des parties dites "érogènes". En effet, entre-temps on sait qu'il y a beaucoup plus d'innervation dans ces zones qu'ailleurs, donc oui, le cerveau est fort stimulé lorsque ces zones sont touchées. Or c'est bien un cerveau humain qui est touché, et qui par conséquent va produire des effets proprements humains: c'est toute la dynamique de l'imagination humaine qui sera mis en branle. Tout le troisième (et le 4e) livre de l'
Ethique en montre les mécanismes (on peut entrer plus en détail à ce sujet si tu souhaites l'approfondir).
Donc premier élément: ce qui touche certaines parties du Corps humain, occupe fort l'Esprit humain (parties érogènes). Deuxième élément: du fait même qu'il a longtemps regardé les bêtes en train de copuler, l'homme a eu souvent cette idée présente à l'Esprit, et s'est dit que c'est sans doute cela ce qu'on doit faire aussi, nous animaux humains. Il a donc imaginé que faire comme il voit faire les bêtes devrait être ce qui est le plus utile pour nous. Pour Spinoza, cela n'est qu'une idée imaginaire, et inadéquate. Car lorsqu'on étudie l'être humain, on constate que pour contrarier l'effet négatif des affects-passions, on a besoin d'affects-actions, qui eux justement se caractérisent par le fait qu'ils expriment
toute notre puissance à nous, et pas juste le pouvoir de telle ou telle partie de nous. Autrement dit, que les plaisirs sexuels soient des plaisirs donc des Joies (c'est-à-dire des affects qui
augmentent notre puissance) n'est pas du tout problématique, au contraire. Mais il se fait qu'ils n'augmentent pas notre puissance durablement (voir le fameux
animal triste post coitum, ou ce qu'en français on appelle "la petite
mort"), car non seulement ils se changent très facilement en Haine, mais ils ont aussi pour désavantage, comme tu l'as déjà signalé, d'occuper tout notre Esprit d'une telle façon qu'il ne peut plus être affecté d'autre chose, tandis que notre puissance singulière se mesure précisément au nombre de manières
différentes dont on peut être affecté par le monde qui nous entoure.
Bref, Spinoza "déconstruit" résolument l'idée que la sexualité est ce qui définit l'essence même de l'homme, pour la remplacer par une idée beaucoup plus "terre à terre": si l'on s'imagine que la sexualité est l'essence même de l'homme, on va se concentrer sur
un seul affect, sur
une seule affection humaine possible, et par là même restreindre fortement sa puissance d'agir et de pensée. Cela n'est donc pas très utile. Il vaut mieux ne pas tout "miser" sur la sexualité, mais diversifier maximalement les façons dont le monde autour de nous peut nous affecter.
Ceci pour ce qui concerne le premier désir dont tu parlais. Quant au désir d'avoir confiance en soi: là la réponse spinoziste est fort différente. Il affirme sans aucune ambiguïté que la "satisfaction de soi" est le plus grand bonheur qu'on peut atteindre, en tant qu'homme. Autrement dit, avoir confiance en soi est l'essence même de l'éthique spinoziste. Comme il le dit: "
En vérité, la Satisfaction de soi-même est ce que nous pouvons espérer de plus haut" (E4P52 scolie). Seulement, il s'agit de bien comprendre
quel type de satisfaction de soi nous donne ce bonheur suprême. La plaisir sexuel? Pas vraiment, car il est très partiel et fort changeant. Bien sûr, lorsqu'on s'imagine que ce plaisir traduit notre essence même, on en tirera déjà un plaisir beaucoup plus profond. Il n'en demeure pas moins que pour Spinoza cette idée est imaginaire, et fausse. La vraie satisfaction de soi selon Spinoza naît de la "raison". Pourquoi? Parce que ce qui caractérise notre nature humaine, ce qui fait notre singularité en tant qu'homme en général, c'est n'est
pas la sexualité, c'est la raison. C'est le fait de pouvoir comprendre quelque chose, et de pouvoir modifier son comportement en fonction de ce qu'on a compris. C'est pour ça que l'homme est le seul animal capable d'aller sur la lune, capable de détruire la planète etc. Se rendre compte du fait qu'on a compris quelque chose d'essentiel non seulement pour notre survie, mais surtout pour pouvoir atteindre le bonheur, voici en quoi consiste selon Spinoza notre suprême bonheur. Alors bon, il est évident qu'on a compris quelque chose lorsqu'on arrive à séduire une femme. Mais qu'est-ce qu'on a compris plus précisément ... ? Souvent c'est très difficile à dire. Est-ce que cela va marcher aussi avec la femme suivante? on l'espère, mais cela n'est jamais sûr. Tandis qu'avoir compris que si on change de boulot pour gagner moins mais faire ce qui nous passionne dans la vie, on sera plus heureux au sens profond du terme, là on éprouve une Joie tout à fait différente, et fort utile à notre béatitude et à notre liberté. De même, avoir compris quelque chose de telle ou telle femme avec laquelle on a envie de partager sa vie entière, cela donne une Joie beaucoup plus profonde et durable que de juste avoir réussi à séduire la femme qu'on désire à tel ou tel moment, et constater qu'on est capable de le faire.
Donc oui, chercher une confiance en soi c'est ce que pour le spinozisme aussi tout homme est déterminé à faire. Mais certains moyens sont beaucoup plus efficaces pour atteindre ce but que d'autres. Vérifier si l'on peut avoir telle ou telle femme dans son lit, c'est pas mal, bien sûr. Cela dit bien quelque chose de notre puissance singulière à nous (car après tout, c'est pas tel ou tel collègue qui y a réussi, mais
moi). Seulement, cela ne va pas encore très loin. Une femme qui se laisse séduire ainsi le lendemain se laissera peut-être séduire par un autre, et on aura de nouveau l'impression de ne pas être très "viril", d'être déconnecté de son "animalité" et donc de son "vrai soi" etc. Bref, cela ne peut jamais donner un bonheur durable, sur lequel on peut construire plein de choses. Raison pour laquelle il vaut mieux ne pas laisser dépendre sa confiance en soi de ce genre de choses uniquement.
Bruno a écrit :Deuxième remarque :
Louisa a écrit :A partir de ce moment-là, on peut se demander dans quelle mesure cette Car en effet, réussir à séduire cette femme finalement ne dépend pas seulement de nos capacités à nous, mais en grande partie aussi du hasard.
Or cela signifie que le fait même que cette femme ressentira la même passion pour nous ou non, dépend en partie de ce que "la rencontre fortuite avec la nature" lui a fait aimer.
Je suis surpris que tu emploies le terme hasard : est-ce que le hasard a une place dans le déterminisme spinoziste ?
oui certainement. Si j'ai mis "la rencontre fortuite avec la nature" entre guillemets, c'est parce l'expression vient de Spinoza lui-même. Seulement, tout comme pour la liberté, le mot "hasard" acquiert un autre sens dans un système déterministe que dans un système non déterministe. Pour Spinoza, enchaîner des idées selon nos "rencontres fortuites de la nature", cela s'oppose à les enchaîner selon un "ordre pour l'intellect". En effet, si par exemple tu es le fils d'une mère qui a des yeux bleus, un petit côté masochiste, et des cheveux noirs, cela aura crée des "associations d'images" et d'imaginations dans ton Corps et Esprit telles que (supposons un instant qu'elle était aussi une mère qui aimait son fils) lorsque tu rencontres une jeune femme qui a des yeux bleus, cheveux noirs et un côté "moi je me sacrifie pour ceux que j'aime", tu as toutes chances d'être séduit. Mais dans ce cas, ce qui va te séduire n'est que le résultat d'un enchaînement d'idées sans aucun ordre pour la raison. Il se fait que, indépendamment de ta volonté (et de ce qui est utile pour toi), tu avais une mère qui était telle, et tu vas te sentir attiré vers des femmes semblables (ou parfois, selon les cas, vers des femmes qui sont exactement l'inverse). Autrement dit, que tu es séduit par une jeune femme semblable ne relève pas de ta "raison" à toi, n'a rien à voir avec ce qui est réellement utile pour toi. Tandis qu'une femme qui partage certaines de tes passions (au sens de "centres d'intérêt"), qui en plus partage en gros ta vision de comment organiser sa vie et de comment éduquer des enfants (si vous voulez tous les deux des enfants) et de comment faire l'amour etc. pourra sans doute te donner une vie beaucoup plus heureuse et épanouie que celle qui partage "par hasard" quelques caractéristiques avec les femmes que tu aimes déjà, mais qui pour le reste éventuellement est fort différente de toi, même si de prime abord elle frappe ton imagination beaucoup plus fortement.
Autrement dit, le "hasard" et le "possible" ou le "contingent" ont toujours une place dans un système déterminé, mais acquièrent un autre sens. Un enchaînement d'idées "par hasard", c'est un enchaînement qui a été causée par les rencontres faites avec le monde extérieur (qui lui ne se soucie guère de ton bonheur singulier à toi), et s'oppose à un enchaînement "rationnel". Le possible ou le contingent, c'est ce dont on ne sait pas encore s'il va se produire ou non, c'est-à-dire ce dont on ignore les causes réelles ou dont on ne sait pas si celles-ci vont se produire, dans le futur, ou non.
Bruno a écrit :Liberté et déterminisme.
J'en viens à présent, à nouveau, au problème du déterminisme et de la liberté.
J'avoue que c'est toujours aussi obscur pour moi. Quelque part, j'ai l'impression que Spinoza c'est un peu "la physique quantique" de la philosophie , dans la mesure où il bouleverse le sens des notions que nous tenions pour évidentes et communes. De même que la physique qantique bouleverse nos conceptions du réel, Spinoza bouleverse notre conception de la liberté et de quantité d'autres concepts.
je crois qu'ici tu touches à quelque chose de tout à fait fondamental. Pour Platon, père fondateur de la philosophie, celle-ci avait pour but premier de bouleverser nos conceptions du réel. Et cela non pas juste pour nous embêter un peu (l'image caricaturale que l'on garde trop souvent de Socrate, Socrate la "torpille"), mais parce que ces conceptions souvent ne sont fondées
que sur l'habitude, et pas du tout sur des preuves solides de leur vérité. En ce sens, prendre un grand philosophe au sérieux c'est toujours accepter un "dépaysement" conceptuel assez absolu. C'est accepter de s'interroger soi-même et d'admettre que le seul fondement de beaucoup de nos idées, c'est simplement le sentiment d'évidence qui les accompagne. C'est accepter aussi que ce sentiment ne se fonde que sur le fait que cette idée soit ressentie comme étant évidente par la culture dans laquelle on vit, etc. Bref, elle nous a été "inculquée", et sans savoir pourquoi, on la trouve "vraie", on s'y est attaché, on a orienté sa vie sur base d'elle. Or il se fait que cela ne suffit pas du tout pour déjà être vrai. Les sciences nous le montrent régulièrement: plein de nos idées reçues sont carrément fausses (par exemple l'idée que le soleil tourne autour de la terre).
Bien sûr, si aujourd'hui on lit Kant, on peut avoir beaucoup moins ce sentiment de bouleversement. Mais à mon sens cela prouve uniquement que l'opinion commune aujourd'hui dans l'Occident est fort kantienne. Cela ne dit rien par rapport à la
vérité de celle-ci.
Et c'est peut-être aussi une des raisons pour laquelle tu as des difficultés avec les réponses de Sescho et de Durtal à tes questions: car à quelques nuances (plus ou moins importantes) près je crois qu'elles traduisent assez bien le point de vue spinoziste à ce sujet, mais bien sûr, jamais ils pourront te donner l'argument décisif qui prouvera qu'il n'y a pas de libre arbitre et qu'il faut commencer à concevoir la liberté autrement. C'est qu'aussi bien le libre arbitre qu'une liberté conçue comme être cause adéquate de soi, ce ne sont que des
idées, pas du tout des vérités scientifiquement prouvées donc pour un certain temps tout à fait solides. Jamais ils ne pourront te donner une telle "preuve". Hokousai pourra toujours répondre que lui il oriente sa vie sur la notion du libre arbitre et que puisque cette idée reçue est évidente pour lui, il ne voit pas pourquoi l'abandonner. Il aura toujours autant "raison" que Sescho et Durtal et Spinoza. Seulement, l'"enjeu" de la philosophie, à mon sens, n'est pas là. L'enjeu consiste à prendre conscience du fait que trouver telle ou telle idée évidente n'est aucunement une preuve de sa vérité, et à voir ce que cela donne concrètement, dans sa vie quotienne, que de concevoir pendant quelque temps la liberté autrement. Sans ce genre d'exercice "pratique", je ne vois pas à quoi pourrait servir la philosophie, puisque justement, personne n'est capable de véritablement démontrer l'absence ou la présence du libre arbitre chez l'homme. Plus même, je crois que c'est très intéressant de construire une vie humaine sur l'idée du libre arbitre. Seulement, cela donnera une autre vie, et une autre société, que s'il on décide de se baser sur une autre conception de la liberté (spinoziste, leibnizien, stoïcien, etc.). La philosophie consiste à nous faire ressentir la possibilité de ce choix, afin de pouvoir choisir en toute connaissance de cause. Mais on ne peut le ressentir que si l'on est un instant prêt à suspendre ses propres évidences, pour "expérimenter" ce que serait un monde humain bâti, construit, sur d'autres idées, autres idées qui ne sont pas moins "vraies".
Bruno a écrit :Bon, voilà comment je vois à présent les choses.
Il existe la Nature (ou Dieu), et c'est la seule chose qui existe. Il n'y a rien en dehors d'elle (pas de transcendance) et il n'y a rien de plus ou de moins qu'elle : elle est la perfection (ou la réalité).
en effet, je crois que c'est cela le point de vue spinoziste.
Bruno a écrit :Il existe également l'homme. Mais, contrairement à la Nature qui est cause de soi, l'homme est un mode, c'est-à-dire une affection de la Nature, c'est-à-dire qu'il existe par elle : la Nature peut continuer à exister si on ôte l'homme mais pas l'inverse.
en effet. La preuve: demain tu meurs, le Mont-Blanc sera toujours là.
Bruno a écrit :L'homme peut avoir plus ou moins "d'être" suivant qu'il est en adéquation ou non avec la Nature. Par exemple, un homme qui connaît la joie a "plus d'être" qu'un homme affecté par la tristesse.
(- Ici, première question : au fond, si nous existons par la nature et que celle-ci contient le maximum d'être, comment se fait-il qu'il n'en soit pas de même pour nous ? Ou plus simplement : pourquoi arrive-t-il que nous soyons malheureux ? Je pose cette question sur un plan très général : qu'est-ce qui fait que nous ne sommes pas toujours en adéquation avec la Nature ? Le problème que je veux soulever c'est que si la Nature est parfaite et que nous ne le sommes pas, il me semble que des éléments échappent à la Nature qui font que nous ne sommes pas en adéquation avec elle. Je vois là un paradoxe : car si des choses échappent à la Nature, alors ces choses existent en dehors d'elle, ce qui est absurde.)
oui, le paradoxe que tu soulèves ici me semble être une réelle contradiction. Or qu'est-ce qui te fait penser que les modes pourraient ne pas être "en adéquation" avec la Nature? A mon avis, Spinoza jamais ne dit cela. Il dit bien plutôt que notre essence existe de toute éternité en Dieu. Nous sommes de toute éternité "du Dieu". Jamais il n'y a un écart entre Dieu et nous. La seule différence entre Dieu et nous, c'est que l'essence de Dieu n'est pas la même que l'essence d'un mode. Mais aussi bien l'essence que le mode sont divin, sont "du Dieu". C'est pourquoi en Dieu toute idée est adéquate: l'idée que nous sommes, l'essence objective que nous sommes, est toujours déjà adéquate en Dieu.
Puis Spinoza me semble être très explicite à ce sujet (voir la préface de l'E4, mais on peut en discuter si tu trouves que cela ne s'en déduit pas): non seulement l'essence de Dieu est toujours déjà parfaite,
tout ce qui est divin l'est, et donc aussi les modes. Nous sommes donc parfait, et une partie de notre bonheur consiste à prendre conscience de cela (une autre partie consiste à prendre conscience du fait que tous les autres hommes, aussi le plus grand criminel, sont parfaits eux aussi ...). Sinon, comme tu le dis, ce serait absurde.
N'empêche qu'en effet, seule l'essence de la Nature a l'être maximal, et non pas les modes de la Nature. Pourquoi? Parce que dans le spinozisme, avoir l'être maximal, c'est avoir une essence qui n'est causé que par soi-même. Alors ça, cela ne vaut que pour l'essence de la Nature. Les modes ont une essence causée par autre chose qu'eux-mêmes (ils peuvent causer des choses par eux-mêmes seuls, mais pas leur propre existence ou essence). Ils dépendent donc d'autre chose. Et c'est cela aussi qui fait notre malheur, en tant que mode: on dépend pour notre survie et en partie pour notre bonheur de choses hors de nous, alors qu'on n'a pas une puissance telle qu'on peut commander tout ça. Certains modes nous échappent, on ne peut pas les faire faire ce qui est le plus utile pour nous. Puis hélas notre puissance de penser est limitée aussi, donc souvent on croit que X est le plus utile pour nous, tandis que si l'on pouvait penser à plus de choses à la fois (comme c'est le cas lors d'une Joie active), alors on aurait déjà compris que non, on se trompe. C'est donc parce qu'on n'est qu'un mode que parfois on est "battu" par un autre mode, plus puissant sous tel ou tel rapport. Mais c'est aussi parce qu'on est un mode qu'on peut éprouver des Joies, c'est-à-dire des augmentations de notre puissance. On est donc capable des deux: malheur et bonheur. L'essence divine non. Elle a la puissance infinie, donc ne connaît ni malheur ni bonheur. Par conséquent, Dieu ne connaît le malheur et le bonheur qu'en tant qu'il est un mode, pas en tant qu'il est l'essence de la Nature.
Bruno a écrit :Je reprends mon questionnement. Supposons donc un homme affecté par la tristesse et supposons qu'il veuille sortir de cette état. Spinoza nous dit que le libre arbitre est une illusion. Ainsi, dans une perspective déterministe, cet homme n'a pas le choix entre le fait de rester dans la tristesse ou d'essayer d'en sortir. Car s'il avait ce choix, cela voudrait dire qu'il a un libre arbitre qui lui permet précisément de "choisir" entre ces deux voies. Ainsi donc, s'il se trouve qu'il essaye de s'en sortir et qu'il parvient au bonheur, ce ne sera pas le fait de sa volonté, mais le fait de causes innombrables, ne dépendant pas d'une illusoire vonlonté pure, qui déterminent sont parcours. De même, s'il ne s'en sort pas, c'est que des causes ont déterminé le fait qu'il reste dans son état de tristesse. Y a-t-il ainsi des êtres voués au mlaheur et d'autres aux bonheurs ?
je ne crois pas que Spinoza élimine la volonté. Il l'identifie à l'entendement, ou à l'affirmation que contient toute idée, ce qui est différent. Dans un système déterministe spinoziste, l'homme en effet ne peut pas ne pas essayer de sortir de sa Tristesse, puisque par définition, chacun désire devenir le plus heureux possible. Seulement, en fonction de ce qu'on a déjà compris de la vie, on se dit que le bonheur maximalement possible, ça doit être ceci ou cela. Alors que lorsqu'on a compris davantage, on change en règle générale d'idée, on se dit que finalement, ce qu'on croyait être le bonheur ne l'est peut-être pas tout à fait, il faudrait orienter différemment notre vie pour être vraiment heureux, etc.
Abandonner le libre arbitre, c'est abandonner l'idée que notre bonheur serait une affaire "simple", ne dépendrait que d'un peu de bonne volonté. C'est concevoir le bonheur différemment: c'est se dire que pour être heureux, il faut d'abord déjà
très bien comprendre ce que c'est que le bonheur pour l'homme, et donc avoir déjà une puissance de comprendre donc de penser assez élevée. Par conséquent, c'est se dire que fait partie de mon bonheur tout ce qui augmente ma puissance de penser, car alors j'aurai une idée beaucoup plus utile ou vraie du bonheur. C'est donc s'y prendre autrement, dans la pratique, que de se dire que le bonheur ne dépend que de quelques "choix". Comme si les "choix" nous sont déjà donnés, comme si bien comprendre ce que dans telle ou telle situation on peut réellement faire ne demande pas déjà tout un effort de penser.
Bruno a écrit :Ainsi donc, qu'est-ce que le mot liberté veut bien dire dans ce contexte ? On peut me rétorquer que la liberté reposerait dans le fait de la réunification de l'homme à la Nature.
je ne crois pas que cela soit très spinoziste. Il s'agit plutôt, comme Spinotza le dit, d'une
union à la Nature (union non pas de "l'homme", mais de
toi, Bruno). La différence entre une "union" et une "réunification", c'est d'abord qu'on prend acte du fait que cette union est à faire, n'est jamais là comme ça, donnée, sans aucun effort (au contraire, on naît tous sans grande puissance, augmenter la puissance du bébé est ce que vise toute éducation, et augmenter sa puissance (autrement dit être plus Joyeux) est ce que désire tout adulte). Puis c'est se rappeler que chez Spinoza, s'unir à la Nature cela veut dire toujours comprendre plus de la Nature, et cela en comprenant toujours plus de choses singulières (après avoir compris en quoi consiste l'essence de Dieu et l'éternité). En effet, si j'aurai mieux compris mon chef de département, je saurai beaucoup mieux comment obtenir de lui ce qui est vraiment utile pour moi, etc. Mais tout cela demande de cultiver sa puissance de penser, cela n'arrive pas comme ça, juste grâce aux "rencontres fortuites de la Nature".
Bruno a écrit : Qu'il expérimente sa liberté à travers la libre nécessité de la nature, comme dans l'exemple donné par Serge de la logique.
dans la préface à l'E5 Spinoza dit que la logique c'est comme la médecine: cela sert juste à nous maintenir en forme, sans plus. Cela n'augmentera pas notre puissance. Faire quelques exercices de logiques ce n'est
pas ce en quoi consiste notre Liberté. Elle consiste à comprendre quelque chose de singulier dans le monde, dans
notre monde à nous (c'est-à-dire dans le monde qui nous concerne), et elle consiste surtout dans le fait de comprendre que telle ou telle chose singulière exprime elle aussi la puissance infinie de la Nature. Comme le dit Bernard Pautrat (traducteur de l'
Ethique et prof à la rue d'Ulm): la liberté spinoziste consiste à parvenir à se dire lorsqu'on est dans le bus que cette femme-là, avec sa sacoche noire, ses lunettes bon marchées etc., exprime elle aussi, dans sa singularité à elle, Dieu. Pouvoir comprendre et ressentir cela, cela donne effectivement une Joie assez extraordinaire, qui n'a plus rien à voir avec un petit exercice de logique.
Bruno a écrit : Oui mais, nous pouvons nous tromper lorsque nous expérimentons la logique, nous pouvons faire un faux raisonnement : or, comment cela est-il possible ? Comment est-il possible de faire un faux raisonnement alors que la Nature est censée "parler à travers nous" dans le sens où nous sommes causés par elle ? Ce que je veux dire c'est que si nous pouvons nous tromper, faire de faux raisonnements, être malheureux, c'est bien qu'il y a en nous quelque chose qui échappe à la Nature parfaite... Et donc cela remet sur le tapis la possibilité d'une transcendance...
en effet, mais où est-ce que tu vois, dans l'
Ethique, un passage où Spinoza dirait que nous ne sommes pas parfaits ... ? Le fait que nous nous trompons régulièrement dans le spinozisme n'est pas dû au fait que nous serions "hors Dieu", autrement dit que quelque chose en nous ne serait pas "naturel" (car Dieu, ce n'est après tout que la Nature). L'erreur est due au fait que nous ne sommes qu'une
partie de la Nature, et par là même n'avons pas la puissance de comprendre immédiatement tout.
Enfin, voilà la façon dont je lis pour l'instant l'
Ethique. N'hésite pas à revenir sur ce que je viens de dire si cela ne te semble pas être clair ou si tu n'es pas d'accord.
L.