Bonjour Pourquoipas,
en te lisant j'avais d'abord l'impression que tu avais peut-être trouvé une "entrée dans la matière" qui nous permettrait de s'en sortir, mais entre-temps j'en suis moins certaine, j'ai même l'impression qu'éventuellement nous disons autrement quasiment la même chose, que je vais juste moi-même un pas plus loin (à voir). En tout cas, essayer d'approfondir davantage la problématique était plus que bienvenu.
Pourquoipas a écrit :louisa a écrit :(...) si l'on travaille avec la notion d'essence singulière telle que la définit l'E2 Déf.2, on doit dire qu'il s'agit d'une propriété commune, qui en aucun cas ne peut appartenir à une essence.
Donc voilà, à mon sens le débat porte avant tout sur l'interprétation de l'E2Déf.2: peut-on en déduire qu'il n'y a que des essences singulières qui existent réellement chez Spinoza, ou cette définition permet-elle de continuer à croire en l'existence réelle d'essences de genre?
Ça ne peut pas s'en déduire. Cette définition de l'essence (plus précisément de ce qui lui appartient, de ce que la constitue) parle de "chose" tout court. Or "chose" a un sens très large et peut désigner n'importe quoi : Dieu (être réel), choses singulières (êtres réels), êtres de raison (n'existant pas hors de l'entendement), .
deux idées me semblent être importantes dans ce que tu remarques:
- la définition 2 est en effet une définition de ce qui appartient à une essence. Ce qui n'est peut-être pas la même chose que de définir une essence. A mon avis on peut effectivement (à vérifier) identifier "appartenir à" et "constituer". C'est intéressant parce que cela jette une autre lumière sur le corollaire de l'E2P10: "
(...) l'essence de l'homme est constituée par des modifications précises des attributs de Dieu". Par conséquent, si l'on veut définir ce qui appartient à l'essence de tel ou tel homme, il faut dire de quels deux modes cette essence est constituée. J'aurais tendance à croire (à vérifier) que cela renforce l'idée que ce qui appartient à une essence ce ne sont pas vraiment des propriétés, mais des affections d'un attribut. Je reviens là-dessus lorsqu'il s'agit du triangle.
- en effet, il s'agit d'une définition de ce qui appartient à (l'essence d') une chose, donc de "toutes choses". Or à mon sens ce qu'il faut déduire de cette définition ce n'est pas tellement que toute chose est singulière, mais plutôt que toute essence, en tant qu'essence, est singulière (qu'elle soit une essence d'une chose singulière ou d'autre chose). Singulière au sens où il n'y a qu'une seule chose qui peut avoir cette essence, et pas deux. Mais cette chose peut aussi bien être une chose réelle qu'un être de fiction ou de raison. Dans le cas d'une essence d'un être de fiction ou de raison, ce dont l'essence est l'essence n'existe pas en réalité, c'est-à-dire hors de l'Esprit humain.
Pourquoipas a écrit :Dans la définition précédente, il vient ainsi de donner la définition, ou essence, du "corps" en général : pose "mode exprimant Dieu étendu de manière précise et déterminée", tu poses "corps" en tant qu'idée générale ; enlève ce "mode exprimant etc.", tu enlèves ce corps abstrait ; autrement dit cette idée générale de corps ne peut ni être ni être conçue sans sa définition, et réciproquement.
oui en effet. Mais donc je crois qu'il faudrait dire qu'il s'agit de la définition de l'essence singulière de la chose qu'est l'être de raison (fiction?) "corps en général".
C'est que si ce qui constitue l'essence d'une chose est ce qui sans la chose ne peut être, je ne vois pas comment il pourrait y avoir deux choses ayant la même essence (ne fût-ce que partiellement), tu vois? Il faudrait pouvoir interpréter la définition 2 d'une telle façon que ce qui constitue l'essence d'une chose A peut aussi constituer l'essence d'une chose B, pour que l'essence elle-même (et non pas la chose) devienne "générale" (c'est-à-dire vaut pour ou s'applique à deux choses différentes).
Ou comme Spinoza le dit dans l'E2P49 à laquelle tu réfères, ce qu'on l'on prédique de toutes les choses, c'est un étant universel. Cet étant existe, mais seulement en tant qu'idée dans l'Esprit humain. En tant que tel, il a bien sûr une essence (puisque rien ne peut exister sans avoir une essence), mais c'est l'essence de cette idée-là, ce n'est pas quelque chose qui appartiendrait aux essences de ce dont il est prédiqué., ni l'essence d'une autre idée. Donc on dirait qu'on a de nouveau une essence singulière (puisqu'il n'y a pas deux idées ayant l'essence de l'idée qu'est cet étant universel). Prenons l'étant universel qu'est la volition. Il s'agit bien d'une idée. D'
une idée, donc d'un mode précis de l'attribut de l'Etendue. Ce qui constitue l'essence de cette idée ne peut qu'appartenir à cette essencelà, selon la Définition 2, et non pas à l'essence d'une autre idée. Or l'idée qui affirme qu'un triangle a telle ou telle propriété, c'est bel et bien une autre idée. Enfin ... je ne sais pas si je me fais comprendre. Si oui: qu'en penses-tu?
Puis je ne crois pas que les définitions de l'
Ethique soient des définitions réelles. A mon avis (mais cela se discute bien sûr) il s'agit de définitions nominales. Par le mot "corps" Spinoza désigne tout mode de l'attribut de l'Etendue. Mais pour savoir quelle est l'essence de tel ou tel mode, on ne peut pas juste dire qu'il est un mode de l'attribut, on doit dire de quel mode précis et déterminé il s'agit.
Pourquoipas a écrit :De même, dans la proposition 49 de la partie II, il utilise l'être de raison qu'est le triangle : soit n'importe quel triangle, il appartient à son essence d'avoir ses trois angles égaux à deux droits (et c'est là qu'il fait appel à la définition de l'essence donnée en II Df2). D'accord, il utilise cet exemple dans cette démonstration pour prouver que toute volition (ici = affirmation) particulière n'est autre chose que l'idée particulière qu"elle affirme : mais cela vaut pour la forme de l'idée et de l'affirmation (par quelqu'un de précis, en un lieu et un moment précis), pas pour le contenu de l'idée-affirmation qui est général, un être de raison.
je ne suis pas certaine d'avoir bien compris ce que tu veux dire ici par forme-contenu.
Sinon en général pour moi le statut des êtres de raison (comme le cercle) chez Spinoza n'est pas encore très clair. Dans le TIE il dit par exemple:
"
C'est pourquoi je traiterai d'abord des conditions de la définition. Pour qu'une définition soit dite parfaite, elle devra expliquer l'essence intime de la chose et éviter qu'à sa place nous n'usurpions certains propres; pour expliquer cela, voulant omettre d'autres exemples afin de ne pas paraître vouloir mettre à nu les erreurs des autres, j'apporterai seulement l'exemple d'une chose abstraite qui revient au même, de quelque manière qu'elle soit définie, à savoir le cercle: s'il est définit être une figure dont (...) il n'y a personne qui ne voie qu'une telle définition explique le moins l'essence du cercle, mais seulement une propriété de celui-ci. Et bien que, comme je l'ai déjà dit, cela importe peu à propos des figures et autres êtres de raison, cela importe cependant beaucoup à propos des êtres Physiques et réels, puisque assurément les propriétés des choses ne sont pas entendus, tant que leurs essences sont ignorées (...)" (TIE B95;G34-35).
Si donc la définition de ce qui constitue une essence dans l'
Ethique dit que ce qui la constitue ne peut pas constituer l'essence d'une autre chose (puisque sinon ce qui constitue la première essence ne serait pas supprimé une fois la chose qui a cette essence est supprimée), à mon sens cela exclut de toute façon toutes les propriétés communes (voire toute propriété tout court, voir ci-dessus) de l'essence de n'importe quelle chose. Or voici que lorsqu'il s'agit d'une chose abstraite, justement, Spinoza dit définir la chose par l'une de ses propriétés n'est pas donner une définition parfaite, mais n'est pas très grave non plus (donc c'est possible). Tandis que pour les choses réelles (donc pas abstraites), on ne peut pas comprendre leurs propriétés aussi longtemps qu'on ne connaît pas
d'abord la définition de l'essence, ou si on n'a pas d'abord une idée adéquate de l'essence. Ceci aussi me donne l'impression que pour les choses non abstraites au moins, l'essence n'est pas l'ensemble des propriétés qui suivent de cette essence, qui se laissent déduire de cette essence.
A fortiori, l'essence ne peut être constituée par des propriétés qu'elle aurait éventuellement en commun avec d'autres essences. Ce qui, de nouveau, rend l'essence singulière. Spinoza ne dit pas que cela n'est
pas le cas pour les choses abstraites, il dit seulement que c'est moins important de distinguer les deux (sans dire pourquoi ..).
Pourquoipas a écrit :De même, dans la 27 de la même partie II, il précise bien que "ce qui est commun à toutes choses (...) ne constitue l'essence d'aucune chose singulière". Il ne dit pas "chose" tout court.
c'est vrai. Ce sera sans doute important de bien garder cela à l'esprit. On pourrait dire que si de la définition 2 suit que toute essence est singulière, dire que ce qui est commun à toutes choses ne constitue l'essence d'aucune chose singulière c'est tirer une conclusion "partielle" de cette définition, puisque si toute essence est singulière, ce qui est commun à toutes choses ne peut constituer l'essence d'aucune chose, singulière ou non. Autrement dit, ce qui est commun à toutes choses ne peut constituer l'essence d'une chose abstraite non plus. J'avoue qu'
a priori, je ne vois pas en quoi cela poserait problème, mais peut-être que toi tu en vois un?
Pourquoipas a écrit :Spinoza va donc pouvoir parler de l'"essence" de l'homme en général, de la joie, de la jalousie, etc., lors même qu'il n'existe que des hommes singuliers, que des joies particulières, etc.
Je précise que, à mon avis, cela n'est valable que pour l'entendement humain, qui ne peut parler et penser que par idées générales et propriétés communes. Dieu lui ne pense, n'a d'idées, que de choses réelles : à savoir lui-même comme substance-attributs, et tout ce qui s'ensuit (les modes), à savoir "une infinité de choses d'une infinité de manières" (trad. Pautrat de infinita infinitis modis – II, 3) : et effectivement en Dieu il n'y a pas d'essences de notions générales (ni de langage, même symbolique). Il n'y aurait donc pas d'essence en Dieu de "corps" en général, mais de tel ou tel corps précis et déterminé.
oui en effet, là-dessus nous sommes d'accord. C'est pourquoi j'ai l'impression qu'éventuellement au fond nous disons la même chose, à ce sujet. Il me semble que ce que tu viens de dire montre à juste titre que la définition 2 ne vaut pas seulement pour les essences des choses singulières, mais pour les essences de toutes les choses, donc aussi les choses abstraites. Puis tu dis aussi qu'il n'y a des généralités (donc des choses abstraites) que dans l'entendement humain, pas dans la réalité hors de cet entendement. Par conséquent, me semble-t-il, l'essence d'une chose abstraite doit elle aussi se trouver uniquement dans l'Esprit humain, non? Si oui, cela signifie que les essences de genre n'existent pas réellement.
Or je crois que la définition 2 va encore un pas plus loin, et dit que toute essence doit être singulière. Aucune essence ne peut être générale, même pas l'essence d'une chose abstraite. L'essence d'une chose abstraite ne peut "valoir" que pour cette chose abstraite, et non pas pour une autre chose abstraite. Car si elle valait pour deux choses abstraites à la fois, ce qui la constitue ne serait pas supprimé lorsqu'une de ces deux choses est supprimée, ce qui va à l'encontre de la définition de l'essence. Bien sûr, ici cela n'est pas très important, puisque justement, aucune chose abstraite ne peut être supprimée, vu qu'elle n'a pas d'existence réelle.
Conclusion.Bref, si je t'ai bien compris, on dit tous les deux qu'étudier des essences d'un genre, c'est étudier l'essence d'une chose abstraite, donc étudier l'essence d'une chose qui n'existe pas dans la réalité. Mais cela, je crois, on ne le peut pas déduire de la définition 2, on doit le déduire de tout ce qu'il dit des termes "genre" et "espèce" (notamment dans l'E2P40). Ce qui se laisse à mon avis plutôt déduire de la définition 2, c'est que toute essence doit être singulière, c'est-à-dire doit n'appartenir qu'à une seule chose et pas à plusieurs. Car dire que les essence de genre ce sont des essences de choses abstraites, c'est dire que dans le réel il n'y a que des Individus (nominalisme). Mais dire que toute essence est singulière me semble être une position tout à fait particulière au sein même du courant nominaliste, car on peut très bien dire que dans le réel il n'y pas de genre et en même temps ne réserver le terme d'essence que pour ce qui vaut pour plusieurs individus, quitte à désigner par "essence" ce que tous les cas particuliers ou individus ont en commun. On a alors, si je l'ai bien compris, la solution de Sinusix: on continue à associer les notions d'essence et de généralité, on dit seulement que les deux sont des choses abstraites qui n'existent pas dans la réalité. Tandis qu'à mon avis, la définition 2 pose l'existence réelle des essences, seulement il s'agit uniquement d'essences singulières, qui ne valent que pour une seule chose et pour aucune autre. Enfin, je ne sais pas si tu vois bien la distinction entre les deux (donc entre ce que d'une part je crois qu'on pense tous les deux et d'autre part ce que je proposais moi-même en tant qu'analyse de la définition 2)?
En tout cas, pour moi la question est donc: est-ce qu'on doit déduire de la définition 2 qu'il n'y a que des essences singulières ou non? Selon moi oui, pour les raisons que je viens de dire. J'ai l'impression que ci-dessus tu montres qu'on ne peut pas en déduire que seules les choses singulières ont une essence (tout en affirmant que le genre n'existe pas réellement), mais là-dessus nous sommes d'accord (n'empêche que c'était intéressant de s'y attarder un instant). Je me demande plutôt ce qu'on pourrait objecter par rapport à la déduction de la définition 2 de l'idée qu'il n'y a que des essences singulières. Pourquoipas a écrit :La question est : nous, humains, faisons-nous dans les modes le même découpage que Dieu ? pour le corps humain particulier, c'est oui, du moins à lire la V 22 ("En Dieu il y a nécessairement une idée qui exprime du point de vue de l'éternité l'essence de tel ou tel corps humain", idée qui est l'âme correspondant à ce corps dans l'attribut Pensée – ce qui fait penser qu'effectivement il n'y a pas en Dieu d'"essence" de l'être humain en général, ni du corps en général). Mais pour la (les) pierre(s) ? l'eau ? un hérisson, un caillou quelconque, une goutte de sueur sur ma peau ont-ils en Dieu une idée qui expriment leur essence ? Je ne sais pour la goutte ou le caillou, mais pour le hérisson, je pense que oui...
la définition de l'essence (ou plutôt de ce qui la constitue) parle bel et bien d'une chose en général, mais on pourrait bien sûr dire qu'au fond elle ne dit que
si la chose a une essence, alors elle doit être constituée ainsi. Donc je ne crois pas qu'on peut conclure de cette définition que toute chose singulière a une essence - je suppose que nous sommes d'accord pour dire qu'une pierre ou une goutte est une chose singulière? Sinon: Spinoza définit une chose singulière par "chose finie qui a une existence déterminée". A mon sens, cela vaut aussi pour une pierre. Or du moins pendant son existence dans la durée, toute chose singulière doit produire un effet (en vertu de l'E1P36). Elle ne peut le faire que grâce à une certaine puissance. Elle doit donc avoir un degré de puissance. Et donc, me semble-t-il, une essence. Car comment Dieu pourrait-il avoir une idée d'une chose singulière sans que cette chose ait une essence?
Enfin, désolée pour la longueur de cette réponse - comme toujours, je n'ai pas en ce moment-même le temps d'à la fois développer "in real time" la réflexion et de déjà résumer ses résultats, mais n'hésite pas à me demander de résumer si souhaité.
En tout cas merci de tes commentaires,
L.