le desir chez Spinoza

Questions et débats touchant à la doctrine spinoziste de la nature humaine, de ses limites et de sa puissance.
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ShBJ
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Rationalité réelle...

Messagepar ShBJ » 18 avr. 2008, 00:23

A Enegoid, salut !

1) Lorsque je dis ne faire aucune différence, comme Spinoza lui-même, entre état de nature et état civil, cela n'interdit en effet nullement de penser la spécificité de cette production naturelle qu'est la société des hommes. Pourtant, dans la mesure où il n'y a pas de solution de continuité entre état de nature et état social, il en découle certaines conséquences dont je souhaiterais simplement qu'elles soient prises au sérieux :

a) Il n'y a pas et il n'y a jamais eu de contrat social.

Certes, le TTP présente une théorie du contrat social, mais d'une part la pensée de Spinoza s'est apparemment modifiée sur la question (le TP n'en dit mot), et d'autre part, le seul cas de contrat social historiquement envisageable est justement celui par lequel les Juifs choisissent Dieu comme chef, après que celui-ci a manifesté clairement par des miracles la puissance supérieure par laquelle il l'emporte sur la multitude. Autrement dit, même dans le cas hypothétique du contrat social, la réalité est celle de la puissance identifiée au droit naturel - la multitude ne fait que reconnaître un état de fait qu'elle légitime juridiquement.
Surtout, il n'y a pas et il n'y a jamais eu de contrat social à la façon de Hobbes, en vertu duquel A promet à B, C, etc. d'abandonner son droit au profit d'une personne ou d'une assemblée, qui elle ne contracte pas, c'est-à-dire ne promet rien du tout, et suppose pour la multitude en tant que personne (personna, masque) juridique. De ce point de vue, et comme vous l'écrivez, la puissance de la masse est supposée être représentée par l'autorité politique souveraine - supposition qui peut à tout moment être remise en question.
(Je laisse délibérément de côté ceci, que le contrat tel que Hobbes le présente est une contradiction dans les termes qui désigne en creux la réalité de la puissance sous les apparences du droit - il suffit de lire avec quelque attention le chapitre XIV du Léviathan.)

b) Les lois de nature sont descriptives, et non prescriptives, autrement dit il n'y a aucune différence entre le droit et le fait.

Par conséquent, je ne comprends pas ce que vous dites lorsque vous affirmez que "ce n'est pas uniquement le rapport de puissance qui règle le droit mais aussi la considération rationnelle de mes intérêts."

c) La raison n'est pas un instrument de conservation de mon être qui délibérerait sur des fins subjectivement posées comme désirables - ou pas seulement. Elle n'est pas ce qui vient régler les actions par lesquelles je fais "tout ce qui est en mon pouvoir pour conserver ma vie et mes membres" (c'est la première loi de nature de ce bon vieux Hobbes), elle est l'une des conséquences de l'effort de chaque mode pour produire tout ce qui découle de son essence. En d'autres termes, elle est une fin en même temps qu'un moyen. Chez Hobbes, il est rationnel et raisonnable de contracter pour, etc. Chez Spinoza, l'ordre des causes engendre une rationalité telle qu'elle peut devenir autonome, c'est-à-dire conforme à son essence.

2) Par conséquent, ce que l'on peut dire de l'homme libre, c'est que non seulement il utilise sa raison (utiliser est de vous : voyez comme vous penchez du côté du vilain monsieur Hobbes) mais encore qu'il pose la raison comme unique fin absolument désirable. Sans revenir sur ce que j'ai pu écrire précédemment, en cela aussi il est hors-la-loi : la société au sein de laquelle nous sommes contraints de vivre (car c'est bien d'elle dont il s'agit, ou alors notre discussion ne vaut pas deux minutes de peine) tient que l'on peut tout penser et tout dire et tout écrire et tout publier, du moment que l'on n'en tire pas les conséquences, du moment que l'on ne fait pas ce qui découle de ce que l'on pense, ou encore du moment que l'on n'exerce pas son souverain droit de nature. Or, l'une des conséquences de la position de la raison comme moyen en vue d'elle-même, c'est que l'on ne saurait admettre le décret commun, fondé sur l'espoir et la crainte, sinon par prudence - comme, par prudence, celui qui vit dans la clandestinité évite de le crier sur tous les toits. Celui qui vit selon la raison ainsi considérée comme moyen d'elle-même (et non la conscience malheureuse de qui aimerait vivre ainsi et regrette que ce ne soit guère possible au sein de la société vivant selon le décret commun) est donc un parasite de la société vivant selon le décret commun.

3) A mon sens, la distinction entre rationalité formelle et rationalité réelle est une notion commune, pour ceux-là seuls qui ne souffrent pas de préjugés. ON peut interdire l'usage de la raison. Qui ? me demandez-vous. Et bien, ON. Votre première remarque préliminaire le dit : la servitude humaine irréductible, c'est être toujours soumis à des forces qui dépassent ma puissance. Le souverain l'emporte sur moi par la puissance, c'est entendu. Mais sur nous ? Sur nous dont il est supposé représenter la puissance ? Il l'emporte sur nous par la division imaginaire selon laquelle chacun de nous suppose tous les autres opposés à lui, qui prêtent leur puissance au souverain. J'imagine les autres ligués contre moi, et n'ose rien, puis constate qu'en effet le souverain supposé représenter la puissance de la multitude a imposé sa volonté : l'imaginaire de l'impuissance produit le réel (l'inaction) qui en retour investit l'imaginaire de l'impuissance - et ce pour chacun d'entre nous, en une sérialité vicieuse. Pour autant, aucune loi, bien sûr, ne m'interdit de penser et d'affirmer ce que je pense. La belle affaire.

a) Cette sérialité, je l'appelle ON, ou hétéronomie.

b) La consitution d'une politique des sages, je l'appelle NOUS, ou autonomie.

c) Le souverain fondé sur la sérialité n'est pas un sujet auquel les hommes libres s'opposent : le souverain est un milieu qui leur est hostile.

4) Voilà pourquoi je fais une différence entre la société et la rencontre fortuite avec un tigre dans la jungle (qui ponctuellement m'ôte l'usage de la raison, à moins que je sache précisément commun réagir, ce qui n'est pas mon cas).

5) Pleinement d'accord avec votre comparaison avec Germinal. Le passage de l'alcool au syndicalisme, c'est le passage du ON au NOUS - avec cette réserve toutefois, que la finalité posée par le mineur est une vie décente, non une vie intégralement rationnelle. Quelle est la conduite raisonnable, honnêtement, je ne sais pas. Les circonstances en décident pour une large part. Mais dès lors que le bien a été identifié ? Qui a une idée vraie ne peut douter qu'il a une idée vraie, et une idée vraie ne saurait devenir fausse.

6) Je me sens dépouillé de l'usage réel de ma raison à la mesure des contraintes que je subis. Mais ça va, je me porte, merci.

Bien à vous.

Enegoid
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Messagepar Enegoid » 21 avr. 2008, 19:25

Cher Shbj,

Je suis votre idée d’exploration de nos désaccords, tels que je les perçois.

1. Mais je commence par un point d’accord (ou de non désaccord): je ne m’engagerai pas avec vous sur une discussion au sujet de Hobbes, que je connais seulement par ouï-dire (et donc si je penche, comme vous dites du côté du « vilain monsieur Hobbes », c’est en toute inconscience). Et si vous ne voulez pas du contrat social, malgré le TTP qui parle de « pacte », je tâcherai de m’appuyer seulement sur le TP. Je suis en fait assez d’accord avec votre phrase : « la réalité est celle de la puissance, identifiée au droit naturel….légitimée juridiquement ». Donc, d’accord, je crois, sur la puissance.

2. Vous me dites que vous ne comprenez pas ce que je dis quand j’affirme que la considération rationnelle de mes intérêts règle aussi le droit.
Je précise, donc :
1. La raison même me conduit à préférer vivre dans une société constituée qu’à l’état de nature. Et comme c’est un fait de nature qu’il n’existe pas de société sans transfert de puissance, la raison même me pousse à reconnaître la nécessité de ce transfert. TP II §15
2. A partir du moment où la puissance est transférée (par « on » ou par qui vous voulez) sur « la souveraine puissance » quelle que soit sa forme, et indépendamment du fait que cette puissance me soit ou non favorable, elle est, par la force des choses incommensurablement supérieure à la mienne. La raison dit que ma puissance (donc mon droit) est limitée dans l’état de société. TP III, §2
3. « on ne saurait concevoir qu’une nation …autorise chaque citoyen à vivre suivant sa fantaisie » TP III §3. Le mot « concevoir » implique une opération de l'esprit, implique la raison. Voir aussi TP III §4
4. TP III §6 « La raison elle-même affirme l’impossibilité de l’indépendance individuelle ». « La raison enseigne également et sans réserve qu’il faut maintenir la paix »
Je me doute bien que vous connaissez les passages du TP que j’évoque. J’espère seulement avoir réussi à expliquer ce que je voulais dire par « considération rationnelle de mes intérêts ».

3. Nous ne nous accordons pas sur la raison. Vous admettez à peine du bout des lèvres que la raison puisse être utilitaire. Votre exemple sur la clandestinité laisse à penser que, pour vous, la prudence n’est pas raisonnable ? (Pensez pourtant au « caute »). Que signifie la phrase « une des conséquences …décret commun » ? Pourquoi l’homme raisonnable vit-il en parasite ? Comprends pas !
Pour parler de la raison, j’aime bien partir de ET 4, 26 dem, et notamment de la définition suivante « La raison n’est rien d’autre que notre esprit en tant qu’il comprend clairement et distinctement ».
Il me semble que ce qui peut être pris comme fin c’est la connaissance, non la raison elle-même.

4. Pouvez-vous m’expliquer comment le « on » constitué d’une multitude d’hommes dont on sait que la grande majorité vit selon des appétits non fondés sur la raison (Spinoza nous le rappelle assez souvent) va devenir un « nous » fondement d'une politique des sages, donc composé d’hommes sages ? Cette transformation paraît véritablement magique ! Surtout si l’on sait qu’il existe de nombreux cas où le « nous » de la foule conduit au contraire à une augmentation des passions terribles. C’est pourtant ce que vous appelez de vos vœux pour fonder une politique des sages (apparemment) ?

5. Je suis en complet désaccord avec cette phrase : « je me sens dépouillé de l’usage de ma raison à la mesure des contraintes que je subis », pour la raison très simple que je peux toujours (chercher à) connaître ces contraintes.

6. Pour terminer (provisoirement ?) je distingue la liberté d’agir de la liberté de savoir ou de connaître ou de penser. Vous dites «
aucune loi, bien sûr, ne m'interdit de penser et d'affirmer ce que je pense. La belle affaire.
La belle affaire, oui. Pas si évidente que cela. Certains événements qui se sont passés sur ce forum il y a quelque temps ont bien montré qu’il n’était pas si simple d’admettre l’expression de toutes les pensées. (Sur ce forum ! composé de gens raisonnables intéressés par la pensée de Spinoza ! à l’abri de tout enjeu vital ! Alors, pour la société…)

Bien à vous


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