Faun a écrit :Je m'étonne qu'on n'ait pas encore cité ce passage qui résume assez bien la position de Spinoza sur ces notions : ...
Je pense qu'à peu près tout le monde connaît ce passage (qui n'est qu'un passage et non un résumé de Spinoza), et il n'anéantit nullement la pertinence des notions de Bien et de Mal (auquel cas c’est carrément le titre : Ethique, et donc le livre même, qu’il faudrait supprimer – puisqu’il n’y a alors plus d’éthique ; laquelle, quand on n’en a qu’un sens lointain, est parfois confondue avec la morale moralisante, point aussi traité par Spinoza), mais au contraire la fonde en ce qu'il évite des confusions à leur sujet.
Non, Spinoza ne dit pas que tout le monde, l’ignorant (tout spécialement l’orgueilleux) et le débauché, comme le sage, a atteint per se la perfection humaine, mais tout le contraire. (En passant, je suis en phase avec Hokousai).
Ce qui me semble mieux résumer la position de Spinoza, c'est E4Pré :
Spinoza, Ethique, traduit par E. Saisset, a écrit :E4Pré : Ce que j’appelle esclavage, c’est l’impuissance de l’homme à gouverner et à contenir ses passions. L’homme en effet, quand il est soumis à ses passions, ne se possède plus ; livré à la fortune, il en est dominé à ce point que tout en voyant le mieux il est souvent forcé de faire le pire. J’ai dessein d’exposer dans cette quatrième partie la cause de cet esclavage, et de dire aussi ce qu’il y a de bon et ce qu’il y a de mauvais dans les passions. Mais avant d’entrer en matière, il convient de dire quelques mots sur la perfection et l’imperfection, ainsi que sur le bien et le mal.
... Le bien et le mal ne marquent non plus rien de positif dans les choses considérées en elles-mêmes, et ne sont autre chose que des façons de penser, ou des notions que nous formons par la comparaison des choses. Une seule et même chose en effet peut en même temps être bonne ou mauvaise ou même indifférente. La musique, par exemple, est bonne pour un mélancolique qui se lamente sur ses maux ; pour un sourd, elle n’est ni bonne ni mauvaise. Mais, bien qu’il en soit ainsi, ces mots de bien et de mal, nous devons les conserver. Désirant en effet nous former de l’homme une idée qui soit comme un modèle que nous puissions contempler, nous conserverons à ces mots le sens que nous venons de dire. J’entendrai donc par bien, dans la suite de ce traité, tout ce qui est pour nous un moyen certain d’approcher de plus en plus du modèle que nous nous formons de la nature humaine ; par mal, au contraire, ce qui nous empêche de l’atteindre.
Par ailleurs, Spinoza applique bien l’introduction et la fin de cette préface. Par exemple (entre autres très nombreux) :
Spinoza, Ethique, traduit par E. Saisset, a écrit :E4P58S : Tels sont les principes que j’avais entrepris d’établir touchant les passions qui dérivent de la joie ou de la tristesse. Quant aux désirs, les uns sont bons, les autres mauvais, suivant qu’ils proviennent de bonnes ou de mauvaises passions. Mais tous ceux qui se forment en nous sous l’influence d’affections passives sont des désirs aveugles.(comme il est aisé de le déduire de ce qui a été dit dans le Schol. de la Propos. 44, part. 4), et ils ne seraient d’aucun usage, si les hommes pouvaient être aisément amenés à vivre sous la conduite de la seule raison. C’est ce que je vais montrer en peu de mots.
E5P39S : … Mais pour comprendre tout cela plus clairement, il faut remarquer que nous vivons dans une variation continuelle, et suivant que nous changeons en bien ou en mal, nous sommes heureux ou malheureux. ...
E5P42 (dernière) : La béatitude n’est pas le prix de la vertu, c’est la vertu elle-même, et ce n’est point parce que nous contenons nos mauvaises passions que nous la possédons, c’est parce que nous la possédons que nous sommes capable, de contenir nos mauvaises passions.
Démonstration : La béatitude consiste dans l’amour de Dieu (par la Propos. 36, part. 5 et son Schol.), et cet amour naît de la connaissance du troisième genre (par le Coroll. de la Propos. 32, part, 5), et en conséquence (par les Propos. 59 et 3, part. 3), il doit être rapporté à l’âme, en tant qu’elle agit. Cet amour est donc la vertu même (par la Déf. 8, part. 4). Voilà le premier point. De plus, à mesure que l’âme jouit davantage de cet amour divin ou de la béatitude, elle exerce davantage son intelligence (par la Propos. 32, part. 5), c’est-à-dire (par le Coroll. de la Propos. 3, part. 5), elle a plus de puissance sur ses passions, et elle a moins à pâtir des affections mauvaises (par la propos. 38, part. 5) ; d’où il suit que l’âme, dès qu’elle jouit de cet amour divin ou de la béatitude, a le pouvoir de contenir ses mauvaises passions ; et comme la puissance dont l’homme dispose pour cela est tout entière dans l’entendement, il faut conclure que personne ne jouit de la béatitude parce qu’il a contenu ses passions, mais que le pouvoir de contenir ses passions tire son origine de la béatitude elle-même.
Scholie : J’ai épuisé tout ce que je m’étais proposé d’expliquer touchant la puissance de l’âme sur ses passions et la liberté de l’homme. Les principes que j’ai établis font voir clairement l’excellence du sage et sa supériorité sur l’ignorant que l’aveugle passion conduit. Celui-ci, outre qu’il est agité en mille sens divers par les causes extérieures, et ne possède jamais la véritable paix de l’âme, vit dans l’oubli de soi-même, et de Dieu, et de toutes choses ; et pour lui, cesser de pâtir, c’est cesser d’être. Au contraire, l’âme du sage peut à peine être troublée. Possédant par une sorte de nécessité éternelle la conscience de soi-même et de Dieu et des choses, jamais il ne cesse d’être ; et la véritable paix de l’âme, il la possède pour toujours. La voie que j’ai montrée pour atteindre jusque-là paraîtra pénible sans doute, mais il suffit qu’il ne soit pas impossible de la trouver. Et certes, j’avoue qu’un but si rarement atteint doit être bien difficile à poursuivre ; car autrement, comment se pourrait-il faire, si le salut était si près de nous, s’il pouvait être atteint sans un grand labeur, qu’il fût ainsi négligé de tout le monde ? Mais tout ce qui est beau est aussi difficile que rare.
Quant à E4P68, citée plus haut, il convient à mon avis de ne pas oublier le scholie :
Spinoza, Ethique, traduit par E. Saisset, a écrit :E4P68S : Il est évident, par la Propos. 4, part. 4, que l’hypothèse contenue dans la Proposition qu’on vient de démontrer est fausse et ne peut se concevoir, si ce n’est toutefois en tant que l’on regarde seulement la nature humaine, ou plutôt Dieu, considéré non comme infini, mais comme cause de l’existence de l’homme.
En outre, lorsqu’il devient clair qu’une tristesse est causée par Dieu, elle cesse d’être une tristesse :
Spinoza, Ethique, traduit par E. Saisset, a écrit :E5P18S : On peut objecter cependant qu’en concevant Dieu comme cause de toutes choses, nous le considérons comme cause de la tristesse. Je réponds que la tristesse, en tant que nous en concevons les causes, cesse d’être une passion (par la Propos. 3, part. 5) ; en d’autres termes (par la Propos. 59, part. 3) elle cesse d’être la tristesse ; d’ou il suit qu’en tant que nous concevons Dieu comme cause de la tristesse, nous éprouvons de la joie.
Pour Spinoza (comme pour moi) tout fait s’impose par soi parce que la Nature est tout et n’est subordonnée à rien. A ce titre, le pire tortionnaire et assassin est un fait naturel, ni mieux ni moins bien qu’un autre fait, fût-il un des plus grands bienfaiteurs sur Terre. C’est ce que dit E1App.
En revanche, ils n’ont pas la même puissance (capacité à agir par soi, connaissance claire, calme intérieur) ni la même joie à vivre (qui y est intimement liée). Là rien encore d’éthique : ils sont différents, soit ! Une pierre n’est pas un cheval… Mais il y a autre chose : une loi de la Nature dit – de toute évidence – que l’homme (comme les autres animaux) tend à la joie-de-vivre (et donc à la puissance), ce qui définit en même temps l’utile. La Nature n’a pas de fin, mais l’homme - mode singulier confronté aux autres modes dans l’ordre commun de la Nature -, dans ce sens, oui (et ceci est sous-entendu, dans l’ensemble, comme commun à tous les hommes ; j’ajouterais : à l’intérieur de leur potentiel inné). Donc, dans la mesure de son accomplissement, il a plus ou moins atteint cette fin ; eh bien, « plus », nous l’appelons « Bien », « moins » nous l’appelons « Mal ». Mais là toujours pas d’éthique : les hommes diffèrent suivant le plus ou le moins dans cette fin, soit. Mais il y a encore autre chose… Spinoza ne le hurle pas (il parle cependant bien de « voie » dans E5P42), mais cela hurle quand-même : il est possible de changer « soi-même », en particulier vers plus de Bien (tout en restant nécessairement dans les mains de Dieu comme la glaise dans celles du potier : c’est le karma, le Destin). Sans cela, aucun intérêt autre que métrologique ; avec, est fondé complètement le sens éthique.
Un exemple qui me semble parlant est celui de la maladie : je me suis mis une épine de rosier dans le doigt, cela s’est infecté et j’ai mal. Du point de vue de la Nature, pas de problème : ceci est un fait : humain qui a un doigt habité par des êtres qui affirment leur puissance, suite à une série de faits (a regardé ailleurs pendant qu’il faisait mouvement, épine à cet endroit, bactéries à proximité, …) régis par les lois de la Nature… bref, rien que du nécessaire ; « parfait » à ce titre, si l’on veut se servir de ce mot ; et « maladie » est donc un être de Raison. Toutefois, pour moi, « avoir mal » cela veut dire quelque chose : désagréable dont il m’est (par expérience) agréable d’être débarrassé, et dont j’ai appris qu’on pouvait se débarrasser et même comment s’en débarrasser ; poussé par mon désir (spéculatif mais néanmoins fondé en connaissance) de mieux-être, je l’applique, et cela fonctionne ; et je suis satisfait, ce que ma nature me poussait à obtenir. Ici, la « bonne santé » je l’appelle « Bien », la « mauvaise santé », « Mal » et j’écoute ce qui me montre comment aller vers le Bien, et dans la mesure de la justesse de cela, j’en retire puissance et satisfaction, précisément ce que me « demande » ma nature dans sa volonté de puissance.
Amicalement
Serge