Intrinsèquement désordonné?

Questions et débats d'ordre théorique sur les principes de l'éthique et de la politique spinozistes. On pourra aborder ici aussi les questions possibles sur une esthétique spinozienne.
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Alexandre_VI
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Intrinsèquement désordonné?

Messagepar Alexandre_VI » 25 juil. 2012, 00:57

Dans la morale catholique, il y a la catégorie de l'intrinsèquement désordonné.

Un acte intrinsèquement désordonné, c'est un acte mauvais en lui-même, indépendamment des circonstances et des intentions de l'agent. Un acte qu'il n'est jamais permis de faire, qui n'est jamais justifiable.

En effet, selon la pensée catholique, l'intention ne suffit pas à justifier un acte. La fin ne justifie pas les moyens. Ni d'ailleurs les conséquences de l'acte. Si l'acte est intrinsèquement désordonné, il n'y a aucune excuse pour le commettre.

Cela toutefois ne veut pas dire que ceux qui commettent ce genre d'actes sont forcément en état de péché mortel. Intrinsèquement désordonné est distinct en principe de péché mortel.


Voici certaines applications de cette idée:

http://www.vatican.va/roman_curia/congr ... na_fr.html

Je me demandais ce que Spinoza aurait pensé de cette doctrine.

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Shub-Niggurath
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Messagepar Shub-Niggurath » 25 juil. 2012, 18:11

Etant donné que pour Spinoza il n'y a pas d'ordre dans la Nature, je pense que l'idée d'un acte "désordonné" l'aurait fait calmement ricaner. Il faut ajouter que pour lui il n'y a pas non plus de justice transcendante, mais seulement une justice humaine, et que le péché ne peut se concevoir qu'en relation avec une société donnée, pour conclure que cette notion d'acte désordonné n'existe tout simplement pas.

Tout acte pour Spinoza est l'expression de la puissance humaine quand il provient de l'intelligence, et de l'impuissance humaine quand il provient des passions. Un acte désordonné ne serait donc pour lui qu'une passion confuse qui s'oppose à l'action juste qui naît de la raison.

Et il ne faut pas chercher dans le spinozisme un Dieu caché qui observerait les actions humaines pour les noter et les juger, comme le font les catholiques.

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Messagepar Alexandre_VI » 25 juil. 2012, 23:53

Effectivement, s'il n'y a pas d'ordre dans la nature, on ne peut pas vraiment parler d'actes intrinsèquement désordonnés.

L'éthique catholique présuppose une nature humaine dynamique qui cherche à s'épanouir, à se perfectionner, en obéissant à ses tendances fondamentales. La nature humaine est alors un cas particulier des êtres de l'univers, qui chacun agissent en conformité avec ce qu'ils sont et visent leur bien, sous la direction de la providence divine. La différence, c'est que les humains acceptent librement leur fin naturelle (ou la refusent) tandis que les êtres infrarationnels agissent de façon déterminée.

Bref, «l'essence précède l'existence».

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sescho
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Messagepar sescho » 30 juil. 2012, 09:05

Plus exactement : il n'y a pas de désordre dans la Nature, et donc un "acte intrinsèquement désordonné" est un non-sens pur. Mais il y a un ordre, l'ordre naturel, éternel, qui n'est rien d'autre que la nature même de la Nature.

Dans cet ordre, il y a en particulier les lois, qu'on peut dire éthiques, qui règlent les véritables puissance et joie de vivre de l'homme.

"... une nature humaine dynamique qui cherche à s'épanouir, à se perfectionner, en obéissant à ses tendances fondamentales. La nature humaine est alors un cas particulier des êtres de l'univers, qui chacun agissent en conformité avec ce qu'ils sont et visent leur bien, sous la direction de la providence divine."

est une phrase qui m'apparaît compatible avec cela (en admettant le langage religieux comme façon alternative de s'exprimer.) Contrairement à ce qu'on lit souvent (Dieu extérieur, uniquement transcendant, etc.), selon moi et bien d'autres, le christianisme est largement compatible avec le panthéisme.

Tout sans exception est déterminé. Mais seuls ceux qui vivent cela en toute conscience, intuitivement, sans défaut, sont libres ; et seulement dans cette mesure. D'où le paradoxe apparent : ceux, quels que soient leurs dires par ailleurs, qui se croient libres (au sens du libre arbitre) sont en fait déterminés dans leurs passions et dans un certain sens asservis par leurs passions, et ceux qui sont conscients de leur totale détermination sont libres (et il n'y a pas d'autre liberté ; opposer liberté et détermination est une erreur fondamentale : la liberté n'est en fait concevable clairement QUE dans la détermination, la seule alternative étant le chaos absolu.) D'où cette formule choc (Swami Prajnanpad / Arnaud Desjardins) - bien sûr à ne pas confondre avec l'"esclavage de ses passions", tout aussi déterminé fût-il - : l'esclavage complet c'est la liberté parfaite. L'homme est d'autant moins libre, et corrélativement d'autant moins conscient de Dieu-Nature, qu'il se croit - et les autres comme lui - libre... C'est la "loi éthique." Mais dans tous les cas, tout est déterminé selon l'ordre éternel de la Nature.

L'essence précède l' "existence temporelle" (modale, donc), mais est avant tout égale à l'existence en soi, éternelle, celle de Dieu-Nature (qui est (tout) ce qui est.)
Connais-toi toi-même.

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Messagepar Alexandre_VI » 01 août 2012, 00:25

à Sescho,

Ainsi, la liberté serait la nécessité comprise. Et pourtant cela n'est offert qu'à une minorité dérisoire de l'humanité avantagée par la nature (les autres étant prisonniers de fausses idées pour des raisons hors de leur contrôle). Ce qui fait du spinozisme une sorte de philosophie élitiste.

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Messagepar sescho » 02 août 2012, 10:19

Alexandre_VI a écrit :Ainsi, la liberté serait la nécessité comprise. Et pourtant cela n'est offert qu'à une minorité dérisoire de l'humanité avantagée par la nature (les autres étant prisonniers de fausses idées pour des raisons hors de leur contrôle). Ce qui fait du spinozisme une sorte de philosophie élitiste.

Oui, la liberté est la conscience intuitive, non verbalisée, directe, sans intermédiaire, de la nécessité (éternelle ; toutefois cette formulation semble encore un peu compliquée pour dire la vision pure "ce qui est EST.")

Oui, la pleine liberté n'est manifestée que par un nombre très faible d'individus proportionnellement (quoique potentiellement cela soit accessible à tous.) Voir le scholie de la dernière proposition de l'Éthique, E5P42S.

Tout est déterminé par la nature éternelle de Dieu-Nature, Sages comme fous comme état moyen, et est à ce titre supérieur parfait. Si l'enjeu éthique existe, c'est parce que la conscience existe, et la possibilité de "l'erreur" indissociablement avec, via en particulier le mécanisme d'imagination.

Dans ce cadre, "élitisme" (plus ou moins péjoratif de surcroît) n'a pas de sens pour moi. Jésus de Nazareth, par exemple, comme Siddhartha Gautama et d'autres, enseignait exactement la même chose (et il est explicitement reconnu comme tel par Spinoza, entre de nombreux autres.) Lui qui disait "laissez les morts enterrer leurs morts" ne considérait pas plus que Spinoza que tout humain en son état, dont le plus persuadé de posséder la vérité ultime alors même que noyé dans l'erreur, justifiait qu'il perde son énergie (limitée en tant que manifestée), beaucoup plus utile ailleurs, à user les pierres. Et ceci tout en même temps dans le respect le plus total de ces situations réelles, comme de tout ce qui est, étant Dieu-Nature même. On voit même mal la moindre justification au contraire...

La question n'est pas là, mais "est-ce la vérité, ou non ?" c'est tout. Cela l'est, et cela se suffit.

Faudrait-il, dans la gamme des pseudo-raisonnements pervers distillés par le politiquement correct, et en particulier l'identification fallacieuse quasi-systématique de "pas tout" avec "rien", abandonner la vérité sous le prétexte que peu en ont pure conscience ? Faire comme si de rien était, alors même qu'il n'y a rien d'autre qui vaille, et que donc tout ce qui n'en est pas se paye de toute façon ? Est-ce que, parce qu'on ne peut sauter à l'ultime d'un claquement de doigt, il faudrait tout laisser tomber ? C'est ridicule, comme Spinoza le dit lui-même.

Avancer en direction de cela reste le bon sens dans tous les cas. Il est bon d'avoir une idée de l'ultime et donc de son port, mais on ne peut évidemment que partir de sa condition actuelle ; c'est pourquoi en réalité, le but maintenant est le bout de chemin qui est là juste sous mon pied. C'est là que se manifeste l'unique direction sensée. Pour un individu normalement névrosé, cela peut demander de se placer dans le cadre de la psychologie standard, celle qui apprend à se sentir mieux dans le monde standard, avant de prolonger vers l'ultime. Mais nous sommes des fainéants irréalistes : nous pouvons passer des années à étudier pour pouvoir subsister ensuite, ou faire de gros efforts pour telle ou telle autre acquisition, mais de loin le plus précieux entre tout, qui mérite donc tous nos efforts, nous voudrions l'obtenir pour presque rien, comme s'il suffisait d'attendre que pleuvent les jambons de Bayonne (casque obligatoire) à la première danse...

Spinoza a écrit :E5P41 : Alors même que nous ne saurions pas que notre âme est éternelle, nous ne cesserions pas de considérer comme les premiers objets de la vie humaine la piété, la religion, en un mot, tout ce qui se rapporte, ainsi qu’on l’a montré dans la quatrième partie, à l’intrépidité et à la générosité de l’âme.

Scholie : Nous nous écartons ici, à ce qu’il semble, de la croyance vulgaire. Car la plupart des hommes pensent qu’ils ne sont libres qu’autant qu’il leur est permis d’obéir à leurs passions, et qu’ils cèdent sur leur droit tout ce qu’ils accordent aux commandements de la loi divine. La piété, la religion et toutes les vertus qui se rapportent à la force d’âme sont donc à leurs yeux des fardeaux dont ils espèrent se débarrasser à la mort, en recevant le prix de leur esclavage, c’est-à-dire de leur soumission à la religion et à la piété. Et ce n’est pas cette seule espérance qui les conduit ; la crainte des terribles supplices dont ils sont menacés dans l’autre monde est encore un motif puissant qui les détermine à vivre, autant que leur faiblesse et leur âme impuissante le comportent, selon les commandements de la loi divine. Si l’on ôtait aux hommes cette espérance et cette crainte, s’ils se persuadaient que les âmes périssent avec le corps et qu’il n’y a pas une seconde vie pour les malheureux qui ont porté le poids accablant de la piété, il est certain qu’ils reviendraient à leur naturel primitif, réglant leur vie selon leurs passions et préférant obéir à la fortune qu’à eux-mêmes. Croyance absurde, à mon avis, autant que celle d’un homme qui s’emplirait le corps de poisons et d’aliments mortels, par cette belle raison qu’il n’espère pas jouir toute l’éternité d’une bonne nourriture, ou qui, voyant que l’âme n’est pas éternelle ou immortelle, renoncerait à la raison et désirerait devenir fou ; toutes choses tellement énormes qu’elles méritent à peine qu’on s’en occupe.

E5P42S : ... Les principes que j’ai établis font voir clairement l’excellence du sage et sa supériorité sur l’ignorant que l’aveugle passion conduit. Celui-ci, outre qu’il est agité en mille sens divers par les causes extérieures, et ne possède jamais la véritable paix de l’âme, vit dans l’oubli de soi-même, et de Dieu, et de toutes choses ; et pour lui, cesser de pâtir, c’est cesser d’être. Au contraire, l’âme du sage peut à peine être troublée. Possédant par une sorte de nécessité éternelle la conscience de soi-même et de Dieu et des choses, jamais il ne cesse d’être ; et la véritable paix de l’âme, il la possède pour toujours. La voie que j’ai montrée pour atteindre jusque-là paraîtra pénible sans doute, mais il suffit qu’il ne soit pas impossible de la trouver. Et certes, j’avoue qu’un but si rarement atteint doit être bien difficile à poursuivre ; car autrement, comment se pourrait-il faire, si le salut était si près de nous, s’il pouvait être atteint sans un grand labeur, qu’il fût ainsi négligé de tout le monde ? Mais tout ce qui est beau est aussi difficile que rare.
Connais-toi toi-même.


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