Spinoza ou la dissolution de la morale

Questions et débats d'ordre théorique sur les principes de l'éthique et de la politique spinozistes. On pourra aborder ici aussi les questions possibles sur une esthétique spinozienne.
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Alexandre_VI
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Spinoza ou la dissolution de la morale

Messagepar Alexandre_VI » 10 août 2014, 01:52

Bonjour,

Je suis en train de lire la correspondance de Spinoza, notamment son échange avec Willem van Blyenbergh.

D'ailleurs ce Blyenbergh soulève des objections tout à fait légitimes contre le système de Spinoza, et le philosophe hollandais n'y répond pas de façon très satisfaisante et il se fâche plutôt que de reconnaître ses erreurs...

En tout Blyenbergh oppose à Spinoza que, d'après la logique de son système, soit Dieu veut le mal, soit le mal n'existe pas. Spinoza répond qu'il est plutôt de l'avis que le mal n'existe pas objectivement.

Son interlocuteur lui oppose alors que cette idée pourrait servir de légitimation à tous les crimes, et Spinoza répond à un moment donné :

Et celui qui verrait clairement qu'en commettant des crimes, il vivrait mieux, autrement dit qu'il jouirait d'une essence meilleure et plus parfaite qu'en suivant la vertu, il serait un idiot lui aussi s'il ne les faisait pas. Car les crimes, pour une nature humaine à ce point pervertie, seraient des vertus.


Que dire d'une telle réflexion sinon qu'elle détruit l'édifice de la morale et discrédite d'une certaine manière Spinoza.

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Vanleers
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Re: Spinoza ou la dissolution de la morale

Messagepar Vanleers » 10 août 2014, 16:12

A Alexandre_VI

Le gibier de potence qui ne suit pas la raison imaginera sans doute que le crime est la voie royale pour persévérer dans son être.
Les voisins, s’ils sont au courant, auront intérêt à se méfier et, le cas échéant, à l’occire à titre préventif.

Il me semble, toutefois, que Spinoza affiche une certaine préférence pour l’homme qui suit la raison.

En E IV 37, il écrit :

« Le bien auquel aspire pour soi chaque homme qui suit la raison, il le désirera aussi pour tous les autres hommes, et d’autant plus qu’il possédera une plus grande connaissance de Dieu »

Dans le scolie 1 qui suit la proposition, Spinoza définit les trois vertus qui constituent l’humanité de l’homme qui suit la raison. Il s’agit de la Religion (religio), de la Moralité (pietas) et de l’Honnêteté (honestas). Il écrit :

« […], celui qui s’efforce de conduire les autres par la Raison agit non par impulsion mais avec humanité et bienveillance, et il est en parfait accord avec lui-même. Poursuivons. Je rapporte à la Religion tous les désirs et toutes les actions dont nous sommes cause en tant que nous avons l’idée de Dieu, c’est-à-dire en tant que nous connaissons Dieu ; mais j’appelle Moralité le Désir de bien agir qui naît du fait que nous vivons sous la conduite de la Raison. Le Désir par lequel un homme vivant sous la conduite de la Raison est poussé à établir avec autrui un lien d’amitié, je l’appelle Honnêteté […] » (traduction Misrahi)

Bien à vous

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Alexandre_VI
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Re: Spinoza ou la dissolution de la morale

Messagepar Alexandre_VI » 10 août 2014, 17:50

Bonjour Vanleers,

D'accord, suivre la raison est un idéal, qui assure une vie plus humaine, je veux dire plus parfaite.

Mais en fait d'idéal, il me semble que Spinoza abolit la frontière entre l'idéal et le réel. Un être n'a que le degré de perfection compatible avec sa nature individuelle à un moment donné. Il n'a jamais moins de perfection qu'il pourrait avoir en tant qu'individu à ce moment-là.

Comment critiquer quelqu'un s'il n'a pas pu faire mieux? Il est certes possible qu'une critique ait l'effet d'augmenter la perfection de l'individu à l'avenir. Mais finalement, cela ne dépend pas du choix de l'individu critiqué... C'est de Dieu que dépend la perfection qu'un individu aura à l'avenir.

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Re: Spinoza ou la dissolution de la morale

Messagepar Vanleers » 11 août 2014, 11:01

A Alexandre_VI

Suivre la raison est-il un idéal ?

Spinoza écrit dans le scolie d’E IV 18 :

« Comme la raison ne demande rien contre la nature, c’est donc elle-même qui demande que chacun s’aime lui-même, recherche son utile, ce qui lui est véritablement utile, et aspire à tout ce qui mène véritablement l’homme à une plus grande perfection, et, absolument parlant, que chacun s’efforce, autant qu’il est en lui, de conserver son être. »

On demandera alors : « Qu’est-ce que la raison ? » Spinoza répond :
« Mais l’essence de la Raison n’est rien d’autre que notre Esprit en tant qu’il comprend clairement et distinctement » (E IV 26 dém.)

Citons maintenant les définitions 1 et 2 d’E IV :
« Par bien, j’entendrai ce que nous savons avec certitude nous être utile.
Et par mal, ce que nous savons avec certitude nous empêcher de posséder un bien. »

J’assimile « savoir avec certitude » à « comprendre clairement et distinctement ».

Autrement dit, c’est la raison qui détermine ce qui, pour nous, est véritablement un bien ou un mal.
Ceci me fait revenir à votre citation de Spinoza dans la lettre à Blyenbergh :

« Et celui qui verrait clairement qu'en commettant des crimes, il vivrait mieux, autrement dit qu'il jouirait d'une essence meilleure et plus parfaite qu'en suivant la vertu, il serait un idiot lui aussi s'il ne les faisait pas. Car les crimes, pour une nature humaine à ce point pervertie, seraient des vertus. »

Voir clairement qu’en commettant des crimes, ce serait vivre mieux, ce serait faire usage de la raison mais nous avons vu, en E IV 37 que le bien auquel le criminel aspirerait, il le désirerait aussi pour tous les autres hommes, ce qui est une contradiction.

Dans sa réponse à Blyenbergh, Spinoza fait donc état d’un cas d’école, d’un cas limite qui, en réalité, ne peut exister, en tout cas qui ne peut exister dans son système.

Le criminel ne saurait être dit vivre sous la conduite de la raison. Il agit donc selon ses passions. Or :

« En tant qu’ils sont en proie à des affects qui sont des passions, les hommes peuvent être contraires les uns aux autres » (E IV 34)

A l’inverse :

« C’est en tant seulement qu’ils vivent sous la conduite de la raison, que les hommes nécessairement conviennent toujours en nature. » (E IV 35)

Bien à vous

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Re: Spinoza ou la dissolution de la morale

Messagepar Clairette » 26 févr. 2017, 08:43

Bonjour,

Il est vrai que comme Spinoza affirme que le bien et le mal ne renvoient à rien d'objectif et de réel dans les choses mêmes, la morale semble ne plus avoir aucun fondement dans les choses mêmes.

Certes, il essaie de retrouver la morale par un autre biais (le bien désigne ce qui est utile à l'homme, c'est la raison qui est ce qui est le plus utile à l'homme, et celui qui fait le mal ne comprend pas là où réside son utilité) mais le mal est fait : la morale perd son soubassement objectif qui était jusque là incontesté.

On comprend pourquoi le spinozisme a fait scandale à son époque !

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Henrique
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Re: Spinoza ou la dissolution de la morale

Messagepar Henrique » 02 août 2018, 12:12

Que le bien et le mal ne puissent être des objets réels en tant que tels n'empêche pas qu'ils puissent décrire une relation objective entre des objets réels : une amanite phalloïde est vénéneuse pour l'homme parce qu'elle ne convient pas à sa complexion propre, mais il peut tout à fait être un aliment convenable pour certains insectes. S'il y a un certain relativisme axiologique chez Spinoza, cela ne signifie en aucun cas que tout se vaut du point de vue d'une subjectivité capable de raisonner.

Il n'y a pas de bien ou de mal pour la nature qui est infinie et ne peut donc être affaiblie ou détruite par quelqu'objet existant en dehors d'elle. Mais il y a objectivement du bon et du mauvais pour les modes de la substance quoi qu'on puisse imaginer : développer sa raison est toujours bon pour l'homme, cultiver des passions tristes comme la haine est toujours mauvais.
Aussi, plus un bien est grand, c'est-à-dire plus il concerne d'individus, meilleur il est : tuer un terroriste prêt à tuer est mauvais pour le terroriste et son groupe de terroristes mais bon pour la société qui s'en protège et c'est ainsi objectivement un bien plus grand que de le laisser nuire.

A la différence de Spinoza qui tendait à penser à son époque cartésienne que les ressources terrestres étaient infinies, on peut penser dans un cadre qui reste spinoziste que tout ce qui permet de créer une relation constructive et unifiante entre les êtres qu'il nous est donné de côtoyer est bon et préférable à une exploitation aveugle à notre seul profit. Développer des relations d'échange constructif avec le plus grand nombre possible d'êtres naturels est nécessairement meilleur que s'en tenir à une relation d'exploitation dans laquelle ce qui est pris est plus grand, voire incomparable, avec ce qui est apporté. Ainsi on peut envisager au delà du contrat social, un contrat naturel ou plutôt terrestre, dans lequel on s'attache à apporter autant aux êtres naturels que nous utilisons que nous leur prenons.

Comme on est ici avec Spinoza, il n'y a pas à supposer un libre choix de la volonté mais ce que la raison nous conduit à préférer comme objectivement meilleur, sachant que la raison n'est rien d'autre que la représentation adéquate de la nature (ce qui explique pourquoi "la raison ne demande rien de contraire à la nature" (IV, 18sc) , sachant qu'il y demeure un échange comme dans tout contrat et la possibilité de comprendre que sans le contrat, les choses seront bien pires. Et cela maintient aussi des devoirs de part et d'autres : si un des contractants se révèle plus nuisible qu'utile, alors ce contractant peut être limité dans sa puissance ou détruit
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