Joske a écrit :Pourriez-vous me dire ce qui fait que de lire des personnes que l'on juge intelligentes crée de la joie et non pas de la rivalité et de la tristesse? Est-ce le mimétisme qui agirait positivement ou négativement selon les circonstances? Est-ce une question d'objet, la raison d'un côté et un objet non partageable de l'autre? En résumé, j'aimerais savoir ce qui chez Spinoza fait que l'égoïsme crée du lien social harmonique ou concurrentiel?
D'abord je crois qu'il faut bien préciser ce qu'on entend par "égoïsme" : le "bas" ou le "haut". Le "bas", qui est l'acception commune, signifie "être sans égard pour le bien des autres" (il y a pire : rechercher le malheur des autres.) Le "haut" ("égoïsme conséquent" de Paul Diel) traduit une loi de la Nature qui est qu'aucune action n'est faite que dans le but du bien propre (qui définit aussi l’utile.)
La distinction entre les deux apparaît là clairement liée à une question : l'intégration du bien des autres, la bonté, fait-elle partie de l'utile propre ?
La réponse est selon moi clairement "oui." Un débat sur ce sujet a eu lieu ici. (Sur la transposition aux systèmes politiques actuels, des contributions peuvent être consultées là et là.)
Il me semble clair que pour Spinoza, la bonté est tout simplement incluse dans la vertu (et donc n’est pas seulement le résultat d’un calcul d’intérêt bien compris.) Par conséquent, le « bas » égoïsme n’est dû qu’aux passions. Au contraire, il est beau et bon de communier en vertu, qui est un bien commun. Il y a certainement une grosse différence de nature entre la vertu, intérieure et commune, et des objets extérieurs et non naturellement communs ; toutefois, le seul bien propre est la première, et elle impose naturellement le partage des seconds. Quant à l’état de nature, il est fait de beaucoup de passions et l’état social comprend donc en proportion des dispositions destinées à en contenir les mauvais effets.
Spinoza, Ethique IV, traduit par E. Saisset, a écrit :P24 : Agir absolument par vertu, ce n’est autre chose que suivre la raison dans nos actions, dans notre vie, dans la conservation de notre être (trois choses qui n’en font qu’une), et tout cela d’après la règle de l’intérêt propre de chacun.
P25 : Personne ne s’efforce de conserver son être à cause d’une autre chose que soi-même.
P26 : Nous ne tendons par la raison à rien autre chose qu’à comprendre, et l’âme, en tant qu’elle se sert de la raison, ne juge utile pour elle que ce qui la conduit à comprendre.
P27 : Rien ne nous est connu comme certainement bon ou mauvais que ce qui nous conduit à comprendre véritablement les choses, ou ce qui peut nous en éloigner.
P28 : Le bien suprême de l’âme, c’est la connaissance de Dieu ; et la suprême vertu de l’âme, c’est de connaître Dieu.
P29 : Toute chose particulière dont la nature est entièrement différente de la nôtre ne peut ni favoriser ni empêcher notre puissance d’agir, et il est absolument impossible qu’une chose nous soit bonne ou mauvaise si elle n’a avec nous rien de commun.
P30 : Aucune chose ne peut nous être mauvaise par ce qu’elle a de commun avec notre nature ; mais en tant qu’elle nous est mauvaise, elle est contraire à notre nature.
P31 : En tant qu’une chose a de la conformité avec notre nature, elle nous est nécessairement bonne.
P32 : En tant que les hommes sont soumis aux passions, on ne peut dire qu’il y ait entre eux conformité de nature.
P33 : Les hommes peuvent différer de nature, en tant qu’ils sont livrés au conflit des affections passives, et sous ce point de vue, un seul et même homme varie et diffère de soi-même.
P34 : Les hommes, en tant qu’ils sont livrés au conflit des affections passives, peuvent être contraires les uns aux autres.
P35 : Les hommes ne sont constamment et nécessairement en conformité de nature qu’en tant qu’ils vivent selon les conseils de la raison.
Corollaire I : Rien dans la nature des choses n’est plus utile à l’homme que l’homme lui-même, quand il vit selon la raison. Car ce qu’il y a de plus utile pour l’homme, c’est ce qui s’accorde le mieux avec sa nature (par le Coroll. de la Propos. 31, part. 4), c’est à savoir, l’homme (cela est évident de soi). Or, l’homme agit absolument selon les lois de sa nature quand il vit suivant la raison (par la Déf. 2, part. 3), et à cette condition seulement la nature de chaque homme s’accorde toujours nécessairement avec celle d’un autre homme (par la Propos. précéd.). Donc rien n’est plus utile à l’homme entre toutes choses que l’homme lui-même, etc. C. Q. F. D.
Corollaire II : Plus chaque homme cherche ce qui lui est utile, plus les hommes sont réciproquement utiles les uns aux autres. Plus, en effet, chaque homme cherche ce qui lui est utile et s’efforce de se conserver, plus il a de vertu (par la Propos. 20, part. 4), ou, ce qui est la même chose (par la Déf. 8, part. 4), plus il a de puissance pour agir selon les lois de sa nature, c’est-à-dire (par la Propos. 3, part. 3) suivant les lois de sa raison. Or les hommes ont la plus grande conformité de nature quand ils vivent suivant la raison (par la Propos. précéd.). Donc (par le précéd. Coroll.) les hommes sont d’autant plus utiles les uns aux autres que chacun cherche davantage ce qui lui est utile. C. Q. F. D.
P37 : Le bien suprême de ceux qui pratiquent la vertu leur est commun à tous, et ainsi tous en peuvent également jouir.
P38 : Le bien que désire pour lui-même tout homme qui pratique la vertu, il le désirera également pour les autres hommes, et avec d’autant plus de force qu’il aura une plus grande connaissance de Dieu.
Scholie I : Celui qui fait effort, uniquement par passion, pour que les autres aiment ce qu’il aime et pour qu’ils vivent à son gré, celui-là, n’agissant de la sorte que sous l’empire d’une aveugle impulsion, devient odieux à tout le monde, surtout à ceux qui ont d’autres goûts que les siens et s’efforcent en conséquence à leur tour de les faire partager aux autres. De plus, comme le bien suprême que la passion fait désirer aux hommes est souvent de nature à ne pouvoir être possédé que par un seul, il en résulte que les amants ne sont pas toujours d’accord avec eux-mêmes, et, tout en prenant plaisir à célébrer les louanges de l’objet aimés craignent de persuader ceux qui les écoutent. Au contraire, ceux qui s’efforcent de conduire les autres par la raison n’agissent point avec impétuosité, mais avec douceur et bienveillance, et ceux-là sont toujours d’accord avec eux-mêmes.
Tout désir, toute action dont nous sommes nous-mêmes la cause en tant que nous avons l’idée de Dieu, je les rapporte à la religion. J’appelle piété le désir de faire du bien dans une âme que la raison conduit. Le désir de s’unir aux autres par les liens de l’amitié, quand il possède une âme qui se gouverne par la raison, je le nomme honnêteté, et l’honnête est pour moi ce qui est l’objet des louanges des hommes que la raison gouverne, comme le déshonnête est ce qui est contraire à la formation de l’amitié. J’ai expliqué en outre quels sont les fondements de l’Etat, et il est aisé aussi de déduire de ce qui précède la différence qui sépare la vertu véritable de l’impuissance. La vertu véritable n’est autre chose, en effet, qu’une vie réglée par la raison ; et par conséquent l’impuissance consiste en ce seul point que l’homme se laisse gouverner par les objets du dehors et déterminer par eux à des actions qui sont en harmonie avec la constitution commune des choses extérieures, mais non avec sa propre nature, considérée en elle-même…
Scholie II : ...Tout homme existe par le droit suprême de la nature, et en conséquence, tout homme accomplit par ce même droit les actions qui résultent de la nécessité de sa nature ; d’où il suit que tout homme, toujours en vertu du même droit, juge de ce qui est bon et mauvais et veille à son intérêt particulier, suivant sa constitution particulière (voy. les Propos. 19 et 20, part. 4), se venge du mal qu’on lui fait (voy. le Coroll. 2 de la Propos. 40, part. 3), s’efforce enfin de conserver ce qu’il aime et de détruire ce qu’il hait (voy. Propos. 28, part. 3). Si les hommes réglaient leur vie selon la raison, chacun serait en possession de ce droit sans dommage pour autrui (par le Coroll. 1 de la Propos. 35, part. 4) ; mais comme ils sont livrés aux passions (par le Coroll. de la Propos. 4, part. 4), lesquelles surpassent de beaucoup la puissance ou la vertu de l’homme (par la Propos. 6, part. 4), ils sont poussés en des directions diverses (par la Propos. 33, part. 4) et même contraires (par la Propos. 34, part. 4), tandis qu’ils auraient besoin de se prêter un mutuel secours (par le Schol. de la Propos. 35, part. 4). Afin donc que les hommes puissent vivre en paix et se secourir les uns les autres, il est nécessaire qu’ils cèdent quelque chose de leur droit naturel, et s’engagent mutuellement, pour leur commune sécurité, à ne rien faire qui puisse tourner au détriment d’autrui. Or, comment pourra-t-il arriver que les hommes, qui sont nécessairement sujets aux passions (par le Coroll. de la Propos. 4, part. 4), et par suite inconstants et variables (par la Propos. 33, part. 4), puissent s’inspirer une mutuelle sécurité, une confiance mutuelles ? ... La société pourra donc s’établir à cette condition qu’elle disposera du droit primitif de chacun de venger ses injures et de juger de ce qui est bien et de ce qui est mal, et qu’elle aura aussi le pouvoir de prescrire une manière commune de vivre, et de faire des lois, en leur donnant pour sanction, non pas la raison, qui est incapable de contenir les appétits (par le Schol. de la Propos. 17, part. 4), mais la menace d’un châtiment. Cette société, fondée sur les lois et sur le pouvoir qu’elle a de se conserver, c’est l’Etat ; et ceux qu’elle couvre de la protection de son droit, ce sont les citoyens. Nous voyons clairement par ces principes que dans l’état de nature il n’y a rien qui soit bon ou mauvais par le consentement universel, puisqu’alors chacun ne songe qu’à son utilité propre, et suivant qu’il a telle constitution et telle idée de son intérêt particulier, décide de ce qui est bon et de ce qui est mauvais, et n’est tenu d’obéir à nul autre qu’à soi-même ; de telle sorte que, dans l’état de nature, il est impossible de concevoir le péché. Mais il en va tout autrement dans l’état de société, où le consentement universel a déterminé ce qui est bien et ce qui est mal, et où chacun est tenu d’obéir à l’Etat. ...