Spinoza est-il "gentil" ?

Questions et débats d'ordre théorique sur les principes de l'éthique et de la politique spinozistes. On pourra aborder ici aussi les questions possibles sur une esthétique spinozienne.
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bardamu
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Spinoza est-il "gentil" ?

Messagepar bardamu » 22 déc. 2003, 22:48

J'ai toujours trouvé chez Spinoza une certaine cruauté, une dureté qui me semble indissociable de sa lucidité. Il n'y a pas chez lui de bonté et de compassion en soi, et pour moi, cela implique une morale de la vertu dans un sens proche de Nietzsche ("vertu dans le style de la Renaissance, virtu, vertu dépourvue de moraline", L'antéchrist).
La violence est nécessaire mais elle doit être pratiquée avec amour.

E4P37 Scolie
la loi qui défend de tuer les animaux est fondée bien plus sur une vaine superstition et une pitié de femme que sur la saine raison ; la raison nous enseigne, en effet, que la nécessité de chercher ce qui nous est utile nous lie aux autres hommes, mais nullement aux animaux ou aux choses d'une autre nature que la nôtre. Le droit qu'elles ont contre nous, nous l'avons contre elles. Ajoutez à cela que le droit de chacun se mesurant par sa vertu ou par sa puissance, le droit des hommes sur les animaux est bien supérieur à celui des animaux sur les hommes. Ce n'est pas que je refuse le sentiment aux bêtes. Ce que je dis, c'est qu'il n'y a pas là de raison pour ne pas chercher ce qui nous est utile, et par conséquent pour ne pas en user avec les animaux comme il convient à nos intérêts, leur nature n'étant pas conforme à la nôtre, et leurs passions étant radicalement différentes de nos passions (voy. le Schol. de la Propos. 57, part. 3).

E4P50
La pitié est, de soi, mauvaise et inutile dans une âme qui vit selon la raison.

E4P53
L'humilité n'est point une vertu ; en d'autres termes, elle ne provient point de la raison.

E4P54
Le repentir n'est point une vertu, ou en d'autres termes, il ne provient point de la raison ; au contraire, celui qui se repent d'une action est deux fois misérable ou impuissant.

Lettre XXIII à Blyenbergh : "qui verrait clairement qu'il peut jouir d'une vie ou d'une essence meilleure en commettant des crimes qu'en s'attachant à la vertu, il serait insensé, lui aussi, s'il s'abstenait de commettre des crimes. Car au regard d'une nature humaine aussi pervertie, les crimes seraient vertu."

Traité politique, chapitre huit :
celui qui propose une modification des lois fondamentales de l'état "il ne suffira pas de le condamner à mort et de confisquer tous ses biens, il faudra qu'un monument public perpétue à jamais le souvenir de son crime".


sescho a écrit :(...) la bonté et la compassion appartiennent au bien suprême que l'on se fait à soi.

Les humains comprendront mais tous les hommes ne sont pas humains.

E4P50 scolie : Car si un homme n'est jamais conduit, ni par la raison, ni par la pitié, à venir au secours d'autrui, il mérite assurément le nom d'inhumain, puisqu'il ne garde plus avec l'homme aucune ressemblance (par la Propos. 27, part. 3).

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Messagepar ghozzis » 23 déc. 2003, 14:58

Salut Fab!
Moi aussi, je me demande bien si Spino est "gentil". Je trouve en effet dans sa vertu une espèce de cruauté (envers soi aussi d'ailleurs) qui me fait frémir tout en suscitant mon admiration...A propose de Nietzsche et de la compassion envers la souffrance animale, je ne sais pas si tu connais cette anecdote. Nietzsche a définitivement basculé dans la folie le jour où, voyant un cheval qui avait été renversé dans la rue, il s'est précipité vers lui "pour le consoler"...
Toujours à propos de Nietzsche, celui ci, dans la Généalogie de la Morale, analyse l'ascétisme comme un retournement de la Volonté de Puissance qui, ne pouvant trouver d'exutoire dans le monde, se retourne contre le sujet qui, faute de pouvoir martyriser les autres, se martyrise lui meme. J'ai trouvé ce point de vue intéressant, quant à savoir s'il est exact, c'est une autre question.
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Messagepar infernus » 23 déc. 2003, 15:50

Spinoza et Nietzsche pensent tout deux une philosophie individualiste dans le sens où il s’agit d’accroître son être par une juste lucidité de la vie, que se soit l’ "amor fati" (affirmation active ) ou l’ "union mentale avec toute la Nature". Ils s’opposent ainsi tous deux à la pensée judéo-chrétienne qui déprécie la vie d’ici bas et dont les forces réactives prônent une souffrance individuelle puis par extension collective comme étant le juste chemin du salut. L’éthique de Spinoza et celle de Nietzsche (car il y en a une !) sont proches en ce sens que l’homme doit mettre sa pensée au service de la vie afin de "persévérer dans son être" individuel, de l’accroître si l’on pense la vie comme étant foncièrement volonté de puissance. Toute souffrance individuelle naissant de celles autres (la compassion, la pitié ) est à bannir puisqu’ étant source affaiblissante de l’être, ainsi que toute souffrance infligée à soi-même (mauvaise conscience, repentir). Si « gentillesse » il doit y avoir, c’est avec soi-même.

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Messagepar sescho » 26 déc. 2003, 13:11

bardamu a écrit :J'ai toujours trouvé chez Spinoza une certaine cruauté, une dureté qui me semble indissociable de sa lucidité. Il n'y a pas chez lui de bonté et de compassion en soi, et pour moi, cela implique une morale de la vertu dans un sens proche de Nietzsche ("vertu dans le style de la Renaissance, virtu, vertu dépourvue de moraline", L'antéchrist).
La violence est nécessaire mais elle doit être pratiquée avec amour.


Pour moi, Spinoza est un homme honnête et donc un homme bon, car les deux vont toujours ensemble. Mais la bonté n’a rien à voir avec la complaisance (qui aime bien châtie bien), ni avec le sentimentalisme, ni, plus généralement, ne se marie avec l’ignorance.

S’agissant des animaux, je ferais d’abord remarquer que le souci général de la Nature extérieure et du bien-être des animaux est extrêmement récent, et que le simple fait de reconnaître des sentiments aux animaux est déjà beaucoup pour l’époque. Si l’on convient que leur nature est bien plus proche de la nôtre que Spinoza ne le dit, alors la compassion s’étend aussi à eux. Finalement, la bonté est avant tout un état d’esprit qui s’étend à tout ; Spinoza l’appelle « Amour de Dieu » (lire E5, en particulier E5P41, citée à la fin). On peut malgré cela considérer qu’il est nécessaire à notre nature de tuer des animaux – et même, s’agissant de cas particuliers, d’autres hommes.

S’agissant des affections, rien ne peut être dit de sérieux si l’on n’associe pas au mot sa définition, d’une part, et d’autres définitions approchantes, d’autre part : la « pitié » devient la « commisération » chez Appuhn, définie (définition 18 des Affections) par : une tristesse qu’accompagne l’idée d’un mal arrivé à un autre que nous imaginons semblable à nous ; ce qui est bien différent selon moi du sens commun donné à « pitié » et s’apparente nettement plus au sentimentalisme, qui est une facette de la vanité. La bonté n’implique nullement la tristesse, mais le désir d’aider l’autre à être soulagé de sa souffrance, ou de ne pas lui infliger de souffrance inutile, ou d’augmenter son bien-être. Spinoza semble effectivement associer plus ou moins (voir E4P37, E4App ch. 13, p. ex.) à « commisération » aussi la « miséricorde » (définition 24 des Affections : Amour en tant qu’il affecte l’homme de telle sorte qu’il s’épanouisse du bien d’autrui et soit contristé par le mal d’autrui ; Explication suivant la définition 18 ) et la « bienveillance » (définition 35 des Affections : Désir de faire du bien à celui pour qui nous avons de la commisération). Mais il définit aussi - outre la « clémence » (Def. 38, Expl.) et l’ « humanité » (Def. 43) - la « piété » :

Spinoza, traduit par Saisset, dans E4P37, a écrit :Le bien que désire pour lui-même tout homme qui pratique la vertu, il le désirera également pour les autres hommes, et avec d’autant plus de force qu’il aura une plus grande connaissance de Dieu.

… ceux qui s’efforcent de conduire les autres par la raison n’agissent point avec impétuosité, mais avec douceur et bienveillance, et ceux-là sont toujours d’accord avec eux-mêmes.

… J’appelle piété le désir de faire du bien dans une âme que la raison conduit. Le désir de s’unir aux autres par les liens de l’amitié, quand il possède une âme qui se gouverne par la raison, je le nomme honnêteté, et l’honnête est pour moi ce qui est l’objet des louanges des hommes que la raison gouverne, comme le déshonnête est ce qui est contraire à la formation de l’amitié.


On trouve aussi la « générosité » dans E3P59 : Désir par lequel un individu s’efforce en vertu du seul commandement de la raison à assister les autres hommes et à établir entre eux et en lui un lien d’amitié.

De même pour « l’humilité » : Tristesse née de ce que l’homme considère son impuissance ou sa faiblesse ; ceci n’a rien à voir avec le sens qu’on donne selon moi généralement à « humilité » (qui n’a rien à voir avec « humiliation »), savoir la modestie à un niveau poussé. Et dans ce cadre, Spinoza, qui tient le désir de gloire pour vain, et l’orgueil comme le summum de l’ignorance de soi (Définition 28 des Affections, E4P55, 56, 57 + Scholie) ne peut qu’approuver son contraire (véritable, qui n’est donc pas la « mésestime de soi »).

bardamu a écrit :Lettre XXIII à Blyenbergh : "qui verrait clairement qu'il peut jouir d'une vie ou d'une essence meilleure en commettant des crimes qu'en s'attachant à la vertu, il serait insensé, lui aussi, s'il s'abstenait de commettre des crimes. Car au regard d'une nature humaine aussi pervertie, les crimes seraient vertu."


Ceci n’est qu’une conséquence de ce que tout ce qui se produit se produit nécessairement : le fait, quel qu’il soit, s’impose de soi comme découlant nécessairement des lois de la Nature et expression même de la puissance de cette Nature. Il n’y a aucune notion de bien et de mal dans cette façon d’appréhender les choses ; c’est un jugement qui vaut pour un fait quelconque, en tant que fait. Autre exemple, si un homme voit l’augmentation de sa puissance dans le suicide, il serait aberrant qu’il ne se suicide pas, pour aussi contradictoire que cela paraisse aux autres.

bardamu a écrit :Les humains comprendront mais tous les hommes ne sont pas humains.

E4P50 scolie : Car si un homme n'est jamais conduit, ni par la raison, ni par la pitié, à venir au secours d'autrui, il mérite assurément le nom d'inhumain, puisqu'il ne garde plus avec l'homme aucune ressemblance (par la Propos. 27, part. 3).


On ne peut faire affirmation plus claire que la compassion est le propre de l’homme « réalisé ». Que tous les hommes ne soient pas « réalisés » est, je pense, une évidence quotidiennement renouvelée… à commencer par soi-même…

Spinoza, traduit par Saisset, dans E5P41, a écrit : Alors même que nous ne saurions pas que notre âme est éternelle, nous ne cesserions pas de considérer comme les premiers objets de la vie humaine la piété, la religion, en un mot, tout ce qui se rapporte, ainsi qu’on l’a montré dans la quatrième partie, à l’intrépidité et à la générosité de l’âme.
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Messagepar infernus » 29 déc. 2003, 04:06

Je me demande si la philosophie de Spinoza est une philosophie de l’ « amour », du moins celui du prochain. Car s’il l’amour de Dieu, qui n’est autre que l’amour de la vie résultant d’une pleine compréhension de sa nécessité éternelle, est l’aboutissement de l’homme, la morale de Spinoza, sa philosophie pratique, ne tend-elle pas vers un certain utilitarisme ? N’est-ce pas la raison, un calcul rationnel, qui conduit l’homme à ne pas nuire à autrui, plus encore de cultiver l’amitié pour vivre en harmonie les uns avec les autres ? N’est-ce pas une réflexion rationaliste qui, au nom d’un déterminisme et d’une nécessité universelle, fait que l’on doit pardonner les torts d’autrui ? Si la « bonté », la « générosité » découlent nécessairement d’une connaissance adéquate des choses, n’en sont que le prolongement, elles ne sont donc pas gratuites et ne peuvent être prônées en tant que règles d’actions.
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Re: Spinoza est-il "gentil" ?

Messagepar itvero » 29 déc. 2003, 10:21

[
E4P50
La pitié est, de soi, mauvaise et inutile dans une âme qui vit selon la raison.

E4P53
L'humilité n'est point une vertu ; en d'autres termes, elle ne provient point de la raison.

E4P54
Le repentir n'est point une vertu, ou en d'autres termes, il ne provient point de la raison ; au contraire, celui qui se repent d'une action est deux fois misérable ou impuissant.

S. n'est ni un prophète ni un inspiré de Dieu. Les trois précédentes citations me semblent tout à fait pertinentes. En effet au lieu de se complaire dans la pitité, l'humilité ou le repentir, ne vaut-il pas mieux AGIR...
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Messagepar sescho » 29 déc. 2003, 20:38

ghozzis a écrit :Toujours à propos de Nietzsche, celui ci, dans la Généalogie de la Morale, analyse l'ascétisme comme un retournement de la Volonté de Puissance qui, ne pouvant trouver d'exutoire dans le monde, se retourne contre le sujet qui, faute de pouvoir martyriser les autres, se martyrise lui meme.


De manière générale, ceux qui ont quelque autorité en matière de santé mentale considèrent que l'ascèse - étant entendu par-là non la tempérance ou un exercice ponctuel de maîtrise de soi, mais la martyrisation volontaire et durable du corps - est une déformation mentale.

infernus a écrit :L’éthique de Spinoza et celle de Nietzsche (car il y en a une !) sont proches en ce sens que l’homme doit mettre sa pensée au service de la vie afin de "persévérer dans son être" individuel, de l’accroître si l’on pense la vie comme étant foncièrement volonté de puissance. Toute souffrance individuelle naissant de celles autres (la compassion, la pitié ) est à bannir puisqu’ étant source affaiblissante de l’être, ainsi que toute souffrance infligée à soi-même (mauvaise conscience, repentir). Si « gentillesse » il doit y avoir, c’est avec soi-même.


Pourquoi la gentillesse avec soi-même exclurait-elle la bonté pour autrui ?! Lorsqu'on s'aime, on aime les autres, et il n'y a même que dans ce cas qu'on aime véritablement les autres.

Tout être vivant cherche à accroître sa puissance et il n'agit que dans ce but (souvent avec échec). J'ai pas mal lu Nietzsche mais aussi très incomplètement. Dans ce dont j'ai la mémoire, je vois beaucoup de critiques - avec l'extrême vivacité d'esprit qui le caractérise - de la faiblesse érigée en rêgle de vie, selon lui au moins. Mais il y a quelque chose que je n'ai pas trouvé, et qui est fondamental :

Qu'est-ce que la Puissance ?

infernus a écrit :Je me demande si la philosophie de Spinoza est une philosophie de l’ « amour », du moins celui du prochain. Car si l’amour de Dieu, qui n’est autre que l’amour de la vie résultant d’une pleine compréhension de sa nécessité éternelle, est l’aboutissement de l’homme, la morale de Spinoza, sa philosophie pratique, ne tend-elle pas vers un certain utilitarisme ?


Mais certainement (si ce n'est qu'"utilitarisme" a une certaine connotation vulgaire) : la recherche de l'utile propre. Mais la question est alors : qu'est-ce donc que l'utile supérieur, suprême ?

infernus a écrit :N’est-ce pas la raison, un calcul rationnel, qui conduit l’homme à ne pas nuire à autrui, plus encore de cultiver l’amitié pour vivre en harmonie les uns avec les autres ? N’est-ce pas une réflexion rationaliste qui, au nom d’un déterminisme et d’une nécessité universelle, fait que l’on doit pardonner les torts d’autrui ? Si la « bonté », la « générosité » découlent nécessairement d’une connaissance adéquate des choses, n’en sont que le prolongement, elles ne sont donc pas gratuites et ne peuvent être prônées en tant que règles d’actions.
Aimer l’homme, tout comme aimer la rose, c’est aimer Dieu. Mais l’on ne peut éduquer à aimer, seulement à penser.


Déjà, la connaissance vraie, celle du troisième genre, n'est pas la Raison mais l'intuition claire ; c'est une forme particulière - supérieure - du penser. La véritable bonté n'est pas un calcul basé sur la crainte, qui est une faiblesse, ou même l'intérêt secondaire bien compris : elle est une composante de la joie de vivre. Effectivement, selon moi, la bonté va obligatoirement avec la véritable connaissance (du troisième genre). Je ne sais néanmoins qui peut dire que s'exercer à la compassion est moins efficace dans le cadre d'un amendement de soi que de manier la Raison (qui comprend son propre écueil : l'intellectualisme stérile, qui ne débouche jamais sur une vision intuitive, claire et distincte). Mais il est vrai que la voie de Spinoza est avant tout celle de la connaissance.
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Messagepar Henrique » 30 déc. 2003, 03:33

La philosophie de Spinoza que j'appelle philosophie de l'affirmation enseigne à être dur. La vertu est force : les actions qui suivent du mental en tant qu'il comprend sont nommées fortitudo (E3P59S), ce qui se traduit d'abord par "solidité" et par extension "force d'âme". Appliquée à soi-même, la vertu est animositas, ce qui signifie d'abord ardeur, courage puis chez beaucoup de traducteurs "fermeté d'âme". Mais le terme de courage me semble plus exact, car c'est à la fois un terme plus courant et plus proche du sens pratique de l'animositas. Le courage, c'est le contraire de la crainte, de la paresse, du laisser-aller à la tristesse, à l'abattement, à la complaisance pour sa propre faiblesse dans toutes ses modalités possibles. Etre courageux, c'est étymologiquement avoir du coeur. Et premièrement, avoir du coeur, ce n'est pas s'affliger des malheurs d'autrui - ce qui revient à ajouter de la faiblesse à la faiblesse - c'est se tenir fermement dans l'être : bien digérer (ne pas avoir mal au coeur), supporter les difficultés, être vivant sachant que quand le coeur ne bat plus, c'est la mort. Et tirer du plaisir de cette force.

L'homme vertueux n'hésite pas à affirmer sa force et à tirer de la joie de cette affirmation. Mais s'il ne s'affaiblit pas avec les faibles, il ne cherche pas non plus à les affaiblir encore pour pouvoir affirmer sa force, autrement dit à les dominer. Affirmer (=se tenir fermement dans) sa force adéquatement signifie chercher à affermir ce qui est faible : non frangere, sed firmare, ne point briser, mais renforcer. Comme le dit Itvero - à qui je souhaite par ailleurs la bienvenue ! - plutôt que de s'apitoyer, il est préférable d'agir : la gentillesse du médecin consiste-t-elle à s'affliger devant la souffrance de son patient au risque d'en perdre ses moyens ou bien à soigner la personne en n'hésitant pas à lui administrer des remèdes voire des opérations désagréables ou douloureuses qui le sauveront ?

N'importe qui préférera un médecin froid mais efficace à un médecin qui souffre avec ses patients à tel point qu'il ne peut plus rien faire de bon. Est-ce à dire que la véritable générosité - puisque c'est bien de cela qu'il s'agit (le "désir qui porte chacun de nous, en vertu des seuls commandements de la raison, à faire effort pour aider les autres hommes et se les attacher par les liens de l'amitié") - est indifférence à la souffrance ou à la joie d'autrui ? Ce serait oublier que la puissance essentielle de l'homme en tant qu'être de désir est le pouvoir d'être affecté. Et ce serait une grossière erreur que de croire que le philosophe spinoziste vise à n'être affecté par rien : il vise à être maître de ses affections et des affects qui s'en suivent, mais non à cultiver une morne indifférence à tout ce qui l'entoure. Pour ce faire, il cultive les affects actifs, ceux dont il est cause adéquate, la joie de comprendre essentiellement, ce qui est l'opposé de l'indifférence car comprendre, c'est s'intéresser à.

Ainsi, le médecin spinoziste bien qu'il ne cultive pas la pitié ne serait pas celui qui traite ses patients comme de simples choses inanimées ainsi que cela se voit dans certains hopitaux. Il est conscient de ce qu'il y a de commun entre lui et son patient, à commencer par le désir de vivre et il tire de là une joie qui lui suffit à se porter au secours de celui qui en a besoin [il ne refusera cependant pas les honoraires qui lui permettent d'exercer son talent ;-)]. Car nuire à ce qui possède un grand nombre de propriétés communes avec soi-même, c'est se nuire à soi-même tandis que renforcer ce qui a ces propriétés, c'est se renforcer soi-même comme Serge a eu raison de le rappeler. De même que le vrai ne détruit pas ce qu'il y a de positif dans le faux (E4P1), l'affect actif ne détruit pas ce qu'il y a de positif dans l'affect passif. Ce qu'il y a de positif dans la pitié, la considération d'autrui en tant qu'être vivant, sensible et intelligent, la générosité l'a également. Mais ce qu'il y a de négatif, la tristesse, elle le nie : l'affirmation de soi est négation de la négation.

On voit ainsi Spinoza répondre avec une grande douceur à son ami Peter Balling qui se demande s'il n'a pas perçu l'âme de son enfant décédé l'appeler une nuit tandis qu'il répond de façon passablement ironique à Hugo Boxel au sujet de l'existence en général des spectres. Dans un cas, il faut calmer, consoler dans le sens de consolider ; dans l'autre, il faut choquer en prenant garde de ne pas blesser, de façon également à consolider ce qu'il y a de positif dans l'esprit de l'interlocuteur, à savoir les idées claires et distinctes, pour qu'elles prennent progressivement la place des rêveries obscures et confuses. Dans les deux cas, Spinoza est donc généreux : il n'est pas indifférent et agit de façon à renforcer ses semblables.

Est-il gentil ? La gentillesse est un peu à la générosité ce que la joliesse est à la beauté, la même chose en moins intense, en moins ferme. Comme la véritable générosité peut conduire à choquer celui qui se complaît dans une certaine faiblesse d'esprit et de coeur, elle peut passer pour un manque de gentillesse cette dernière étant une sorte d'image affaiblie de la générosité. Mais la générosité n'est pas non plus le culte de l'impassibilité devant la souffrance d'autrui comme on l'a vu, on ne prendra donc pas pour généreux celui qui se plaît à faire souffrir systématiquement autrui, sous prétexte que "cela le prépare à la vie" ou plus trivialement que "cela lui fait les pieds".

Enfin l'intérêt pour autrui que suppose la générosité n'est pour autant l'intéressement pour répondre à la remarque d'Infernus : "la vertu doit être désirée pour elle-même, et non pour autre chose, car il n'en est pas de préférable pour nous, ou de plus utile" (E4P18S). Traiter autrui comme simple moyen (pour parler comme Kant), ce n'est pas cela le véritable utile propre dont parle Spinoza. L'utile propre n'est pas le commencement de l'utile commun mais son fondement : ce n'est pas ce à quoi se réduit l'utile commun mais ce que cela suppose en l'englobant. L'utile commun n'est pas un moyen pour l'intérêt propre de se conserver mais fait partie, de façon immanente et non transitive, de l'utile propre. Si je rends service à mon voisin, ce n'est pas parce que j'espère qu'un jour il me rendra ce service - ce qui peut s'avérer bien souvent un espoir infondé - mais parce que mon intérêt est son intérêt et inversement. La "récompense" est immédiate, c'est la joie de renforcer ce qui est une autre façon d'être cela même que je suis, un (autre) homme, la vertu même. Point donc de "calcul" ici.

Il reste un point évoqué au départ par Fabien dont je n'ai pas parlé, c'est la question du droit à tuer des animaux sans se poser de question. Ce que Spinoza dit de cette question me semble plus que daté historiquement, comme le suggère Serge, cela me semble contradictoire avec la philosophie même de cet auteur. Mais j'en traiterai dans un prochain article.

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Messagepar infernus » 30 déc. 2003, 13:17

Ton post, Henrique, m’éclaire un peu plus. Je pensais plus que pour Spinoza, il n’y avait pas d’utile commun, en soi, mais que d’utiles relatifs à la singularité des être et qui, lorsqu’ils sont pensés adéquatement par rapport à chacun ne peuvent que coexister tous en harmonie.
Il est vrai qu’en allant garder la petite fille de mon voisin qui se trouve à l’hôpital, j’éprouve de la joie immédiatement, car comme tu dis « mon intérêt est son intérêt, et vice versa » ; partageant les mêmes caractéristiques que lui et sa fille, en tant qu’être humain, je ne peux que vouloir que tous les deux continuent de persévérer dans leur être. Mais j’y voyais là, pour Spinoza, un calcul de mon être consciemment ou non, qui rechercherait son intérêt propre, et qui l’atteindrait en permettant à autrui, tant que faire ce peut, de s’accroître lui même, faisant tous parti du même Tout etc…

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Messagepar Henrique » 01 janv. 2004, 17:08

Il y a calcul à mon sens quand on consent à une action que l'on juge désagréable pour obtenir un bien plus grand, comme c'est le cas lorsqu'on prend un médicament au goût amer pour guérir. Le bien recherché est différé pour être obtenu avec plus de certitude et d'extension. Mais quand tu rends service à ton voisin, tu ne fais pas quelque chose de foncièrement désagréable, au contraire tu le fais parce que tu y trouves une joie, non bien sûr que tu sois content que sa fille soit à l'hopital mais parce que tu considères ta puissance à être utile à ceux à tu es lié par un lien d'amitié. Le bien étant immédiat, il n'y a pas de calcul pour celui qui comprend son unité avec ses semblables : la béatitude n'est pas récompense de la vertu, elle est la vertu même.

Mais cela ne signifie pas qu'il n'y ait jamais aucun calcul : celui qui ne voit pas son unité avec l'homme qui lui demande de l'aide peut cependant prendre conscience médiatement d'un bien avenir plus grand s'il consent à apporter son aide. On peut se dire que l'intérêt bien compris est de rendre service à ceux qui plus tard pourront nous rendre un service également. Mais on se trouve ici au mieux dans une connaissance imaginaire de sa relation à autrui, par la considération d'un avenir qui n'est jamais que possible et peu propre à mouvoir ma vie affective. Dans une connaissance rationnelle d'autrui, j'ai dès à présent conscience de l'intérêt à l'aider : je m'intéresse à l'autre non parce que je suis "intéressé" mais parce que l'autre est par lui-même intéressant en tant qu'être humain à part entière et non en tant que simple moyen.

Amitiés,
Henrique


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