Spinoza est-il "gentil" ?

Questions et débats d'ordre théorique sur les principes de l'éthique et de la politique spinozistes. On pourra aborder ici aussi les questions possibles sur une esthétique spinozienne.
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infernus
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Messagepar infernus » 02 janv. 2004, 16:23

Est-ce à penser alors que l’on peut rapprocher la morale de Spinoza de celle de Kant ? Ce dernier pense en effet un pouvoir absolu de la raison pure, dans son usage pratique, de déterminer la volonté conformément à une loi morale apodictique, dépouillée de tout élément empirique. La vertu consiste donc dans l’ « auto-obéissance » à la loi morale, fait pur de la raison. Le bonheur n’est ainsi jamais recherché pour lui même, même si Kant ajoute qu’il n’est pas incompatible avec la vertu, mais de droit, on l’éprouve en se conformant à la loi morale, caractéristique propre aux êtres raisonnables. L’homme est moral dans son intention, lorsque celle-ci est conforme à la loi morale universelle, mais pas dans l’efficacité de ses actions. La liberté kantienne dans son plus haut degré, et que refuserait le penseur déterministe qu’est Spinoza, réside dans le pouvoir de se déterminer par la seule raison et consiste donc à se défaire de tout intérêt reposant sur des considérations empiriques. De là Kant peut ainsi formuler des lois objectives et universelles d’action, supérieures aux maximes subjectives qui relèvent de l’intérêt propre et sont donc mêlées d’éléments empiriques. L’homme est libre dans son désintéressement, et jamais ne doit rechercher le bonheur. La vertu n’est donc pas un moyen, celui qui mènerait à la béatitude, mais une fin en soi. Ainsi l’homme, en tant qu’être raisonnable ne doit jamais considérer d’autres êtres raisonnables comme étant des moyens, mais toujours comme des fins en soi. Le véritable bonheur n’est pas ce qui doit être recherché par calcul individuel mais s’éprouve dans le désintéressement le plus pur et dans la conformité de la volonté à ce qui réunit tout être raisonnable.
Je suis persuadé, quant à moi, que le « désintéressement » est un concept illusoire, et que si j’écris sur ce site, c’est dans l’intérêt d’approfondir ma connaissance de Spinoza, et que je me sers, très lucidement, des autres participants comme étant des moyens. :twisted:

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Messagepar DGsu » 17 janv. 2004, 15:44

N'oubliez pas que même si la violence est nécessaire, même s'il ne faut pas s'apitoyer sur le sort des animaux, les limites sont définies par l'effet que nous subissons. Or vous savez parfaitement que détruire la biosphère par exemple a un effet négatif sur nous. L'action ne doit donc pas être mue par la compassion, mais par l'effet négatif qu'elle peut avoir sur nous en diminuant notre puissance. Pas de morale chez Spinoza, pas de philosophie du jugement. Reportez-vous au brillant cours de Deleuze (sur CD Gallimard). DGsu.

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Messagepar sescho » 02 févr. 2004, 15:52

Il a très clairement été dit plus haut que pour Spinoza la Béatitude n’est pas le prix de la Vertu mais la Vertu elle-même. Si ce qu’on prend pour la Vertu est subordonné à quelque chose, c’est que ce n’est pas la Vertu ; mais c’est ce quelque chose, s’il n’est lui-même subordonné à rien. Par ailleurs, il est clair que la Vertu ne se résume pas à la seule sécurité, ou à la possession de biens matériels. La Générosité est une composante de la Vertu.

Je veux bien à la rigueur qu’on dise qu’il n’y a pas de Morale chez Spinoza, mais tout dépend de ce que l’on entend par « Morale », et, dans ce cas, il faut ajouter aussitôt qu’il y a une Éthique chez Spinoza.

C’est le cas si, par « Morale », on entend une « morale moralisante » (Paul Diel) c’est à dire qui considère peu ou prou : 1) Que le Bien est un diktat d’un Dieu législateur extérieur à l’Homme, forcément alors révélé par quelque autorité humaine (mais presque surhumaine, nécessairement) à qui l’on a accordé la distinction exceptionnelle de Prophète de Dieu (chose d’autant plus âprement défendue ensuite qu’elle est difficilement défendable en soi). 2) Que l’Homme est imparfait par nature. 3) Qu’il est absolument libre de choisir entre le Bien en question, et le Mal, son contraire. 4) Qu’il est donc coupable de choisir le Mal contre le Bien, et éventuellement a de ce fait une existence dont l’utilité de la poursuite se discute (par ceux qui ont, tout à leur honneur, choisi le Bien), etc.

Tout ceci – typiquement egotique, en passant – est effectivement entièrement contraire au Spinozisme. Encore que, sur le plan politique, Spinoza (voir le TP) n’a rien à envier à Machiavel : c’est un pragmatique qui ne prétend nullement emmener le vulgaire vers la béatitude ; son Éthique s’adresse aux doctes uniquement. Au contraire, il pose le fondement d’un système basé sur l’équilibre de pouvoirs (potentiellement antagonistes) où le goût du vulgaire pour l’argent et les honneurs, l’orgueil,… sont intégrés (amendes, représentation de tous les puissants, distribution de distinctions honorifiques, etc.) Dans ce cadre, il serait mal venu de mettre à mal ce qui contient par la contrainte psychologique les penchants du vulgaire, comme la morale moralisante… et c’est ce qu’il ne fait pas, et c’est aussi pourquoi – outre pour la conséquence liée qu’est l’interdiction des œuvres – Spinoza ne désire pas du tout que ses écrits – qui s’adressent (en latin) seulement aux libres penseurs les plus éminents, donc – soient traduits en langue vulgaire. Finalement, ceux qui détiennent le pouvoir usent, comme composantes de ce pouvoir même, des moyens qu’ils jugent appropriés à leurs fins ; par exemple : la morale moralisante pour qui ne sait pas se bien guider « par soi. »

Mais il y a une Éthique chez Spinoza (sinon, pourquoi ce titre ?), et donc un Bien / Mal. La question qui se pose en somme – comme elle se posait déjà dans la tradition stoïcienne avec le fatum, le Destin, et se pose dans la tradition bouddhique avec le karma – est la suivante : comment le Bien et le Mal peuvent-ils se concilier avec le déterminisme naturel (ou Divin, selon Spinoza) ?

On peut déjà refondre ce qui fait la description de la morale moralisante plus haut : 1) Le Bien est un ressenti intérieur, puissance et joie suprême, expression immanente d’une loi de « Dieu – la Nature » ; le Mal son contraire est une souffrance, une tristesse, une impuissance,... expression de la même loi. Les hommes les plus exceptionnels ont perçu cette loi aux degrés les plus élevés et certains en ont parlé (comme de la « perfection divine », ce qui, en un certain sens, relatif, se défend). 2) Le libre arbitre n’existe pas et tout ce qui se produit se produit suivant les lois immanentes de « Dieu – la Nature. » Tout homme est parfait si l’on s’en tient à ce que tout ce qui existe est dans la Nature et que celle-ci s’impose de fait, sans qu’aucune imperfection ne puisse lui être imputée. S’agissant du Bien, il est dans la Nature que l’homme en soit plus ou moins « privé », mais ce n’est pas à proprement parler une imperfection, car le fait est le fait et le Bien (pris ici en tant qu’état et non, comme Spinoza, en tant que progrès vers cet état) se réfère, lui, à un état limite, certes expression d’une loi réelle, mais non réalisé en l’occurrence. 3) La culpabilité n’est autre que le ressenti intérieur qu’est le Mal lui-même ; la sanction du Mal est donc le Mal lui-même et est immanente (indépendamment de l’application des lois humaines, dont les conséquences peuvent se surajouter). Voir Paul Diel. 4) Il est impossible, du fait que le Bien est son bien propre, qu’un individu choisisse le mal en connaissance de cause ; en fait, il ne choisit rien qui ne soit préalablement dans sa nature et découlant imprescriptiblement des lois de cette nature.

Pour percevoir ce qu’est le Bien, il est utile de faire le parallèle avec la maladie : on considère que le malade est dans un état en quelque sorte « anormal » parce que l’on se réfère à la règle et au potentiel qu’il a d’être en bonne santé, mais de facto il est un être dans son état… de facto… Pour autant, la notion de « maladie, donc anormale » n’en laisse pas d’être utile, puisqu’elle pousse à l’action en vue de la guérison, et que celle-ci en découle effectivement régulièrement. Pour le moins, disons que « maladie » laisse entrevoir le plus souvent « guérison ». Corrélativement, « être en bonne santé » garde pour le malade une valeur même si ce n’est pas son état de fait. C’est la même chose pour le Bien, qui n’est autre que « la bonne santé de l’Âme » : lorsque l’on a compris ce qu’est la santé psychique – qu’on appelle « Bien » – on considère qu’il s’agit de l’état souhaitable, les autres états étant des états « maladifs ». Bien sûr, le parallèle a des limites car, autant il est assez fréquent de se sentir malade du corps quand on l’est, autant la maladie de l’Âme, affectant la capacité de jugement même, n’est pas souvent ressentie comme telle mais au contraire fréquemment – puisque l’orgueil en est la principale composante – comme le summum de la réalisation de soi : l’erreur est auto-conservative et le malade « défend sa maladie » (tout en en ressentant la douleur – la culpabilité –, mais il en rend responsable les autres). Malgré ses limites néanmoins, le parallèle fait sens : en deçà d’un certain niveau d’aveuglement, on comprend qu’il est un état psychique très supérieur à l’état standard, qu’il faut travailler sur soi pour y tendre, que les comportements des autres comme de soi-même sont l’expression irréductible de lois de la Nature, que l’accusation n’y a donc pas de place, … et que tout cela est de sa propre responsabilité. Comme on ne peut progresser qu’à sa propre marge, les moyens employés sont à proportion : tel concept qui a servi apparaît bientôt comme dénué de sens, mais entre-temps il a fait son office. La vraie nature du Bien, de même, se découvre peu à peu.

On peut, malgré tout, demander : « si tout se passe suivant les lois de la Nature, suivant le Destin (non la Prédestination), à quoi sert-il de se démener. » À la réflexion, voilà une objection qui peine à être justifiée et qui montre que l’on a pas renoncé au libre-arbitre, que l’on associe toujours volonté (pris ici dans le sens d’ « intention » et non, comme Spinoza, d’ « affirmation ») et libre-arbitre dans une « libre volonté » qui n’existe pas, sans admettre qu’il puisse y avoir une « volonté liée », mais « volonté active » tout de même. En effet, pourquoi les lois de la Nature ne permettraient-elles pas l’évolution ? Si je me dis que je peux / dois améliorer quelque chose et que j’agis un tant soit peu dans la bonne direction, il y a effectivement amélioration, tandis que si je baisse les bras, il n’y en aura pas. Le karma joue dans les deux sens : si je suis aveuglé, je tends à m’enfoncer dans le Mal ; si je vois quelque lueur assez sûre, je progresse autant que mes forces le permettent vers le Bien ; et l’un comme l’autre se font nécessairement en vertu des lois imprescriptibles de la Nature. On peut demander encore : « comment est-il possible de progresser si l’on est entièrement dominé par son état du moment ? ». La chose la plus importante est de constater que le processus conduit effectivement à l’amélioration, ce qui est le cas ; le pourquoi ? est secondaire. Comme dit en substance Spinoza : je ne sais pas de quel moyen se sert Dieu pour nous conduire à la Béatitude (mais il le fait…). On peut supposer que des mémorisations (à effet retardé) combinées à des stimulations extérieures (plus ou moins recherchées) débloquent la vision de quelque vérité, et que celle-ci s’installe alors par sa force propre, et ainsi de suite. Mais encore une fois, il n’est pas indispensable de le savoir…

Il y a une Éthique et donc un Bien et un Mal chez Spinoza, mais ces notions ne caractérisent pas un état de fait en soi, mais relativement à des états abstraits qui sont une traduction de lois réelles.


Amicalement


Serge
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Messagepar infernus » 03 févr. 2004, 20:08

J'attendais (en vain?) une réponse à ma question qui n'en était pas une ( celle d'un éventuel parallèle avec la philosophie morale de Kant), mais votre intervention, sescho, m'invite à proposer une lecture plus deleuzienne de Spinoza. Vous parlez de Machiavel, et vous faites bien, car à mon sens il y a un léger infléchissement de Spinoza entre le TTP et le TP vers une morale politique proche de celle de l'auteur de 'Prince'. Spinoza nous dévoile une philosophie politique utilitariste,nécessitariste ou encore pragmatique. L'Etat a pour fonction d'assurer la sécurité, la stabilité et le champ maximal d'exercice du conatus de chaque citoyen. Tous les moyens sont bons, tant qu'ils servent à garantir la coéxistence non conflictuelle des hommes.
Il m'apparaît aussi clairement que l'éthique de Spinoza, sur le plan individuel, respecte le même schéma. Tout comme l'Etat a un conatus et ne peut persévérer dans son être qu'en tant qu'il maintient la cohésion sociale, chaque homme doit pouvoir maintenir sa propre 'cohésion' en suivant non pas un "bien" en soi ( et en rejetant un "mal" en soi), mais en recherchant sans cesse ce qui lui est "bon". Pas de "bien" (et de "mal")universel, mais que du bon ou du mauvais, propre à chacun. Chaque mode de la substance doit maintenir les rapports qui constituent son essence en atteignant ce qui est bon pour lui. Ce qui est bon pour moi, ne l'est pas forcément pour autrui, mais par cette même appartenance de tous à une substance unique, il est, de droit, nécessaire d'espérer une parfaite harmonie effective de tous les intérêts individuels.
Cordialement

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Messagepar sescho » 03 févr. 2004, 21:32

Bonjour,

S'agissant de Kant, je ne le connais pas assez bien, à titre personnel, pour argumenter.

S'agissant du Bien, je crois pour ma part qu'il est au contraire très universel, c'est-à-dire que les conditions de la Béatitude sont à peu près les mêmes pour tous les humains et même au-delà, à l'échelle de leur potentiels psychiques respectifs, pour tous les animaux. Et c'est pourquoi l'Éthique de Spinoza a une (haute) valeur. La Tristesse n'est pas et ne peut être la Joie. L'orgueil est un poison pour tout le monde.

Maintenant, il faut bien voir ce que l'on entend par "Bien" (ce n'est pas ici la définition de Spinoza, qui l'attache au progrès) : c'est un "être de Raison", une objectivation d'une loi (réelle) de la Nature qui fait qu'un bonheur sans ombre, ou Béatitude - autre nom du Bien -, est lié à un certain état psychique que l'on peut appeler "Sagesse" - qui peut être vu aussi comme autre nom du Bien. Dans la réalité, l'être humain est plus ou moins éloigné du Bien (le souverain Bien) et c'est même là la normalité, le Bien n'étant atteignable, lui, qu'asymptotiquement (c'est une autre différence avec la santé du Corps, qui se rencontre normalement). Mais cet état de décalage par rapport au Bien est, comme tout "fait" (je mets les guillemets s'agissant d'un être de Raison, mais je le pense néanmoins comme je l'écris) naturel et, à ce titre, il n'y a pas lieu d'en accuser qui que ce soit ; aucun être n'est écarté du Bien par un choix libre - qui n'existe pas - ni même discerné (car c'est une loi de rechercher son bien propre et non son mal) ; d’où l’ignorance associée au mal et le « Connais-toi toi-même ».

Ce qui reste, c'est que chacun ne fait que ce qu'il pense être son bien (tous aspects pris en compte) ou ce qu'il - car la spéculation est un trait irréductible de la Conscience - pense devoir lui apporter plus tard un bien. Car si l'écart à la Béatitude, donc au souverain Bien, perdure, c'est évidemment parce que l'erreur est auto-suffisante et englobe l'aveuglement qui lui permet de perdurer. Sinon elle disparaîtrait sur l'heure (et, en passant, la Conscience aussi, qui l'implique en principe...). L'erreur – le Mal – est de faire son propre mal en croyant agir (malgré le tourment interne – autre nom du Mal) pour son bien ; c'est un fait qui, pour autant, n'implique en rien que le Mal et le Bien ne sont plus ce qu'ils sont.

S'agissant de la Politique, il faut être, comme en toute chose, pragmatique : loin de faire les choses comme si le Monde n'était habité que de Sages, et en même temps que de stimuler autant que possible les hommes vers le Bien, il faut prévoir un système où les « mauvais » penchants des uns contiennent ceux des autres et même reçoivent, autant que l'État peut le permettre, leurs tributs et donc un certain apaisement.

C'est en tout cas comme cela que je le vois…

Amicalement

Serge
Connais-toi toi-même.


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