Captain-Troy a écrit :Faut un peu arrêter les orgies d'onomaturgie et de se ... avec les mots en l'absence de la charnelle réalité ! Plus rien n'a de sens à force.
Bonjour Captain-Troy,
je commence par la fin ... .
Toi qui vas plonger dans des lagons tropicaux pour y affronter de grands dangers, tu voudrais nous faire croire qu'en même temps tu te méfies d'orgies ... ? Non mais ... ?
En tout cas, comme déjà dit, je crois qu'un peu d'onomaturgie non seulement peut parfois avoir du sens mais est même tout à fait nécessaire. Mais je comprends que de prime abord cela a l'air d'être peu clair ... tentative d'expliquer davantage.
Captain-Troy a écrit :Mais la proximité inattendue d'une énorme forme de poisson, mal identifié et potentiellement dangereux, dans le tombant d'un récif corallien lors d'une plongée de loisir dans mon cher lagon tropical, provoquent une irrépressible réaction de peur mais ne provoque jamais la moindre tristesse en moi !
Un prudent écart, une prudente immobilisation, un prudente remontée au bateau, une prudente préparation du fusil sous-marin s'ensuivent, au choix, mais aucune lamentation ne s'échappe de mon tuba, aucune larme ne s'écoule de mes yeux dans mon masque et je ne me sens en rien triste ! Apeuré certes, mais pas triste.
ok, difficile de ne pas être d'accord avec toi. Mais c'est pour ça que Spinoza parle de "Tristesse" avec majuscule. La Tristesse spinoziste n'est donc pas exactement la même chose que la tristesse du dictionnaire et par conséquent de nos expériences "charnelles" c'est-à-dire quotidiennes.
C'est vrai qu'en général on identifie tristesse et lamentations, ou tristesse et mélancolie, absence de désir de faire quoi que ce soit, etc.
Mais Spinoza propose de
penser ces moments de tristesse autrement: comme une diminution de notre pouvoir de penser
et d'agir (bref, c'est aussi charnel que spirituel, puisque chez lui l'un ne va jamais sans l'autre).
Et alors il me semble (à vérifier) qu'il y a moyen de concevoir la peur comme une Tristesse: si tu vois le gros poisson pour la première fois, tu penses au danger c'est-à-dire à la possibilité d'être mangé par lui. Or cela (être mangé par lui; ou disons même juste être mutilé par lui), c'est bel et bien ce qui chez Spinoza correspond à une diminution de ta puissance voire de ton existence dans la durée tout court. Impossible donc de commencer à activer ton fusil sous-marin sans d'abord avoir pensé à la possibilité de ta propre mort ou d'une future attaque. Et c'est cette pensée-là que Spinoza appelle "Crainte", et cela uniquement au moment où elle se produit. Bien sûr, rien n'empêche qu'une seconde plus tard ta raison a déjà pris le dessus et t'a permis de développer une stratégie de protection efficace. Mais dès que tu l'as commencé, tu n'es déjà plus dans la peur, tu es déjà dans la gestion de la peur.
Captain-Troy a écrit :Et après l'examen des choses et la peur passée, grâce aux précautions consécutives qu'elle m'a amené à effectuer, si c'est un requin, la peur persiste, doublée de haine pour l'animal qui me ridiculise, m'affaiblit et me gâche ma plongée ou bien elle s'évapore laissant place au calme et à la sérénité de prendre en photo, par exemple, le dugong ou le dauphin farceur qui étaient venus me saluer !
une telle photo doit sans doute être impressionnante ...
Captain-Troy a écrit :Mais... j'ai beau chercher dans tout l'immense Océan Pacifique, pas la moindre trace de tristesse, ou de joie d'ailleurs, ne s'est échappée de cette scène vers le vaste Monde du Silence qui constitue mon ni gai ni triste quotidien !
oui, je comprends, au sens ordinaire du terme il va de soi que cela ne sert à rien de vouloir identifier peur et tristesse, on n'y arrivera pas.
Or:
1) dire d'une tristesse, au sens ordinaire, qu'elle est essentiellement diminution momentanée de notre puissance d'agir et de penser, cela ça correspond plutôt à ce qu'on a tous déjà expérimenté, non?
2) dire ensuite d'une Crainte qu'elle est une Tristesse en ce sens précis, cela a à mon sens tout de même quelques avantages. Car au moment où tu t'imagines, ne fût-ce qu'un instant, dévoré par le poisson, tu es tout de même un tout petit peu déstabilisé, non? Il y a l'effet de surprise, la vision, comme un éclair, de sa propre mort, l'idée de ne pas être suffisamment puissant pour pouvoir vaincre ce requin. Cela, ça t'enlève ne fût-ce qu'une milliseconde tes capacités normales de réagir. Ta puissance a donc diminué, la vision de ce requin t'a un instant paralysé, si bien que tu ne disposais pas de tous tes moyens pour réagir.
Bien sûr, en réalité cela se passe très vite, et une milliseconde après, vu que tu as acquis suffisamment d'expérience de ce type de situation, tu as compris ce qu'il faut faire (= tu en as eu une idée adéquate, autrement dit par définition ta puissance d'agir/penser a augmenté de nouveau), et tu le feras.
Or on peut aussi avoir peur d'un futur, de ce qui est incertain et peu agréable mais néanmoins possible dans le futur. Là la peur n'est plus une question d'une milliseconde, elle reste. Et donc là on risque de flotter beaucoup plus longtemps entre Crainte et Espoir, quitte à ne pas pouvoir réellement augmenter sa puissance.
Puis Spinoza dit de la Haine qu'elle est elle aussi une Tristesse. Ce qui pour moi est intéressant là-dedans, c'est que cela nous oblige d'arrêter de s'imaginer celui qui haït comme quelqu'un de très puissant. C'est le contraire qui est vrai: lorsque quelqu'un exprime (dans notre perception) de la Haine, alors il est essentiellement en train de nous dire qu'il sent sa puissance diminuer par ce qu'il haït, et qu'il pense que c'est la chose qu'il a en Haine qui est la cause ultime de cette diminution. Qu'immédiatement après, dans beaucoup de cas, la Haine va déclencher un désir de contre-attaque, qui dans certains cas peut être très utile, n'y change rien. Tandis que l'avantage de concevoir la Haine ainsi c'est qu'on ne doit plus s'en tenir à l'idée que celui qui nous haït est nécessairement plus puissant que nous. Ce qui a pour conséquence très importante qu'on peut
arrêter le schéma du cercle vicieux de la Haine que tu as très bien explicité ci-dessus, puisque maintenant il faut plutôt se dire que si X nous haït, c'est qu'il est en train de subir une diminution de sa puissance,
et donc que pour arrêter le cercle vicieux de la Haine, il va falloir l'affecter d'une telle façon que sa puissance augmente de nouveau (c'est-à-dire il faut trouver un moyen pour l'affecter de Joie).
C'est donc parce qu'au niveau des moyens de réaction par rapport à la haine on doit s'y prendre tout autrement qu'à mon sens cela vaut la peine de tester pendant quelque temps dans sa vie quotidienne l'idée spinoziste de la Haine et de la Tristesse, car il se peut que cette idée est beaucoup plus efficace à briser une imitation mutuelle et infinie de la Haine que l'idée "ordinaire" qui n'identifie pas Haine et Tristesse.
Mais tu ne seras peut-être pas d'accord ... ? Ou tu trouveras peut-être qu'en passer par la notion de la sublimation est beaucoup plus efficace encore ... ? Si oui, pourquoi?
Bonne fin d'après-midi/nuit,
L.