E2A2 ("l'homme pense") utilisée dans E2P11

Lecture pas à pas de l'Ethique de Spinoza. Il est possible d'examiner un passage en particulier de cette oeuvre.
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Re: E2A2 ("l'homme pense") utilisée dans E2P11

Messagepar Vanleers » 25 oct. 2014, 17:45

A Lechat (suite)

A la suite de la proposition E 13, Spinoza expose ce que l’on appelle sa « Petite physique » qui se conclut par six postulats concernant le corps humain.
L’être humain, dont l’essence ne fait l’objet d’aucune définition dans l’Ethique, se trouve ainsi seulement caractérisé par les cinq axiomes de la partie II quant à son esprit et par ces six postulats quant à son corps. Disons par onze propriétés.
Or, ces propriétés ne sont pas prises en considération pour démontrer l’importante proposition E II 22 :

« L’Esprit humain perçoit non seulement les affections du Corps, mais aussi les idées de ces affections. »

Si nous examinons la démonstration, nous constatons que, comme celle d’E II 12, elle est établie en « recourant à la langue du Deus quatenus », pour reprendre la formule de Sévérac. Elle a donc, elle aussi, une valeur universelle et ce qui est démontré ici de l’esprit humain peut être dit également de l’esprit de n’importe quelle chose singulière.

Dire que l’esprit est conscient d’une affection de son corps c’est dire qu’il a l’idée de l’idée de cette affection. En conséquence, tout esprit d’une chose singulière, même l’esprit d’une pierre, est conscient des affections du corps dont il est l’idée.

La conscience n’est pas le propre de l’esprit humain.

C’est donc à bon droit que l’on a dit que le spinozisme était un naturalisme intégral et un antihumanisme théorique. Frédéric Lordon et Yves Citton en ont fait deux des cinq piliers du « credo minimalis » spinoziste. (Spinoza et les sciences sociales pp. 22-31 – Amsterdam Poches 2008)
Ce credo a déjà été signalé par Henrique en :
viewtopic.php?f=11&t=1306

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Re: E2A2 ("l'homme pense") utilisée dans E2P11

Messagepar Lechat » 25 oct. 2014, 17:48

Je viens de voir que Vanleers venait de poster en même temps que moi. Je répondrai plus tard à ses 2 derniers messages.

Vanleers a écrit :Qu’entendez-vous par animisme ?

Effectivement ce terme a peut-être une connotation un peu trop superstitieuse. Son étymologie ne colle pas bien avec l'Ethique car selon Spinoza le Pensée n'anime rien du tout de l'Etendue même chez l'homme.
Que tout corps ait une idée correspondante n'est pas un scoop. En revanche dire "chaque chose pense", voire "chaque corps a en soi un esprit qui perçoit ce qui lui arrive" est difficile à accepter. Le verbe "penser" est tellement lié pour nous à l'activité cérébrale qu'on a du mal à comprendre ce terme comme simplement "percevoir des affections dans l'attribut de la Pensée".

En revanche le début de la définition de wikipédia (avant "animant") pourrait coller avec l'Ethique (notamment "force vitale" qui pourrait traduire le conatus). Mais il y a le paradoxe des conatus imbriqués les uns dans les autres, de l'amputation, des essences actuelles variables dans la durée, c'est ça que j'aimerais approfondir bientôt. Pour l'instant je pense que si nous ne reconnaissons pas une individualité englobant corps et esprit à toute les choses singulières que nous nommons (même jusqu'à l'atome voir plus), nous tombons dans des contradictions (quitte à subir les foudres d'Hokusai ! :wink: ).

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Re: E2A2 ("l'homme pense") utilisée dans E2P11

Messagepar Vanleers » 25 oct. 2014, 20:00

A Lechat (resuite)

Toujours à la recherche d’un propre de l’esprit humain et sachant maintenant que la conscience n’en est pas un, peut-être consisterait-il en la conscience de soi, c’est ce que nous allons voir.
Auparavant, et pour enchaîner sur votre notion d’ « individualité englobant corps et esprit », il faut d’abord rappeler que Spinoza précise ce qu’il appelle « individu » dans la définition qui suit l’axiome 2 situé après le lemme 3 de la « Petite Physique ».
Cette notion est reprise dans le postulat 1 :

« Le Corps humain est composé d’un très grand nombre d’individus (de nature diverse) dont chacun est très composé. »

A son tour, ce postulat est repris dans la démonstration d’E II 15 qui établit que :

« L’idée qui constitue l’être formel de l’Esprit humain est non pas simple, mais composée d’un très grand nombre d’idées. »

On dira donc que le corps humain étant une chose complexe, l’esprit humain est une idée complexe et, je dirai, un complexe d’idées.

Revenons maintenant à la question : « La conscience de soi est-elle un propre de l’esprit humain ? »

Dire que l’esprit humain est conscient de soi, c’est dire qu’il se connaît, ou encore que ce complexe d’idées contient l’idée de ce complexe d’idées : l’idée de l’idée du corps.
A titre d’image, mais d’image seulement et en utilisant un langage ensembliste, on pourrait dire que l’esprit humain est un ensemble d’idées et on se demanderait si cet ensemble contient l’idée de l’ensemble (je passe sur les paradoxes logiques soulevés par Russell).
Or, ce que démontre Spinoza, c’est que l’esprit humain est une idée du corps qui ne contient pas l’idée de l’idée du corps mais contient uniquement le complexe des idées des idées des affections du corps.
Il le démontre en deux temps : il montre d’abord que l’esprit humain contient les idées des idées des affections du corps (E II 19 à 22) et il montre ensuite que l’esprit humain ne contient pas d’autres idées d’idées du corps que celles-là (E II 23).
Cette dernière proposition, d’ailleurs, s’énonce :

« L’Esprit ne se connaît pas lui-même, si ce n’est en tant qu’il perçoit les idées des affections du Corps »

La conclusion est donc claire : l’Esprit humain n’est pas conscient de soi.

L’espoir de trouver un propre de l’esprit humain est de nouveau déçu !

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Re: E2A2 ("l'homme pense") utilisée dans E2P11

Messagepar Vanleers » 28 oct. 2014, 11:32

Poursuivons notre recherche d’un propre de l’esprit humain.
Nous en étions à la proposition E II 23 qui démontre que :

« L’Esprit ne se connaît pas lui-même, si ce n’est en tant qu’il perçoit les idées des affections du Corps »

Cette leçon est reprise dans le corollaire d’E II 29 :

« De là suit que l’Esprit humain, chaque fois qu’il perçoit les choses à partir de l’ordre commun de la nature, n’a ni de lui-même, ni de son Corps, ni des corps extérieurs la connaissance adéquate, mais seulement une connaissance mutilée et confuse. »

Mais commente Pierre Macherey (Introduction… II pp. 208-209) :

« Or cette thèse prend tout son sens si on la rapproche de celle développée dans la démonstration de la proposition 47, en référence aux propositions 22 et 23, selon laquelle « l’âme humaine a une connaissance adéquate de l’essence éternelle et infinie de Dieu ». En même temps, et sans contradiction, il est possible d’affirmer que l’âme humaine “ a la connaissance de l’essence infinie et éternelle de Dieu ” et “ n’a pas la connaissance d’elle-même, ni de son corps, ni des corps extérieurs ”. Cela ne peut signifier qu’une chose : c’est que la définition de l’âme comme idée d’une chose singulière existant en acte, qui est le corps, ce qui permet de comprendre dans quelles conditions elle “ perçoit ”, c’est-à-dire développe une connaissance immédiate du monde, n’épuise pas sa nature : l’âme doit être aussi définie comme idée d’une chose non existante, ce qui est la condition pour qu’elle produise des idées adéquates. »

Si la proposition 47 implique que l’esprit humain doit être aussi défini comme idée d’une chose non existante, en est-il de même de n’importe quelle chose singulière ?

Examinons la démonstration de la proposition 47.
Elle se réfère aux propositions 22 et 23, comme l’a rappelé P. Macherey, ainsi qu’à la proposition 19, au corollaire 1 de la proposition 16, à la proposition 17 et, enfin aux propositions 45 et 46.
Il apparaît que, dans l’ensemble de ces références, l’être humain n’apparaît explicitement que dans la proposition 19 (qui entre également dans la démonstration de la proposition 23) qui se réfère au postulat 4 de la « Petite Physique » :

« Le Corps humain a, pour se conserver, besoin d’un très grand nombre d’autres corps qui, pour ainsi dire, le régénèrent continuellement. »

Encore faut-il remarquer que la démonstration de la proposition 19 est rédigée de telle sorte que le recours au postulat 4 ne paraît pas indispensable. De plus, ce postulat concerne aussi bien toute une classe de choses : les êtres vivants.
Nous n’avons donc pas d’argument convaincant pour dire que la proposition 47 ne s’applique qu’à l’homme, d’autant plus que les propositions 45 et 46 qui introduisent l’essence éternelle et infinie de Dieu et auxquelles se réfère la démonstration de la proposition 47 sont très générales et ne visent aucune chose singulière en particulier.

Nous en sommes donc au même point : nous n’avons toujours pas trouvé de propre de l’esprit humain dans l’Ethique.

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Re: E2A2 ("l'homme pense") utilisée dans E2P11

Messagepar Lechat » 29 oct. 2014, 00:06

Vanleers a écrit :nous n’avons toujours pas trouvé de propre de l’esprit humain dans l’Ethique

Non seulement nous n'avons pas trouvé de propre de l'esprit humain, mais nous sommes en train de dire qu'un atome a une connaissance adéquate de l’essence éternelle et infinie de Dieu. :lol:

Je continue cet exercice légèrement délirant avec un but moins ambitieux : trouver des choses singulières clairement moins puissantes que nous. Par exemple un cristal n'a pas de mémoire puisqu'il n'a pas de parties molles. Il ne peut d'ailleurs avoir aucune notion de mollesse. Ou alors en admettant qu'il existe un corps simple, je suppose que ce corps simple n'a pas la notion du "2" et de multitude et ne peut donc pas construire d'arithmétique.
La différence avec le vivant en général est beaucoup plus ardue car comme vous l'avez dit tous les postulats de la petite physique s'applique aussi à tous vivants. Si on revient à une définition de bon sens qui est que l'homme est un animal raisonnable, alors il faut peut-être aller voir du coté de la quantité de notions communes qui sont à la base de la raison. En particulier l'homme est capable d'avoir une pensée discursive, il connait de façon inné le principe du tiers exclu. Est-ce-qu'il y a une explication corporelle (comme les parties molles pour la mémoires) ?

Je tente cette explication :
A mon avis l'homme ne se définit pas mais chacun le reconnait comme son "semblable". La notion de similitude de nature est abordée au livre 3 avec E3P27 par exemple où Spinoza parle de chose "semblable à nous" pour aborder l'imitation des sentiments. L'expression n'est pas très explicitée, mais je serais tenté de dire que le semblable est une chose à laquelle on reconnait un nombre particulièrement important de notions communes.

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Re: E2A2 ("l'homme pense") utilisée dans E2P11

Messagepar Vanleers » 29 oct. 2014, 11:29

A Lechat

Je ne pense pas que la lecture serrée de l’Ethique soit un exercice délirant, même légèrement. C’est un exercice rigoureux, qui demande patience et attention.
Par exemple, la démonstration d’E II 47 dont il est question dans mon précédent message mobilise une cinquantaine de propositions, corollaires, définitions, axiomes, postulats de la partie II (sans parler de la partie I).
Revient de nombreuses fois le corollaire d’E II 11, véritable pont-aux-ânes de l’Ethique, avec sa notion de « Deus quatenus ». Spinoza nous avait d’ailleurs avertis dans le scolie qui suit le corollaire :

« A partir d’ici je ne doute pas que les lecteurs seront dans l’embarras et que bien des choses leur viendront à l’esprit qui les arrêteront, et c’est pourquoi je leur demande d’avancer avec moi à pas lents, et de ne pas porter de jugement avant d’avoir tout lu. »

C’est d’autant plus important que ce que démontre Spinoza peut parfois être contre-intuitif et heurter le sens commun.

Je n’ai pas écrit que « tous les postulats de la petite physique s'appliquent aussi à tous vivants » (lisez-moi bien, je vous prie, si vous voulez me citer) mais mon propos s’est limité au postulat 4, le seul auquel se réfère la démonstration d’E II 47.
Concernant les « parties molles » de l’être humain, elles relèvent des postulats 2 et 5.
Le postulat 2 n’a pas de postérité dans l’Ethique.
Seule la démonstration du corollaire d’E II 17 se réfère au postulat 5 qui est également cité dans le postulat 2 d’E III.
Les postulats 2 et 5 ne sont pas utilisés dans la démonstration d’E II 47 et je confirme que je n’ai rien trouvé dans cette démonstration qui puisse conduire à restreindre la portée de la proposition aux seuls êtres humains.
J’ajoute ici un commentaire de Pierre Macherey du scolie de cette proposition que j’ai trouvé très intéressant :

« Dans le scolie de la proposition 47, Spinoza rapporte expressément cette affirmation inconditionnée de la connaissance de Dieu, condition absolue de toute connaissance possible, à la connaissance de troisième genre telle qu’il l’a définie dans le second scolie de la proposition 40. Ceci permet de mieux comprendre ce qui, sur le fond, distingue cette connaissance aussi bien de celle de deuxième genre que de celle de premier genre : c’est le fait qu’elle ne se laisse pas ramener dans le cadre particulier d’une connaissance portant sur un objet déterminé en particulier ou en général, puisqu’elle constitue, au fond même de toute connaissance, et quel que soit l’objet auquel celle-ci se rapporte, ce qui la rend possible. La connaissance de troisième genre est donc effectivement présente dans toute connaissance comme sa condition ultime de possibilité : et ce qui nous manque ordinairement, c’est la claire conscience de ce fait en lui-même incontournable, qui ne dépend pas de notre bon vouloir puisqu’il relève d’une détermination complètement objective, attachée à l’essence éternelle et infinie de Dieu, et expression du caractère en soi nécessaire de celle-ci. » (Introduction… II pp. 361-362)

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Re: E2A2 ("l'homme pense") utilisée dans E2P11

Messagepar Lechat » 29 oct. 2014, 19:33

Vanleers a écrit :Je ne pense pas que la lecture serrée de l’Ethique soit un exercice délirant, même légèrement. C’est un exercice rigoureux, qui demande patience et attention.
Par exemple, la démonstration d’E II 47 dont il est question dans mon précédent message mobilise une cinquantaine de propositions, corollaires, définitions, axiomes, postulats de la partie II (sans parler de la partie I).

Entièrement d'accord avec vous. Pour qu'il n'y ait pas de méprises le "légèrement délirant" s'adressait surtout à moi qui fait penser les atomes (en références aux objections d'Hokusai). Comme on m'a déjà reproché de trop décortiquer/zoomer, j'essaye de dédramatiser l'exercice. No offense.
( Pour ce qui est de trouver les ascendants et descendants logiques des axiomes, potulats et propositions, j'espère que vous connaissez le site très bien fait http://ethicadb.org. Je vous l'indique au cas où. )

Concernant la recherche des propres de l'homme, je vois bien votre démarche qui consiste à bien mettre au clair l'articulation des propositions. Après vos posts, on pouvait douter qu'on allait trouver facilement des ruptures claires de puissances entre l'inerte, le vivant, l’animal, et enfin l'homme. La démarche de mon dernier message est complémentaire : je cherche à trouver des contre-exemple faciles de notions communes que certains corps n'ont probablement pas (mollesse/mémoire,notion de mutlitude). Ce n'est pas très rigoureux mais c'est pour essayer de frapper l'imagination.

Pouvez vous me précisez la notion de « Deus quatenus » que vous employez souvent ? J'ai cru comprendre que c'était le fait de dire "Dieu en tant qu'il constitue telle ou telle chose" ?


PS : je lis vos posts avec intéret mais je n'aurai pas toujours le temps de poster à votre rythme. J'essaye parfois de répondre rapidement pour montrer que je m'interesse toujours à l'affaire, au prix de quelques formules rapides et de malentendus.
Sinon (pour info) la citation de Macherey ma parait encore obscure. Je vais y réfléchir.
Modifié en dernier par Lechat le 30 oct. 2014, 18:38, modifié 1 fois.

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Re: E2A2 ("l'homme pense") utilisée dans E2P11

Messagepar Vanleers » 29 oct. 2014, 21:39

A Lechat

1) Je vous remercie d’avoir signalé le site « ethicadb.org », à moi qui ne le connaissait pas ainsi qu’aux lecteurs de nos messages.
En annexe à son « Introduction à l’Ethique de Spinoza, la première partie », Pierre Macherey donne les ascendants et descendants de toutes les propositions, corollaires, scolies,…etc.

2) Le scolie d’E II 13, les démonstrations d’E II 22 et 47 montrent (en tout cas me montrent) que ni la pensée, ni la conscience, ni la connaissance adéquate de l’essence éternelle et infinie de Dieu ne sont des apanages de l’esprit humain.
Si l’esprit humain diffère des autres, il faut chercher ailleurs : sans doute, comme semble l’indiquer le scolie d’E II 13, dans la seule différence d’aptitude entre son corps et celui des autres choses singulières :

« Je dis pourtant, de manière générale, que plus un Corps l’emporte sur les autres par son aptitude à agir et pâtir de plus de manières à la fois, plus son Esprit l’emporte sur les autres par son aptitude à percevoir plus de choses à la fois ; et plus les actions d’un corps dépendent de lui seul et moins il y a d’autres corps qui concourent avec lui pour agir, plus son esprit est apte à comprendre de manière distincte. Et c’est par là que nous pouvons connaître la supériorité d’un esprit sur les autres […] »

3) Dans le corollaire d’E II 11, Spinoza parle, en effet de Dieu en tant qu’ (Deus quatenus) il constitue l’essence de l’esprit humain.

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Re: E2A2 ("l'homme pense") utilisée dans E2P11

Messagepar Vanleers » 30 oct. 2014, 14:44

A Lechat

J’aimerais expliciter le point 2 de mon précédent message.

1) La pierre pense
Il peut paraître extravagant de dire qu’à l’instar de l’homme (axiome II 2) « La pierre pense ». Qu’est-ce que cela signifie ?

Rappelons d’abord que, dans la philosophie de Spinoza, toute chose singulière, c’est-à-dire tout mode fini de la Substance, s’exprime à égalité sous tous les attributs de la Substance.
Exprimée sous l’attribut de l’Etendue, c’est une chose étendue et on l’appelle corps.
Exprimée sous l’attribut de la Pensée, c’est une chose pensante et on l’appelle esprit.
Mais, corps ou esprit, c’est la même chose exprimée sous deux attributs différents.
Exprimée sous l’attribut Pensée, une pierre est une chose pensante, c’est-à-dire un esprit.
Que signifie penser ?
L’axiome II 3 énonce :

« Il n’y a de manières de penser comme l’amour, le désir ou toute autre qu’on désigne sous le nom d’affect de l’âme, qu’à la condition qu’il y ait dans le même Individu l’idée d’une chose aimée, souhaitée, etc. Mais il peut y avoir l’idée sans qu’il y ait aucune autre manière de penser. »

La définition II 3 précise :

« Par idée, j’entends un concept de l’Esprit, que l’Esprit forme pour ce qu’il est une chose pensante. »

Penser, c’est donc former des idées, accompagnées ou non d’autres manières de penser. Former des idées, lorsque ces idées ne sont pas accompagnées d’autres manières de penser, cela s’appellera connaître.

On dira peut-être alors : « Qu’une pierre soit une chose pensante et que vous l’appeliez alors un esprit, soit : c’est une conséquence de la théorie des attributs, mais on ne voit pas comment cet esprit pourrait penser, c’est-à-dire former des idées, il en est absolument incapable ».
Ce serait oublier que Spinoza a démontré la proposition E I 36 qui énonce :

« Rien n’existe sans que de sa nature s’ensuive quelque effet »

De la nature d’une pierre, considérée comme chose pensante, il s’ensuit nécessairement quelque effet qui, étant donné la distinction réelle des attributs, ne peut être qu’une pensée, c’est-à-dire à tout le moins une idée.
Donc la pierre pense.

2) La pierre est consciente

Etre conscient de quelque chose, c’est avoir l’idée de l’idée de cette chose.
Je ne reprends la démonstration du message adressé à Lechat (suite) qui établit qu’une pierre est consciente des affections du corps dont elle est l’idée.

3) La pierre a-t-elle une connaissance adéquate de l’essence éternelle et infinie de Dieu
La proposition E II 47 énonce :

« L’Esprit humain a une connaissance adéquate de l’essence éternelle et infinie de Dieu »

Nous avons vu dans un message précédent que la démonstration de cette proposition avait recours à la proposition E II 19 qui, elle-même, se réfère, au postulat 4 de la « Petite Physique » :

« Le Corps humain a, pour se conserver, besoin d’un très grand nombre d’autres corps qui, pour ainsi dire, le régénèrent continuellement. »

J’ajoutais toutefois : « Encore faut-il remarquer que la démonstration de la proposition 19 est rédigée de telle sorte que le recours au postulat 4 ne paraît pas indispensable. »
Par ailleurs, cette connaissance de l’essence éternelle et infinie de Dieu, explique Pierre Macherey dans l’extrait cité en fin de post, est la condition de possibilité de toute connaissance.
Or, une pierre connaît, c’est ce que nous avons vu ci-dessus. Il faudrait donc en conclure qu’une pierre aussi a une connaissance adéquate de l’essence éternelle et infinie de Dieu.
Cela peut paraître « abracadabrantesque » et me conduit à dire que ces considérations sur la pierre n’ont d’autre intérêt que de mieux préciser le statut de l’homme dans la nature, de montrer qu’il n’est pas « un empire dans un empire » et, surtout, d’en tirer des conséquences éthiques, les seules qui importent vraiment, les seules que Spinoza ait expressément visées dans son ouvrage principal.

Bien à vous

Extrait du commentaire de P. Macherey d’E II 47 (Introduction… II p. 360) :

« […] cette connaissance primordiale [de l’essence éternelle et infinie de Dieu], qui constitue la structure dont dépendent toutes nos connaissances particulières, ne fait elle-même rien connaître en particulier : l’essence éternelle et infinie de Dieu, qui est la condition de toute chose, n’est pas une chose à côté ou au-dessus des autres, mais elle est, si l’on peut dire la “ choséité ” qui est dans toutes les choses et constitue en dernière instance leur cause. Ce qui est premier dans l’ordre de la connaissance, ce n’est pas non plus une première connaissance, à laquelle toutes les autres se rattacheraient suivant un enchaînement du type de celui qui relie entre elles les choses particulières se déterminant réciproquement, mais c’est le fait même de connaître, considéré en lui-même de manière absolue, c’est-à-dire cette “ connaissabilité ” ou cette “ cognoscéité ” qui est au fond de toutes nos connaissances sans exception et constitue en dernière instance leur condition de possibilité. »

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Re: E2A2 ("l'homme pense") utilisée dans E2P11

Messagepar Vanleers » 31 oct. 2014, 13:40

A Lechat

La formule « La pierre pense » paraîtra moins problématique si l’on se réfère au corollaire de la proposition E II 11 (celle du Deus quatenus)
Penser, c’est former des idées. Dire qu’une chose singulière, c’est-à-dire un mode fini de la Substance (un homme, une pierre, … etc.) forme telle idée, c’est dire que Dieu forme cette idée, non en tant qu’il est infini mais en tant que…
Pour éviter toute interprétation personnaliste de Dieu, remplaçons Dieu par Substance et recommençons.
Dire qu’un mode fini de la Substance forme telle idée, c’est dire que la Substance forme cette idée, non en tant qu’elle est infinie mais en tant qu’elle constitue l’essence de ce mode.
Si on ne perd pas de vue qu’une pierre est un mode fini de la Substance et que lorsqu’une pierre pense, c’est la Substance qui pense, selon la modalité exposée ci-dessus, on sera moins choqué par l’expression « La pierre pense ».

L’éthique, c’est-à-dire l’art de vivre que propose Spinoza, nécessite que, nous n’oublions-pas que notre être n’est pas substantiel mais modal.

Dans un article intitulé « Spinoza, précurseur des déconstructions du sujet : du sujet absent à la poétique de l’expression », que l’on peut lire en :

http://www.revue-silene.com/images/30/extrait_128.pdf

Olivier Abiteboul explique que bien avant les déconstructions du sujet du XIX° siècle (Nietzsche, Marx, Freud) et du XX° (Foucauld, Deleuze, Derrida,…), la philosophie de Spinoza avait déjà déconstruit le sujet.

Certains tentent le grand écart entre cette éthique qui a déconstruit le sujet et des philosophies idéalistes qui, à l’inverse, le conservent ainsi que le « je » et sa conscience morale.
Après tout, si cet écartèlement leur procure un plaisir durable, pourquoi s’en priveraient-ils ?

Bien à vous


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