"Nul ne peut avoir Dieu en haine" ETV,18

Lecture pas à pas de l'Ethique de Spinoza. Il est possible d'examiner un passage en particulier de cette oeuvre.
Enegoid
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"Nul ne peut avoir Dieu en haine" ETV,18

Messagepar Enegoid » 26 juin 2007, 19:35

Je ne suis pas convaincu par la démonstration Spinoziste sur l’impossibilité de la haine de Dieu.

Je vais essayer de montrer pourquoi. Par avance, je remercie de toute détection d’erreurs de raisonnement ou de compréhension qui se glisseraient dans la « démonstration» ci-dessous.

Je pars de la servitude (ETIV, donc) :

« Nous pâtissons en tant que nous sommes une partie de la nature… » prop2
« Il est impossible que l’homme ne soit pas une partie de la nature et ne puisse éprouver d’autres changements que ceux qui se peuvent connaître par sa seule nature… » prop4
« Il suit de là que l’homme est nécessairement toujours soumis aux passions… » Corollaire de prop4.

Aucun passage de ETV n’indiquera, par la suite, que nous puissions nous abstraire totalement de cette soumission nécessaire. Cette soumission sera même rappelée dans la proposition 34, pour la réduire à la durée du corps, certes, mais en la rappelant, ce faisant.
J’en déduis donc que tout homme peut, quelque soit sa philosophie, être soumis à une passion.

Voyons donc un homme soumis à une passion. Par exemple un homme emprisonné, accidenté, ou atteint de maladie. La puissance d’agir de son corps est réduite, on ne peut le nier, et, par là même, celle de son âme :
« Si quelque chose augmente ou diminue, seconde ou réduit la puissance d’agir de notre corps, l’idée de cette chose augmente ou diminue, seconde ou réduit la puissance de notre âme. » ET III p11.

La puissance est réduite, la perfection de l’âme est amoindrie, ce qui est la définition même de la tristesse.
Donc, l’homme éprouve une tristesse.
Spinoza dit bien que l’âme éprouve ces changements de perfection (ou de puissance) lorsqu’elle est passive. Dans l’exemple qui nous occupe, il faut noter qu’elle est nécessairement passive : « nous sommes dits passifs quand quelque chose se produit en nous de quoi nous ne sommes cause que partiellement » EIV p2

L’homme éprouve de la tristesse à l’idée de son emprisonnement, de son accident, ou de sa maladie, il éprouve donc de la haine. (Haine = tristesse accompagnée de l’idée d’une cause extérieure). Et comme l’âme peut faire en sorte que toutes les affections se rapportent à l’idée de Dieu. L’âme va associer sa tristesse à l’idée de Dieu et donc avoir Dieu en haine (le monde est pourri !)

Spinoza répond à cette objection dans ETV, p18. On trouve dans le scolie de cette proposition : « Quand nous concevons Dieu comme la cause de toutes choses, peut-on objecter, nous considérons par cela même Dieu comme cause de la tristesse. Je réponds que dans la mesure où nous connaissons la cause de la tristesse, elle cesse par cela même d’être une passion, cad cesse d’être une tristesse ; et ainsi, dans la mesure où nous connaissons que Dieu est cause de la tristesse, nous sommes joyeux.»

Magique !


La tristesse n’est plus une passion. Pourquoi ?

Parce que nous en connaissons la cause, dit Spi, ce qui revient à dire que nous en avons une idée claire et distincte. Il n’ y a qu’une distinction de raison entre l’idée adéquate (claire et distincte) de l’affection, et l’affection elle-même qui est une idée confuse (E5,3 et E2,21). L’idée adéquate de l’idée confuse et l’idée confuse sont une seule et même chose. Question : peut-on avoir une idée adéquate d’une idée confuse et quelle est finalement la réalité commune à ces deux idées ? L’idée confuse est-elle transformée par l’idée adéquate ?

Et, du fait que nous en connaissons la cause, par action active de notre faculté de connaissance, nous ne sommes plus passifs, mais actifs. Et donc joyeux.

Comme elle cesse d’être une passion elle cesse d’être une tristesse, car la tristesse ne peut être qu’une passion.

Tout se joue donc dans la capacité à connaître notre affection. Il n’est pas dit que cette connaissance doit être du 3ème genre : il est dit qu’il s’agit d’avoir une idée adéquate.



Voici donc mes objections :

1. Il n’est pas du tout certain que l’on puisse former une idée adéquate de nos affections (dans les cas complexes, notamment : pourquoi l’entreprise freudienne, si tel était le cas ? Pourquoi, aussi les difficultés de diagnostic de certaines maladies)
2. L’idée adéquate n’est pas donnée immédiatement. Il faut du temps pour comprendre, des efforts d’attention, et parfois des siècles de progrès scientifique. Et tant que cette idée n’est pas donnée, la haine de Dieu persiste.
3. La « mécanique » de transformation de l’idée confuse en idée adéquate paraît bien magique (pas explicitée). En schématisant : j’ai un accident de voiture, j’en sors avec, mettons, un bras en moins. Je connais les causes, et donc je ne suis plus triste, alors que mon âme est nécessairement passive (E4,2) ?

Je comprends bien que la connaissance atténue la passion (en langage « vulgaire » cela s’appelle «se faire une raison »), mais de là à accepter que « …dans la mesure où nous connaissons que Dieu est cause de la tristesse, nous sommes joyeux », (E5,18) il y a un pas que, pour l’instant je ne vois pas comment franchir !

Merci de toute observation éclairante.

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Messagepar Faun » 27 juin 2007, 11:06

Il me semble que ce que veut dire Spinoza, c'est qu'il ne peut exister de haine intellectuelle de Dieu. Toute haine est une diminution, et ne s'explique donc pas par nous, mais par autre chose. Toute haine est une passion. En revanche, la joie qui produit l'amour intellectuel de Dieu est une action de l'esprit, et ne s'explique que par notre puissance de comprendre. Et donc, en tant que nous éprouvons une haine, nous ne connaissons pas Dieu, mais nous subissons simplement une affection passive, découlant d'une partie limitée de la puissance de Dieu, que nous ne comprenons pas. Si nous comprenons que la tristesse qui nous affecte est causée par le choc d'une partie de Dieu, qui est nous-même avec une autre partie, qui n'est pas nous, alors nous ne sommes pas tristes, mais joyeux. Il y a donc, à ce moment là, une tristesse qui enveloppe une partie (extérieure) de la puissance de Dieu comme cause, et en même temps une joie qui enveloppe notre seule puissance, qui est également une partie (intérieure) de la puissance de Dieu. Nous avons donc, dans un cas, une passion triste, qui ne s'explique pas par la puissance absolue de Dieu, et dans l'autre cas une action joyeuse de notre esprit, qui s'explique par la puissance absolue, c'est à dire infinie et éternelle, de Dieu comme cause, en tant qu'il est puissance absolue de comprendre, dont nous sommes une partie. Et par suite nous éprouvons de l'amour intellectuel envers Dieu, affect qui est nécessairement plus fort que la haine passionnelle causé par une partie limitée de la puissance de Dieu. Et donc l'amour prévaudra et détruira de l'esprit la haine, par les propositions 43 et 44 de la partie 3, et les axiomes 1 et 2 de la partie 5 de l'Ethique. "En tant que nous comprenons Dieu comme cause de la tristesse, nous sommes joyeux."

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Messagepar Miam » 27 juin 2007, 14:27

Enegoid a écrit ; " L’idée adéquate n’est pas donnée immédiatement."

Si. "Nous avons une idée vraie" (TRE). Au moins celle de Dieu. L'idée de Dieu, c'est à dire de la nature est toujours adéquate. Adéquate c'est à dire ajustée : l'idée ne peut aller au delà de son objet infini. Elle est toujours adéquate mais reste obscure (c'est la seule idée dans ce cas) lorsque l'imagination nous fait représenter Dieu de manière anthropo (ou zoo) morphique ou comme un roi transcendant. (cf. Ethique) Mais même alors il est considéré dans ses effets naturels. Or chacun a une idée de la nature. Donc chacun a une idée adéquate (quoique le plus souvent obscure) de Dieu.

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Messagepar Enegoid » 27 juin 2007, 19:15

Réponse (rapide) à Miam :

Votre idée d'une idée adéquate obscure me rend perplexe.
Une idée adéquate est forcément claire et distincte. Elle ne peut donc être obscure.

De plus, je parlais d' une idée adéquate de notre affection, et non de Dieu, qui vient après, logiquement, comme cause.

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Messagepar Miam » 28 juin 2007, 17:25

Ethique II 46 : "La connaissance de l'essence éternelle et infinie de Dieu qu'enveloppe chaque idée est adéquate et parfaite"

Ethique II 47 : "Le mental humain a une connaissance adéquate de l'essence éternelle et infinie de Dieu"
Scolie : "Que si d'ailleurs les hommes n'ont pas de Dieu une connaissance aussi claire que des notions communes, cela provient de ce qu'ils ne peuvent imaginer Dieu comme ils imaginent les corps et ont joint le nom de Dieu aux images des choses qu'ils ont accoutumé de voir"

Ensuite il n'y a pas d'idée de Dieu sans affection puisqu'une idée est toujours l'idée d'une affection cf. II 17 et encore II 46 : "La connaissance de l'essence éternelle et infinie de Dieu qu'enveloppe chaque idée est adéquate et parfaite"
Ecco.

En admettant qu'on a une idée de Dieu sans affection, vous faites de Spinoza un vulgaire idéaliste ou encore (car cela revient au même) un idéaliste vulgaire.

Miam

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Messagepar Enegoid » 29 juin 2007, 12:36

L’agneau spinoziste éprouve la joie de comprendre qu’il est de toute éternité destiné à être mangé par le loup en même temps qu’une tristesse à l’idée de ne pouvoir persévérer dans son être, étant mangé.

Il éprouve une joie et une tristesse et, en vertu de l’axiome EtV,1, (merci à Faun de le rappeler) les deux affects contraires ne pourront cohabiter dans le même sujet. Ils vont donc se transformer.
La puissance de ces affects dépend de la puissance de leur cause. Mais Dieu est cause des deux affects. Ils sont donc d’égale puissance.
L’une des idées est adéquate, l’autre non. Je continue à demander par quelle vertu l’idée adéquate va s’imposer sur l’idée inadéquate.

A Miam :

Ecco ?

Je ne comprends pas ce qui vous fait dire que j’admets une idée de Dieu sans affection. Il me semble au contraire que j’insiste sur l’idée des affections : je suis parti de la servitude, et j’interroge le passage de la servitude à la liberté.
(Et, pour l’instant, çà m’est un peu égal de coller à Spi quelque étiquette philosophique que ce soit : je ne suis pas suffisamment compétent en philosophie pour le faire).

A propos de ET 2, 47, l’idée que Spinoza admette qu’une idée adéquate, concernant Dieu, puisse ne pas être claire m’interpelle, malgré l’explication qu’il en donne.

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Messagepar Faun » 29 juin 2007, 23:06

Enegoid a écrit :
L’une des idées est adéquate, l’autre non. Je continue à demander par quelle vertu l’idée adéquate va s’imposer sur l’idée inadéquate.


Si je comprend que Dieu est cause d'une affection triste en moi, alors j'ai une idée adéquate : l'affect de tristesse. Or je comprend clairement mon affect, donc je suis joyeux. C'est la Gaudium Veritatis, indépendante de l'idée qui est objet de la connaissance, détachée de tout jugement personnel sur l'utile et le nuisible, ignorante du bien comme du mal.

PS : sur ce que dit Miam, il me semble le comprendre comme ceci : oui nous avons une idée adéquate de l'essence éternelle et infinie de Dieu, mais non nous n'avons pas une idée adéquate de tout ce qui en suit, c'est à dire de la totalité des modifications qui sont en Dieu et sont Dieu. Donc Dieu est quelque chose comme une Nuit profonde pour l'esprit qui le contemple, l'Obscur absolu, donc seul ce qui est en nous et immédiatement hors de nous peut être connu. Quant aux idée adéquates que forme la raison sur Dieu (voir le livre 1 de l'Ethique), elles sont en tout petit nombre (il est éternel, infini, unique, puissance absolue d'exister et de penser, etc.). Petit nombre d'étoiles dans la Nuit infinie.

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Messagepar Miam » 02 juil. 2007, 12:04

A Faun,
Oui. Je pense que l'on peut voir cela comme tu le décris.
Miam

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Messagepar Enegoid » 06 juil. 2007, 10:51

L'analyse de Faun me va bien, également.

Cependant, je ne vois pas bien comment éprouver de la joie à l'idée de cette nuit obscure, éclairée par quelques étoiles, cad comment aimer cette nuit obscure cad comment aimer Dieu.

Suis-je aveugle ?

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Messagepar sescho » 08 juil. 2007, 11:09

Dieu, c'est la Nature, une et universelle, seule libre tout en étant nécessaire, omnipotente et omniprésente (Spinoza ajoute : omnisciente.) Tout le contraire d'une "nuit" pour qui a les yeux ouverts. Le problème c'est de les ouvrir...

S'il nous était possible de dissoudre en un instant toutes nos passions, il n'y aurait tout simplement pas de passions... Notre état résulte d'un mélange en équilibre entre passions et Raison et son évolution ne peut se faire qu'à sa propre marge (même s'il arrive que le résultat d'un long travail se révèle brusquement.) Il n'y a pas de martingale. Par ailleurs, il faut admettre que les mécanismes du progrès - bien difficiles à préciser, mais ils incluent nécessairement une influence extérieure, donc une passion - incluent des passions, lesquelles sont néanmoins moins nuisibles que celles qu'elles dissolvent - de deux maux, le moindre...

La question est alors de savoir si de se représenter de façon nécessairement floue, par l'imagination, une béatitude dans la connaissance de Dieu est une passion positive ou non. Comme beaucoup de choses, cela dépend du degré de transposition imaginative qui y est associé. Si je me transpose fictivement dans l'état de béatitude tout en souffrant de n'y être pas, c'est tout négatif. Si je me dirige volontairement dans le même sens tout en me contentant de goûter, avec intérêt et curiosité, chaque étape, alors c'est positif.

C'est je crois, sans contredit, ce que nous apprend Spinoza : à progresser pas à pas suivant la Raison dans la connaissance de notre propre Mental et des idées-puissances adéquates. L'étape qui est indispensable, difficile et assez inexplicable quoique réelle, est l'énorme saut qualitatif entre la connaissance du second genre et celle du troisième : cette dernière porte parfaitement son nom : la science intuitive, autrement dit la vision pénétrante.

Amicalement
Connais-toi toi-même.


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