Bonjour Krikri !
Krishnamurti a écrit :Now desire, contrary to general belief, is the most precious possession of
man. It is the eternal flame of life; it is life itself. When its nature and functions
are not understood, however, it becomes cruel, tyrannical, bestial, stupid.
Chez Spinoza, le désir ne serait pas une "possession" de l'homme, un don que la nature lui aurait fait, mais son essence même (E3P9S) : cela ne peut donc être un moyen en vue d'une fin qui le dépasserait, c'est la fin même, le désir en tant qu'acte conscient de persévérer dans son être et en même temps d'augmenter sa puissance d'être. Mais d'après ce que je connais de K., au delà de cette formule discutable, c'est aussi probablement ce qu'il pense au fond.
Spinoza trouverait peu à redire en revanche aux autres formules à mon sens. "flamme éternelle de vie " : si par flamme, on entend ce qui fait que tout le reste entre en mouvement, comme la flamme qui fait avancer le train, bouillir la marmite, le désir est aussi, en tant qu'essence de l'homme, ce qui le fait exister selon une nécessité éternelle, ce sans quoi son existence même n'est pas pensable.
"la vie même" :
PMII6), indique en effet que Dieu est la vie même est que celle-ci est la force de persévérer dans l'être : mais comme le montre la démonstration de E3P6, le désir d'un mode est l'expression de la puissance divine d'exister. Dieu est force - puissance absolue de s'étendre et de se penser -, l'homme est effort de s'étendre et de se penser. Mais cet effort n'est pas souffrance, ce n'est que l'exercice de la puissance même d'exister de Dieu, modifiée selon un certain degré.
Therefore your business is not to kill desire as most spiritual people in the world
are trying to do, but to understand it. If you kill your desire, you are like the
withered branch of a lovely tree.
On est bien ici dans une démarche commune avec Spinoza et qui à mon sens s'oppose au bouddhisme : la béatitude ne consiste pas dans l'extinction (nirvana) du désir (cf. les 4 "nobles vérités"), mais dans la culture du désir, le fait de le mener à son épanouissement naturel, qu'empêchent ordinairement les idées inadéquates et les passions tristes qui en découlent.
Growth can only come by the liberation of desire, and liberation here means
freeing it from all fear, and so from the cruelty and exploitation which results
from the quest of comfort, which is the refuge of fear. And this, in its turn, can
only come about through the wearing down of the egotism in desire by contact
with life itself. Only in this way can the reality be reached which is the true
consummation of desire. And so, truly to grow is to learn to love more and
more, to think more and more impersonally, through experience.
En langage spinoziste, c'est du désir en tant qu'affect passif, donnant lieu aux passions de peur, de haine etc. qu'il s'agit de se libérer mais non du désir en tant que tel : nul ne peut désirer bien vivre, agir, exister s'il ne désire simplement vivre, agir, exister.
Desire, freed from its limitations and from the illusion of fear, becomes joy,
which is but the true poise of reason and love.
From being at first personal,
limited, anxious, clinging, it grows by suffering till it becomes all-inclusive, till it
is as the sunset which gives and does not ask anything in return. In the same
way, by continual experience, by choosing, by assimilating and rejecting,
thought becomes more and more impersonal.
Encore une autre façon de dire que libéré des idées inadéquates, le désir est puissance naturelle d'expansion. Mais sur le cheminement qui y conduit, on peut se demander Krishnamurti ne veut pas dire qu'il suffit de vivre ses désirs pour que la sagesse vienne d'elle-même. Pour les vivre simplement, au lieu de laisser l'imagination l'entraîner dans des idées obscures et confuses et les affects qui s'ensuivent, il faut un travail de fond sur les causes adéquates ou inadéquates de la tristesse et de la joie, il faut la raison.
When both thought and desire
are purified, then we get the perfect balance and harmony between the two,
which is the fulfilment of life and which we speak of as intuition.
[...]
Now this highest reality is something which I assert that I have attained.
C'est aussi l'
emendatio (purification) de l'intellect qui est chez Spinoza à l'origine, non seulement de la compréhension correcte des fondements de la métaphysique, mais aussi d'une éthique et d'une sotériologie solide. Et dans le TRE, c'est avant tout sur une démarche réflexive que s'appuie cette purification : la prise de conscience de ce qui distingue l'idée vraie, que nous avons naturellement, des idées douteuses, fictives, confuses etc. Il me semble aussi que dans tous ses textes, K. fait fond essentiellement sur une telle démarche réflexive, quoique de façon plus populaire, sur des objets plus "concrets", et aussi à mon sens de façon moins solide : il fait l'économie de l'élaboration d'une ontologie claire pour conduire directement par une série de suggestions à la conscience éternelle d'être, mais ce faisant il doit toujours se battre avec le "mental" dont les illusions n'ayant pas été atteintes à la racine font toujours naître des doutes qui empêchent une sérénité intellectuelle définitive.
Mais je ne sais si on peut parler d'harmonie entre pensée et désir : il n'y a pas d'opposition possible entre la pensée et un de ses modes, et si l'on prend l'intellect ou même la raison et le désir, il n'y a jamais de véritable opposition entre les deux : "la raison ne demande rien de contraire à la nature" (E4P18S). C'est que l'emendatio dont il s'agit consiste à faire le départ entre d'un côté ce qui relève de l'intellect en tant que tel (saisie de liens nécessaires entre les êtres singuliers que sont la substance et ses modes) et d'un autre côté, ce qui relève de l'imagination, dont les abstractions donnent lieu cependant à des idées apparemment universelles et qui n'ont d'intérêt que pragmatique (faciliter la mémoire essentiellement) et non métaphysique ou pratique. La vie triste consiste à prendre la puissance imaginative pour l'alpha et l'oméga de la pensée, erreur qui conduit tant certains rationalistes revendiqués à rejeter toute forme de pensée intuitive, tant certains mystiques à rejeter toute forme de pensée discursive.
The goal of life is, therefore, not something far off, to be attained only in the
distant future, but it is to be realized moment by moment in that Now which is
all eternity.
Là on pourrait se demander si K. n'a pas lu Spinoza... Quand l'Ethique affirme "La béatitude n'est pas le prix de la vertu, c'est la vertu elle-même, et ce n'est point parce que nous contenons nos mauvaises passions que nous la possédons, c'est parce que nous la possédons que nous sommes capable, de contenir nos mauvaises passions.", elle ne dit guère autre chose. Quoiqu'il en soit, on trouve ce genre d'analyse dans le monde oriental chez Shankara qui fait de la raison le moyen principal de la libération.
A cet égard, pour en revenir au débat initial entre "Krikri" et Serge, beaucoup d'incompréhensions viennent souvent du vocabulaire et des traductions communément adoptées, je crois. Ce que les penseurs orientaux ou orientalisants appellent la pensée ou même la raison et le concept, pour les critiquer en tant qu'émanations du vilain "mental", tout cela n'est rien d'autre que ce Spinoza appelle l'imagination et son pouvoir d'abstraction donnant lieu à des images vagues. Ainsi au delà des mots, il y a souvent plus d'accord que de désaccords.
Je me souviens d'un débat que j'ai pu avoir ailleurs avec un lecteur de ce genre d'auteurs, qui ne connaissait pas grand chose cependant à la philosophie occidentale : pour lui, la pensée était nécessairement discursive, et la conscience, comme l'intuition n'avaient rien à voir avec la pensée ! Il ne pouvait envisager l'idée que l'intuition ou la conscience ne soient que des modes de penser, du fait qu'il était rivé sur l'idée que la pensée, c'est forcément verbal et discursif. Le problème est qu'avec ce genre de confusions, on en vient à ne plus pouvoir comprendre les sagesses de sa propre culture, comme à ne jamais vraiment bien comprendre celles d'une autre culture.