Faut-il "tuer" Spinoza ?

Ce qui touche de façon indissociable à différents domaines de la philosophie spinozienne comme des comparaisons avec d'autres auteurs, ou à des informations d'ordre purement historiques ou biographiques.
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Re: Faut-il "tuer" Spinoza ?

Messagepar Krishnamurti » 07 juil. 2014, 22:42

A Vanleers, je ne parlais pas de Buddha, mais d'amis :)
Je ne connais rien à Buddha (ou aux Buddha) à part quelques éléments rapportés ici ou là.
Pour Spinoza et Krishnamurti il est plus facile de retrouver ce lien amical, dénué de toute autorité, en parcourant quelques textes originaux ou traductions au hasard.
Ce qui reste disponible est leur savoir-faire plutôt qu'un éventuel contenu qui lui est déjà disponible en nous.

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Re: Faut-il "tuer" Spinoza ?

Messagepar cess » 08 juil. 2014, 07:44

Mais pourquoi ce lien avec l'Egypte?

Parce que si les égyptiens entretenaient déjà une relation à un dieu qui serait proche du Dieu-Nature de SPinoza, alors nous avons là matière à étayer l'ossature et avancer dans notre connais-toi toi-même . ne serait- ce qu'en cherchant à comprendre ce qu'était le coeur pour eux ou lire les textes de sagesse type Ptahhotep.
Leur lois étaient d'abord physiques avant de devenir les régles de la puissance invisible ou des dieux...

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Re: Faut-il "tuer" Spinoza ?

Messagepar Vanleers » 11 juil. 2014, 18:03

A cess

Vous avez écrit, dans un précédent message, à propos de la philosophie de Spinoza :

« […] purgative oui, mais purgative des croyances il ne faudrait pas éradiquer la Raison... or si on tue Spinoza on perd la vraie base qu'il nous reste à nourrir en dévoilant un peu plus chaque jour ce mystère entier de qui nous sommes.... »

La philosophie comme « via purgativa » est la thèse que défend Clément Rosset lorsqu’il écrit :

« Mais l’intérêt principal d’une vérité philosophique consiste en sa vertu négative, je veux dire sa puissance de chasser des idées beaucoup plus fausses que la vérité qu’elle énonce a contrario. Vertu critique qui, si elle n’énonce par elle-même aucune vérité claire, parvient du moins à dénoncer un grand nombre d’idées tenues abusivement pour vraies et évidentes. Il en va un peu de la qualité des vérités philosophiques comme de celle des éponges qu’on utilise au tableau noir et auxquelles on ne demande rien d’autre que de réussir à bien effacer. En d’autres termes, une vérité philosophique est d’ordre hygiénique : elle ne procure aucune certitude mais protège l’organisme mental contre l’ensemble des germes porteurs d’illusion et de folie » (Le principe de cruauté p. 37 – Editions de Minuit 1988)

Il illustre cette thèse par l’exemple du matérialisme d’Epicure et de Lucrèce :

« Il va de soi, en effet, et c’est en quoi la doctrine épicurienne est philosophiquement exemplaire, que ce matérialisme est à la fois intenable et salutaire : intenable quant à sa vérité propre, salutaire quant à la somme d’erreurs et d’absurdités qu’il révoque. Les deux maximes fondamentales de l’épicurisme peuvent apparaître à juste titre comme des pensées particulièrement courtes et pauvres. Assimiler la vérité à l’existence matérielle, le bien à l’expérience du plaisir, revient certes à décevoir toute attente d’élucidation en profondeur et à s’en tenir, sur ces deux points, au plus minimaliste des discours. Mais on doit observer, d’un autre côté, que la tentative d’assimiler la vérité à autre chose que la matière, le bien à autre chose que le plaisir, aboutit généralement à des énoncés eux-mêmes beaucoup plus suspects et absurdes que les formules épicuriennes. En tant que philosophie critique, le matérialisme constitue la pensée peut-être la plus élevée qui soit ; en tant que philosophie « vraie », il est en revanche la plus triviale des pensées. » (ibid. pp. 39-40)

Vous écrivez « purgative des croyances », ce qui me donne l’occasion de revenir à la citation de Voelke lorsqu’il écrit que l’intervention du philosophe sceptique sur son auditeur est « de le débarrasser de maux intellectuels qui font son tourment, la présomption et la précipitation. »

Selon les sceptiques, les dogmatiques sont en proie à deux sortes de tourments, intellectuels tous les deux : la présomption (oiêsis, que l’on peut également traduire par opinion) et la précipitation (propeteia).
Cicéron mentionne l’opinatio et la temeritas qui correspondent aux termes grecs précités (Voelke op. cit. p. 112)

Il est remarquable de constater que l’éthique de Spinoza propose un salut par la connaissance, c’est-à-dire se place également au plan intellectuel.

Il faut maintenant noter que, selon le sceptique Sextus Empiricus, le plaisir ou la douleur, la faim ou la soif sont des « affections […] involontaires et imposées par la nécessité ». (ibid. p. 122)
Voelke poursuit :
« Lorsque nous en sommes frappés, il n’est pas au pouvoir du logos sceptique de nous persuader que nous ne sommes pas affectés. Mais celui-ci est au moins capable de modérer notre souffrance en nous empêchant de la “redoubler” par l’opinion qu’elle est un mal. Ainsi dans le domaine des affections nécessaires nous pourrons vivre sous le régime de la métriopathie [modération des sentiments]. Quant aux troubles qui ont pour seule origine l’opinion que telles ou telles choses sont bonnes – comme la richesse et la renommée, la force et la santé, le courage et la justice – tandis que leurs opposés sont mauvais, le logos sceptique nous en guérit complètement en nous amenant à la représentation qu’elles ne sont “pas plus” l’un que l’autre, d’où suivra “l’ataraxie” ou, si l’on préfère le “bonheur”. Qu’elle aboutisse à la métriopathie ou à l’ataraxie, l’intervention du logos sceptique s’exerce donc au niveau de l’opinion, c’est-à-dire d’un logos frappé de “perversion” (diastrophê) […] » (ibid. pp. 122-123)

L’Ethique me paraît très proche de cette perspective.

Bien à vous

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Re: Faut-il "tuer" Spinoza ?

Messagepar cess » 11 juil. 2014, 23:25

" Assimiler la vérité à l’existence matérielle, le bien à l’expérience du plaisir, revient certes à décevoir toute attente d’élucidation en profondeur et à s’en tenir, sur ces deux points, au plus minimaliste des discours. Mais on doit observer, d’un autre côté, que la tentative d’assimiler la vérité à autre chose que la matière, le bien à autre chose que le plaisir, aboutit généralement à des énoncés eux-mêmes beaucoup plus suspects et absurdes que les formules épicuriennes. En tant que philosophie critique, le matérialisme constitue la pensée peut-être la plus élevée qui soit ; en tant que philosophie « vraie », il est en revanche la plus triviale des pensées. » (ibid. pp. 39-40)"

Il me semble comprendre Rosset. Toutefois- afin de bien vous comprendre et apprendre- l'Ethique ;bien que philosophie vraie, prônant le plaisir et que le silence de Spinoza sur la survivance des âmes au corps interroge, est bien plus qu'un matérialisme dans la mesure où elle intègre l'esprit.
Sommes -nous d'accord?

J'ai en revanche plus de difficultés à me familiariser avec le discours sceptique.
Peut-être l'influence de Zac auquel j'associe;
- ce vivant célébré et destiné à son affirmation;
- cette émancipation de notre Nature quel qu’elle soit qui doit persévérer dans ce qu'elle est ,
- cette libération qui déboulonne la moindre parcelle de culpabilité pourtant indispensable à l'apprentissage du vivre-ensemble selon Freud .
Dans la mesure où celles-ci sont contenues dans le cadre ultime , à savoir cet amour de Dieu qui n' est autre que l'amour envers tous les hommes et ce qui se met en place en soi sous l'impulsion de cette idée des plus adéquate, il me semble que cette disposition à "l'annulation des forces égales et contraires " perd en "positivité".
Les mots "métriopathie "et ataraxie "m'interrogent en effet.
La richesse, la renommée tant qu'elles ne sont pas cherchées pour elles-mêmes , la force, la santé, le courage et la justice sont de bonnes choses et augmentent la puissance d'agir: si elles correspondent à un désir, il ne faut pas s'en priver.
Si elles disparaissent La Béatitude, pour moi, n'est pas se dire que finalement "l'un n'est pas plus que l'autre", elle est ce sourire intime annonçant le recul salutaire qui prévient en faisant accepter l'idée qu'elles puissent disparaitre ou guérit si elles ont disparus...Spinoza nous dit essentiellement d'être heureux selon notre Nature...

Bien à vous

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Re: Faut-il "tuer" Spinoza ?

Messagepar Vanleers » 12 juil. 2014, 15:32

A cess

1) Selon Spinoza, il y a monisme de la substance et dualisme des attributs Etendue et Pensée. Il y a donc « égalité » du corps et de l’esprit.
Ce n’est ni un matérialisme ni un idéalisme.
Clément Rosset se place dans une perspective sceptique : les remèdes sceptiques ont un effet purgatif, c’est là leur seule vertu. Le matérialisme épicurien n’est donc ni vrai ni faux (sa vérité est « hygiénique ») et « en tant que philosophie « vraie », il est […] la plus triviale des pensées. »

Par contre, et il me semble que vous approuvez cette thèse : « […] pour les épicuriens les paroles du maître, qui “ purgent ” les cœurs, sont des paroles “ véridiques ” : il faut donc les garder en soi pour les méditer jour et nuit […] » (Voelke, cité dans mon premier message)

Au passage, notons la contradiction entre Rosset et Voelke : le premier fait du matérialisme épicurien un remède sceptique alors que le second oppose les remèdes sceptiques (qui s’éliminent d’eux-mêmes) aux remèdes épicuriens (– tetrapharmakon – que l’on conserve).

2) Vous écrivez qu’il y a lieu d’associer à l’éthique selon Spinoza :

« Cette émancipation de notre Nature quelle qu’elle soit qui doit persévérer dans ce qu'elle est »

En quoi consiste cette « émancipation de notre Nature » selon Spinoza ?
Pour essayer d’y répondre et tenter un rapprochement avec l’éthique sceptique, je ferai un détour par Tchouang Tseu, cité par Jean Levi (Propos intempestifs sur le Tchouang Tseu p. 45) dans un texte qui « décrit ainsi l’homme qui a accédé à la parfaite maîtrise du fonctionnement des choses – le Tao – et fusionne avec les dix mille êtres » :

« Ne te fais pas le propriétaire des dénominations, ne sois pas un magasin à calculs ; ne te comporte pas comme un préposé aux affaires ou un maître de la sagesse. Sache aller jusqu’au terme de l’illimité et vagabonder dans l’invisible. Tire parti de ce que tu as reçu du ciel sans en chercher avantage. Contente-toi d’être vide. L’esprit de l’homme parfait est un miroir. Un miroir ne reconduit ni n’accueille personne ; il renvoie une image sans la garder. C’est ainsi qu’il domine les êtres sans être blessé. »

La voie purgative des sceptiques est, ici, poussée à l’extrême, puisqu’il s’agit d’« être vide ».
Ne peut-on rapprocher cela de l’Ethique ? Que dit-elle ?

a) Nous sommes libres (émancipés) lorsque nous sommes cause adéquate, c’est-à-dire lorsque nous faisons cause commune avec ce qui nous détermine de l’extérieur. Autrement dit, lorsque nous agissons en harmonie avec la Nature, lorsque nous nous fondons dans le Tout. Nous sommes alors vides de « nous-même ».

b) Vous vous référez, à juste titre, à l’amour de Dieu, à l’amor intellectualis Dei dont Spinoza démontre en E V 36 qu’il est une partie de l’amour infini dont Dieu s’aime lui-même et que cet « amour constant et éternel envers Dieu » n’est autre que l’« amour de Dieu envers les hommes ».
Cet affect (la plus haute des joies – E V 32 dém. –) a une dimension impersonnelle (supra-personnelle) ce qui rejoint le vide de soi de Tchouang Tseu, point limite du Scepticisme grec.

Bien à vous

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Re: Faut-il "tuer" Spinoza ?

Messagepar cess » 17 juil. 2014, 19:19

Bonsoir Vanleers

Je vous rejoins....juste un espace à penser entre le vide et le vivant....me concernant...

Bien à vous

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Re: Faut-il "tuer" Spinoza ?

Messagepar Vanleers » 04 août 2014, 15:59

Faut-il « tuer » Spinoza ?, demandions-nous.
Sans aller jusque-là, peut-être faut-il, au moins, le suspendre !
Expliquons-nous en partant d’une expérience vécue.
En proie à des pensées et des affects tristes dont on aimerait bien sortir, il s’avère que, contrairement à ce que nous espérions, le recours à la philosophie et, en particulier à l’éthique spinoziste est totalement inopérant.
Il suffit alors de se dire que rien ne marche, que rien n’a jamais marché y compris ce qu’a élaboré Spinoza, pour être instantanément libéré des affects et pensées tristes qui nous tourmentaient.
C’est ce que, à l’exemple des Sceptiques grecs, nous appellerons une « suspension de l’Ethique ».
Allons même jusqu’à dire : « Il n’y a pas d’Ethique ! »
On dira peut-être que j’ai mal lu le titre de l’ouvrage principal de Spinoza.
Et pourtant, il n’y a pas plus d’Ethique qu’il n’y a de Budapest comme l’avait bien noté Robert Benchley :

http://www.koikadit.net/RBenchley/budapest.html

Explicitons la comparaison avec la suspension sceptique (epokhê) en citant Sextus Empiricus :

« En fait, il est arrivé au sceptique ce qu’on raconte du peintre Apelle. On dit que celui-ci, alors qu’il peignait un cheval et voulait imiter dans sa peinture l’écume de l’animal, était si loin du but qu’il renonça et lança sur la peinture l’éponge à laquelle il essuyait les couleurs de son pinceau ; or quand elle l’atteignit, elle produisit une imitation de l’écume du cheval. Les sceptiques, donc, espéraient aussi acquérir la tranquillité en tranchant face à l’irrégularité des choses qui apparaissent et qui sont pensées, et, étant incapables de faire cela, ils suspendirent leur assentiment. Mais quand ils eurent suspendu leur assentiment, la tranquillité s’ensuivit fortuitement, comme l’ombre suit un corps. » (Esquisses pyrrhoniennes – traduction Pierre Pellegrin Seuil Essais 1997 p. 21)

Précisons, avec P. Pellegrin, que :

« La suspension sceptique est une sorte de “métasuspension” qui s’applique à la suspension elle-même » (ibid. p. 531)

Indiquons encore que le spinozisme se rapproche du scepticisme en ce sens que :

« Les sceptiques ne forment pas une école au sens habituel du mot. Celle-ci, en effet, suppose l’adhésion à la doctrine d’un maître fondateur, or comment savoir quelle était la “disposition” de Pyrrhon ? Sextus emploie le terme agôgê, qui signifie, outre le fait de transporter, la “conduite” en tous les sens du terme : la direction d’une armée, la conduite des affaires politiques, la manière de conduire sa vie, la manière de conduire un raisonnement ou une investigation intellectuelle. Sextus entend ainsi signifier qu’être sceptique est une affaire de conduite plutôt que de doctrine. » (ibid. pp. 535-536)

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Re: Faut-il "tuer" Spinoza ?

Messagepar Vanleers » 11 oct. 2014, 17:42

Pierre Zaoui est l’auteur de « Spinoza. La décision de soi » (Bayard 2003).
Il a écrit d’autres livres dont « La traversée des catastrophes » (Seuil 2010)
Certains passages de ce dernier livre rejoignent le sujet de ce fil.
Dans les extraits cités ci-dessous, après avoir noté la nécessaire dépersonnalisation de ce qu’il appelle la voie éthique des athées, il insiste sur le fait qu’une telle éthique ne se fonde pas sur une doctrine mais sur l’expérience, ce qui, somme toute, est la thèse que nous souhaitions soutenir ici.
Il écrit :

« Deleuze nous a appris la voie éthique des athées qui n’est ni une théorie des devoirs et des fins, ni un appel prophétique à de nouvelles expériences fondamentales ou inouïes mais une exigence de théoriser la vie la plus immédiate et la plus partagée : l’exigence d’un amour sans limites de la vie sous toutes ses formes effectives, des plus grandioses aux plus calamiteuses, faisant de toute éthique digne de ce nom une éthique vitaliste – ce n’est jamais soi ou l’autre en tant que personne qui est à louer, sa gloire et sa postérité, mais la vie anonyme et immédiate, sans voix et sans figure, qui passe entre tous, effondre et relève, redresse et console, dans une innocence admirable. Une telle éthique consiste toujours à rejeter la mort et le soi et toute doctrine, réalités à chaque fois trop personnelles ou trop circonstanciées pour ne penser que cette vie immédiatement une et multiple, pour n’affirmer que la joie souveraine de la vie ou ses quantités intensives, et ainsi laisser les morts enterrer les morts. (p. 42)

Une telle éthique ne se fonde pas sur une doctrine mais sur l’expérience :

« […] c’est une éthique que chacun doit élaborer pour tous mais à partir de ses expériences singulières, c’est-à-dire sans doctrine, sans tutelle, sans appui, sans père, à moins de ne plus séjourner dans l’éthique et de passer déjà dans la morale, de ne plus viser la vie bonne, ou au moins juste, mais de commencer déjà à prétendre savoir ce qui est bien et ce qui est mal pour tous. » (p 45)

L’abandon d’une doctrine est difficile :

« Un tel abandon de toute doctrine est toujours une déchirure, puisqu’il ne vaut qu’à être radical : c’est aussi bien la sienne propre qu’il faut abandonner, pour ne se fier qu’à l’expérience, et donc ne même pas chercher à reprendre la flèche d’un penseur pour la lancer plus loin. Mais c’est peut-être aussi le moyen de ne pas la trahir complètement, ni de la vendre à trop bon marché, le seul peut-être portant encore l’espoir de la retrouver un jour, plus tard, mais à condition que ce soit involontaire, quand elle fera retour malgré soi et comme par effraction, les retrouvailles étant alors le seul signe d’un amour vrai et connaissant, c’est-à-dire sans appropriation, projection ou identification. » (p. 46)

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Re: Faut-il "tuer" Spinoza ?

Messagepar Vanleers » 20 oct. 2014, 11:07

Pierre Zaoui, dans « La traversée des catastrophes », ouvrage signalé dans le précédent message, étudie l’intérêt d’un retour aux sagesses hellénistiques pour celui ou celle qui fait l’expérience de la maladie.
Il examine successivement l’épicurisme, le stoïcisme, le scepticisme et le cynisme.
Ce qu’il écrit sur le scepticisme rejoint ce que nous avons déjà essayé de développer à ce sujet. Nous en donnons quelques extraits ci-après en vue de le confronter à la sagesse spinoziste.

L’auteur montre que, face à la maladie, l’épicurisme et le stoïcisme tendent à s’annuler :
« […] loin de se compléter, les deux doctrines tendent ainsi à s’annuler puisque l’épicurisme est avant tout une pratique qui ne tient pas face aux variations de la maladie tandis que le stoïcisme est une théorie qui tient, mais qui ne tient, dans la pratique quotidienne, qu’à revenir à l’épicurisme » (p. 112)

« Historiquement, le scepticisme antique naît, en un sens, de cette annulation réciproque de l’épicurisme et du stoïcisme, mais existentiellement l’expérience de cette annulation dans la maladie peut y conduire aussi sûrement […]. Car une telle expérience survient presque nécessairement. On pourrait dire à chaque fois que, par-devers toute décision théorique, le corps finit par reprendre la main. » (p. 113)

Le scepticisme authentique, écrit P. Zaoui, c’est « assumer sa maladie comme une “ vie en suspens ”, sans assise dans la vérité de son mal comme de son bien » (id.)

« Devenir sceptique au sens large consiste […] à ne plus croire en aucun salut durable et substantiel, et donc à ne plus chercher la tranquillité de l’âme ou l’ataraxie dans tel ou tel jugement déterminé (sur les plaisirs ou la force d’âme) mais dans la suspension même du jugement, dans l’époché. » (p. 114)

« Le scepticisme est encore une sagesse, un art de vivre, mais une sagesse et un art de vivre qui se construisent sur la ruine de toute sagesse et de tout art de vivre, en prenant pour seul guide, non une doctrine philosophique, mais la vie elle-même. Dans cette perspective, si le sceptique a mal il dira “ j’ai mal ”, mais rien d’autre, refusant toute anticipation comme toute recherche de causalité, et donc supportera mieux “ son tourment ”, dit Sextus Empiricus, “ parce qu’au moins nulle opinion extérieure au mal ne viendra s’ajouter au mal ”. » (id.)

« A la différence des autres philosophies, le sceptique ne promet donc aucun point d’appui ferme : il y a des symptômes, mais derrière les symptômes il n’y a rien de fiable. Et cela est vrai encore aujourd’hui […]. Dans la profondeur des organes, nul ne sait d’avance comment va se développer la maladie, ni quelle sera l’efficacité des remèdes et des opérations. En ce sens, la sagesse sceptique est peut-être la seule qui s’avère effectivement conforme aux mouvements immanents de la maladie, à son chemin singulier défini ni par son commencement ni par sa fin, mais par ses seules inflexions intérieures : c’est une sagesse sans objet, sans art de vivre ou style de vie déterminé (tous sont possibles), sans cap extérieur, attentive seulement à ôter de la maladie toute signification autre que celle qu’elle présente en surface. Une vie en suspens, effectivement, ou une vie dans les plis. » (p. 115)

Cette sagesse, explique P. Zaoui, peut toutefois se retrouver barrée :
« Pour que le scepticisme ne soit pas une apraxie ni un renoncement à la vie, il est en effet nécessaire que le sceptique, ne croyant en rien, accepte de se confier entre les mains des médecins et des formes coutumières de soin. Or que se passe-t-il quand ceux-là s’avèrent dogmatiques et celles-ci inefficaces ? La voie sceptique elle-même se trouve barrée. » (p. 116)

Indiquons, d’un mot, que P. Zaoui introduit le cynisme en ajoutant :

« Et il n’en demeure plus qu’une : plus radicale et plus simple, qui ne sort pas du cercle de l’épicurisme et du stoïcisme par le haut, comme le scepticisme renvoyant l’un et l’autre à leur égale vanité dogmatique, mais par le bas, […]. C’est la voie cynique. » (id.)

Nous essaierons dans un prochain message, de confronter la sagesse sceptique à l’Ethique.

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Re: Faut-il "tuer" Spinoza ?

Messagepar Vanleers » 20 oct. 2014, 17:34

Nous écrivions, dans le deuxième message de ce fil, que lorsque les fonctions vitales étaient en question (pouvoir respirer, digérer, uriner, déféquer...), la philosophie, y compris celle de Spinoza, n’était d’aucune utilité.
Ce constat qu’alors « Rien ne marche » est à rapprocher de l’expérience, dans la maladie, de l’annulation de l’épicurisme et du stoïcisme, deux philosophies dogmatiques de l’Antiquité hellénistique, comme l’écrit Pierre Zaoui.
Que peut l’esprit lorsque « par-devers toute décision théorique, le corps finit par reprendre la main » ?
Nous sommes ici en quelque sorte dans la situation inverse de celle qu’envisage Spinoza dans le scolie d’E III 2, lorsqu’il écrit :

« Et de fait, ce que peut le Corps, personne jusqu’à présent ne l’a déterminé, c’est-à-dire, l’expérience n’a jusqu’à présent enseigné à personne ce que le Corps peut faire par les seules lois de la nature en tant qu’on la considère comme corporelle, et ce qu’il ne peut faire à moins d’être déterminé par l’Esprit. »

Ici, nous nous demandons : qu’est-ce que l’esprit peut faire par les seules lois de la nature en tant qu’on la considère comme spirituelle, lorsque le corps « a repris la main ».
Le scepticisme antique répond : « Suspendre le jugement »

Une telle suspension, qui reste alors sans doute la seule chose possible pour le malade, au moins à certains moments, sera peut-être plus facile pour le spinoziste qui se souvient d’E III 3 :

« Les actions de l’Esprit naissent des seules idées adéquates ; et les passions dépendent des seules idées inadéquates. »

En suspendant son jugement, l’individu suspend son appréciation, le plus souvent inadéquate, de la situation qu’il est en train de vivre ainsi que toutes les idées inadéquates sur lesquelles se fonde cette appréciation.
Il est vrai qu’une telle suspension des idées inadéquates n’est pas la voie qu’enseigne Spinoza dans le scolie d’E V 20, lorsqu’il écrit :

« […] d’où suit que pâtit le plus l’Esprit dont les idées inadéquates constituent la plus grande part […] ; et au contraire qu’agit le plus celui dont les idées adéquates constituent la plus grande part […] »

Ici, il s’agit de « noyer » les idées inadéquates dans les idées adéquates alors que dans la suspension du jugement il s’agit plutôt d’un « assèchement » de l’esprit.
Voie humide et voie sèche, la première étant plus adaptée au bien portant et la seconde au malade.

« Rien ne marche », écrivions-nous, expression qu’en définitive il faut corriger car il reste encore l’époché sceptique qui, paradoxalement, peut se soutenir de l’Ethique.


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