Connaissance du troisième genre et hypnose

Ce qui touche de façon indissociable à différents domaines de la philosophie spinozienne comme des comparaisons avec d'autres auteurs, ou à des informations d'ordre purement historiques ou biographiques.
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Connaissance du troisième genre et hypnose

Messagepar Vanleers » 05 août 2014, 15:50

Nous essaierons de comparer ce que dit Spinoza de la connaissance du troisième genre dans l’Ethique à ce qu’écrit François Roustang dans un article intitulé « Pourquoi notre culture se méfie-t-elle de l’hypnose » (in « Feuilles oubliées, feuilles retrouvées » - Petite bibliothèque Payot 2014).

F. Roustang y confronte deux manières d’être au monde, l’hypnose nous invitant à faire l’expérience de la seconde. Nous chercherons à rapprocher cette deuxième manière d’être au monde du troisième genre de connaissance selon l’Ethique.

Commençons, ici, par citer quelques passages de l’article susceptibles d’alimenter cette recherche.

1) « Mais il n’y a pas à proprement parler de sujet à la recherche d’un objet qui serait à découvrir ou à effectuer. Il s’agit d’une personne qui est définie par le seul fait qu’elle est inscrite tout entière dans une organisation préalable et qu’elle existe dans la mesure où elle s’y accorde. » (p. 230)

2) « Mais alors, me demanderez-vous, de l’explicitation de cette seconde manière d’être au monde quel bénéfice pouvons-nous tirer ? Celui-ci : l’approche du fondement de nos existences, qui ne relève pas d’un goût pour la métaphysique, mais pour les nécessités de l’équilibre de notre marche, si nous voulons que l’air nous porte mieux, pour les impératifs de la stabilité, si nous voulons tester nos vies, ou encore par respect des lois du mouvement qui nous déconcertent.
Cette seconde manière d’être au monde est bien seconde au regard de nos préoccupations intramondaines, mais elle est première parce que toujours présupposée par l’autre. Notre perception claire et distincte se découpe sans cesse sur un fond indispensable, bien que silencieux. C’est, en effet, à partir de ce fond que l’être humain sélectionne des objets, des sentiments, des pensées particuliers en vue d’une action efficace dans le monde ; […] » (pp. 231-232)

3) « A partir de notre environnement immédiat, c’est le monde en tant que monde, qui nous est donné ; […] » (p. 233)

4) « Si l’hypnose est bien ce que je décris comme état second, nous rendant attentif à recevoir la multiplicité qui nous dépasse et nous donnant dans le monde notre position, il est possible qu’elle nous rende quelque service. » (pp. 234-235)

5) « Car l’état hypnotique n’est rien d’autre qu’un phénomène d’attention, d’attention à ce à quoi nous ne faisons pas d’ordinaire attention. » (p. 238)

6) « La perspective ouverte par l’hypnose suppose à l’inverse que l’être humain soit un être-agissant-au-monde et donc que le corps, non plus une machine, se conforme à l’espace qui le forme et montre ainsi qu’il pense. » (p. 241)

7) « Cette autre manière d’être au monde est un lieu où nous pouvons toujours nous retirer pour donner aux événements leur place respective. […]. La sagesse peut relativiser tant les maux que les bienfaits, non parce qu’elle méprise ou mésestime, mais parce qu’elle ne cesse de se situer dans l’ensemble, parce qu’elle se réfère à l’ensemble et qu’elle considère l’existence individuelle comme l’un de ses éléments. » (pp. 244-245)

8) « Ainsi en est-il de chacun qui se prend pour un individu et qui doit donc défendre à tout prix son personnage, c’est-à-dire cet être qui, en permanence s’efforce de se constituer en fonction de son propre regard sur lui-même et du regard que les autres portent sur lui. » (pp. 246-247)

9) « Lorsque l’expérience hypnotique fait appel aux potentialités de l’individu pour lui permettre de reconfigurer son monde, elle ne l’isole pas, bien plutôt elle accentue sa puissance dans la mesure où il ne cesse de référer à la complexité infinie du réel qu’il est et qui l’entoure. » (p. 249)

10) « […] nul autre moyen que de recevoir notre existence comme si elle n’avait pas encore eu lieu. Et de fait elle n’a pas encore eu lieu, car nous n’avons pas encore été capables de la vouloir en toute lucidité dans son ensemble et dans le moindre de ses détails. Exister, de la façon la plus banale et la plus exigeante, c’est refaire sa naissance comme si on la voulait in extenso telle qu’elle a été. » (p. 250)

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Re: Connaissance du troisième genre et hypnose

Messagepar Vanleers » 05 août 2014, 15:54

Avant de confronter l’hypnose à la connaissance du troisième genre, donnons encore un extrait des propos de François Roustang rapportés dans le livre déjà cité :

« Si l’état hypnotique peut, dans certains cas, permettre la guérison, c’est qu’elle fait cesser la rigidité et l’exclusion produites par la fixation du conscient sur un seul trait. Car l’état hypnotique engendre, du point de vue de la conscience, une confusion, c’est-à-dire un passage des contraires les uns dans les autres. Il rend possible une refonte de l’ensemble des éléments constitutifs de la personne. C’est en fonction de cette idée que Hegel, parlant de la folie, conseillait pour les déments, non sans sourire, l’usage de la balançoire. Pour chasser une idée fixe, rien de tel que le mouvement. »

Notons au passage que l’usage de la balançoire n’est pas sans rapport avec la suspension de l’assentiment (epokhê) que pratiquaient les Sceptiques grecs dont nous parlions en :

viewtopic.php?f=17&p=20520#p20520

Poursuivons la citation :

« On pourrait dire également que l’être humain est malade dans sa tête d’un souci de maîtrise. Celle-ci suppose que nous nous en tenions aux quelques paramètres qu’une conscience peut se soumettre. Ce qui engendre une mise à l’écart de la plus grande partie de nos forces inconscientes. D’où un appauvrissement et une stérilisation de nos énergies. Si nous avons spontanément peur de passer par l’expérience de l’hypnose, c’est que nous avons peur de perdre cette maîtrise. Cette perte serait pourtant le moyen de laisser advenir des ressources nouvelles que nous avons exclues. Les freudiens diraient : que nous avons refoulées. » (pp. 92-93)

Il est temps maintenant d’aller voir ce que dit Spinoza de la connaissance du troisième genre.
A première vue, cette connaissance paraît très éloignée de l’expérience de l’hypnose.
Examinons la proposition 28 de la partie V de l’Ethique :

« L’effort ou Désir de connaître les choses par le troisième genre de connaissance ne peut naître du premier genre, mais il le peut assurément du deuxième. » (traduction Pautrat)

Spinoza se réfère, dans la démonstration, au scolie 2 d’E II 40 dans lequel a été introduit ce troisième genre qu’il a appelé science intuitive et défini comme suit :

« Et ce genre de connaître procède de l’idée adéquate de l’essence formelle de certains attributs de Dieu vers la connaissance adéquate de l’essence des choses. »

Or, précise la démonstration d’E V 28, « les idées qui en nous sont claires et distinctes, à savoir, ici, celles qui se rapportent au troisième genre de connaissance (voir E II 40 sc.2), ne peuvent suivre d’idées mutilées et confuses, lesquelles (par le même scolie) se rapportent au premier genre de connaissance, […] »

La cause paraît entendue : il ne paraît pas possible de rapprocher le troisième genre auquel ne se rapportent que des idées claires et distinctes et l’hypnose puisque, comme le dit F. Roustang (voir ci-dessus) :

« Car l’état hypnotique engendre, du point de vue de la conscience, une confusion, c’est-à-dire un passage des contraires les uns dans les autres. »

F. Roustang a même écrit (citation 2 du précédent message) :

« Notre perception claire et distincte se découpe sans cesse sur un fond indispensable, bien que silencieux. »

Dans la vie courante, cette « perception claire et distincte » est, en réalité selon Spinoza, une perception mutilée et confuse.

Ceci dit, remarquons la convergence entre les deux auteurs qui, l’un et l’autre distinguent et même opposent deux modes de perception.

Nous chercherons à exploiter cette convergence dans le message suivant.

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Re: Connaissance du troisième genre et hypnose

Messagepar Vanleers » 05 août 2014, 17:49

Reprenons la proposition E V 28 dans laquelle Spinoza démontre que :

« L’effort ou Désir de connaître les choses par le troisième genre de connaissance ne peut naître du premier genre, mais il le peut assurément du deuxième. » (Pautrat)

Attardons-nous sur le « il le peut assurément ».
La question qui se pose est de savoir si la connaissance du deuxième genre, que Spinoza appelle raison dans le scolie 2 d’E II 40, est absolument indispensable pour que naisse le désir de connaître les choses par le troisième genre de connaissance.
La traduction de Pautrat nous renforce dans l’idée que ce n’est pas absolument nécessaire (d’autres – Misrahi, Guérinot, Macherey – traduisent différemment)
Allons plus loin en nous demandant si la connaissance du troisième genre elle-même s’appuie nécessairement sur celle du deuxième genre, connaissance par idées adéquates, c’est-à-dire claires et distinctes.
Pour tenter de répondre à cette question, considérons l’ensemble des quatre propositions E V 28 à 31.
Dans son commentaire de la partie V de l’Ethique, Pierre Macherey écrit :

« La proposition 31 est suivie d’un scolie où est résumé l’esprit de l’ensemble de propositions qui, à partir de la proposition 28, a exposé, de manière génétique, les conditions de la production de la connaissance du troisième genre. […]
Au point où nous en sommes, c’est-à-dire au moment où ce mouvement est enclenché, ce perfectionnement est décrit à l’aide de la formule suivante : “Il a une meilleure conscience de soi et de Dieu” ».

P. Macherey explique ensuite que, tout au long de l’Ethique, la conscience n’a qu’un rôle modérateur et non directeur et que ce n’est qu’à la fin de l’ouvrage que cette conscience, qui ne se distingue en rien d’une connaissance, devient une marque de perfection. Il écrit (p. 149) :

« Etre conscient, au sens fort et accompli du terme, c’est se convaincre de la nécessaire appartenance à l’ensemble de la réalité : c’est se comprendre soi-même comme “partie de la nature” (pars naturae), ce qui constitue l’enseignement principal qui se dégage de la pratique de la connaissance du troisième genre. »

Avant de poursuivre et terminer l’examen du scolie d’E V 31, revenons un moment à F. Roustang pour noter deux points de convergence avec Spinoza.
1) Comme chez Spinoza dans la connaissance du troisième genre, la conscience, dans la situation hypnotique, n’a rien d’intentionnel. A propos de celle-ci, il écrit :

« C’est donc une vigilance modifiée. Elle réside essentiellement dans le fait que cet état est une mise entre parenthèses de l’intentionnalité qui caractérise la veille intégrale. Nous nous refusons dans cet état à guider nos sentiments, nos images et nos pensées, nous sommes seulement soumis à celle qui nous arrivent d’un autre lieu que celui de la conscience, de l’entendement ou de la raison ». (p. 89)

2) F. Roustang partage totalement l’idée de « se comprendre soi-même comme “partie de la nature” (pars naturae) ». Il écrit :

« […] nous voyons bien, en effet, comment conscience, jugement et volonté font l’objet de notre attention, alors que nous ne nous ne nous attardons pas à sentir dans quel contexte plus vaste et plus déterminant s’insère le moindre de nos actes. » (p. 231)

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Re: Connaissance du troisième genre et hypnose

Messagepar Vanleers » 06 août 2014, 15:03

Terminons l’examen du scolie d’E V 31 dans lequel Spinoza fait état d’un paradoxe, ce qui nous fera avancer dans la confrontation de la connaissance du troisième genre avec l’hypnose.
Le paradoxe est le suivant.
Par les propositions 28 à 31, Spinoza a établi que « l’Esprit est éternel en tant qu’il conçoit les choses sous l’aspect de l’éternité » et pourtant, ajoute-t-il, « nous le considérerons comme si c’était maintenant qu’il commençait à être, et maintenant qu’il commençait à comprendre les choses sous l’aspect de l’éternité ».
D’une certaine façon, la connaissance du troisième genre a toujours été là, dans un esprit humain mais, d’une autre façon, elle a commencé à être à un certain moment.
Autrement dit, la connaissance du troisième genre peut aussi bien être dite innée qu’acquise.
En tant qu’elle relève de l’acquis, cette connaissance s’appuie sur la connaissance du second genre (E V 28) et P. Macherey écrit :

« Il faut donc avoir appris par une étude appropriée à déterminer les propriétés des essences des choses pour se laisser progressivement envahir par le désir de comprendre ce que sont en elles-mêmes ces essences, d’une compréhension qui ne soit pas seulement théorique mais aussi pratique » (pp. 143-144)

Toutefois, en tant qu’elle relève de l’inné (de la nature même de l’esprit humain), nous sommes autorisés, me semble-t-il, à dire que la connaissance du second genre n’est pas indispensable ou ne devoir constituer qu’une amorce réduite. Il serait ainsi possible d’atteindre à la connaissance du troisième genre dans la situation hypnotique.
En effet, en quoi consiste cette connaissance ?
Par cette connaissance, l’esprit se connaît et connaît les choses singulières comme éternelles. Par cette connaissance, nous savons que notre esprit est en Dieu et se conçoit par Dieu (E V 30) et nous savons que l’esprit est cause adéquate ou formelle de cette connaissance (E V 31), ce que P. Macherey commente :

« C’est-à-dire que cette connaissance, loin de lui être imposée de l’extérieur, ce qui serait le cas si elle [l’âme] y accédait accidentellement, exprime sa nature profonde, telle que celle-ci est conçue en Dieu même de toute éternité […] » (p. 146)

Or, ce que l’esprit comprend par cette connaissance du troisième genre :

« […] il le comprend, non de ce qu’il conçoit la présence actuelle du Corps, mais de ce qu’il conçoit l’essence du Corps sous l’aspect de l’éternité » (E V 29)

Nous ferons alors l’hypothèse que, dans la situation hypnotique où, rappelons-le, nous sentons « dans quel contexte plus vaste et plus déterminant s’insère le moindre de nos actes », nous sommes, de fait, dans les conditions de la proposition E V 29.

Nous sentons, comme il est dit dans le scolie d’E V 23 : « Nous sentons et expérimentons que nous sommes éternels ». Autrement dit, la connaissance du troisième genre n’est pas une connaissance purement intellectuelle mais également affective, ce qu’avait déjà indiqué E V 27 et que va développer l’Ethique à partir de la proposition 32.
Cette connaissance « charnelle » n’est-elle pas cette autre façon d’être au monde dont F. Roustang souligne les bénéfices ? :

« Mais alors, me demanderez-vous, de l’explicitation de cette seconde manière d’être au monde quel bénéfice pouvons-nous tirer ? Celui-ci : l’approche du fondement de nos existences, qui ne relève pas d’un goût pour la métaphysique, mais pour les nécessités de l’équilibre de notre marche, si nous voulons que l’air nous porte mieux, pour les impératifs de la stabilité, si nous voulons tester nos vies, ou encore par respect des lois du mouvement qui nous déconcertent. » (citation 2 du premier message)

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Re: Connaissance du troisième genre et hypnose

Messagepar Vanleers » 07 août 2014, 15:53

Avant de chercher à tirer des enseignements concrets de cette confrontation de la connaissance du troisième genre avec l’hypnose, citons encore un autre auteur.

Jean François Billeter s’est intéressé à l’hypnose, ce qui lui a permis de mieux comprendre et traduire certains ouvrages chinois, en particulier le Tchouang Tseu.
Il définit l’hypnose comme « l’ensemble des régimes d’activité dans lesquels la conscience, bien qu’éveillée, s’abstient d’interférer avec l’activité spontanée du corps » (Etudes sur Tchouang Tseu p. 248 – Allia 2004)
Il écrit :

« Mon point de départ a été la découverte de l’“arrêt”, c’est-à-dire de l’acte par lequel nous pouvons, si nous le voulons, suspendre toute activité intentionnelle » (ibid p. 236)

Prenant l’exemple de la méditation de Tseu-ts’i, il écrit :

« Elle a pour point de départ un acte absolument simple : s’arrêter, cesser de courir après quoi que ce soit, suspendre non pas toute activité consciente, mais toute activité consciente intentionnelle. » (ibid. p. 129)

Par ailleurs, il souligne l’importance, dans la situation hypnotique, de ce qu’il appelle l’« imagination opérante ». Commentant un cas traité par l’hypnothérapeute Milton H. Erickson, il écrit :

« Pendant ce temps son patient se livre entièrement aux opérations de son imagination. C’est-à-dire qu’il assiste immobile au spectacle qui se développe en lui et qui acquiert de ce fait la puissance d’une vision. Il n’a plus affaire à son imagination habituelle, qui produit des fantasmes fugaces, ni à l’imagination généralement chaotique et précipitée du rêve, mais à une imagination opérante. Il assiste impassible à des expériences qui s’accomplissent en lui, à des changements qui s’effectuent ou s’ébauchent. » (ibid. p. 18)

Essayons de rapprocher cela de l’Ethique.

1) A propos de l’« arrêt »
Dans la situation hypnotique, il ne s’agit pas de ne plus penser, ce qui est impossible car « L’homme pense » (E II axiome 2), mais de suspendre toute pensée intentionnelle, ce à quoi Spinoza nous invite dans la proposition E V 28 que nous avons étudiée précédemment : la connaissance du troisième genre exige que soit suspendue la connaissance du premier genre.

2) A propos de l’« imagination opérante »
Spinoza ne décrie pas l’imagination, c’est ce qu’il explique à la fin du scolie d’E II 17 que P. Macherey commente :

« Ainsi surtout est annoncée la déconcertante réhabilitation de l’imagination à laquelle procéderont les vingt premières propositions de la cinquième partie de l’Ethique, en la présentant comme un moyen particulièrement efficace dans le cadre d’une thérapeutique de la vie affective, et en développant le programme d’un art d’imaginer dont la mise en œuvre constitue une pièce essentielle du projet éthique de libération. » (p. 186)

Disons que cet ars imaginandi nous fait passer de la situation dans laquelle « nous imaginons simplement » (simpliciter imaginamur) (E V 5 dém.) à celle dans laquelle « nous imaginons plus distinctement et avec davantage d’énergie » (distinctius et magis vivide imaginamur) (E V 6 sc.)

Comme l’écrit J. F. Billeter, l’imagination qui opère dans la situation hypnotique n’est pas non plus l’imagination habituelle.

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Re: Connaissance du troisième genre et hypnose

Messagepar Vanleers » 07 août 2014, 19:50

A la fin de la première série de ses Leçons sur Spinoza, Ferdinand Alquié écrivait :

« Mais comprendre vraiment l’Ethique serait parvenir à jouir, selon ses leçons, de cette connaissance intuitive, de cette vie éternelle.
Tout ce qui me gêne dans l’Ethique, c’est donc que l’expérience qu’elle appelle, l’expérience qu’elle rend possible d’une manière purement théorique, ne me paraît pas pouvoir être atteinte par un homme. En tout cas, elle ne m’a jamais été donnée, et je doute qu’elle ait jamais été donnée à qui que ce soit. » (p. 210 La Table ronde 2003)

Le propos de ce fil était précisément de distinguer une voie concrète facilitant éventuellement l’accès à cette jouissance.
Nous avons signalé des convergences entre la connaissance du troisième genre et l’expérience hypnotique mais il appartient à chacun de vérifier par lui-même si cela l’aide ou non à faire cette expérience qui ne fut pas donnée à F. Alquié.
Peut-être ne lui fut-elle pas donnée car la « manière purement théorique » qui devrait la rendre possible est, apparemment, basée uniquement sur la puissance de l’intellect, comme l’annonce le titre de la dernière partie de l’Ethique.
Alors que Spinoza a démontré qu’il y a égalité entre le corps et l’esprit, c’est la voie de l’esprit qu’il privilégie, le corps apparaissant plutôt comme le « parent pauvre » du couple.
L’essai de rapprochement avec l’hypnose pourrait faire évoluer notre lecture de l’Ethique sur ce point, en particulier, en attirant notre attention sur cette phrase célèbre du scolie de la proposition 23 de la cinquième partie :

« Nous sentons et expérimentons que nous sommes éternels »

Spinoza ne dit pas « nous savons » ou « nous comprenons » mais nous « sentons et expérimentons », ce qui relève de l’esprit ET du corps.
La situation hypnotique, elle aussi, mobilise le corps et l’esprit et vise également, nous l’avons vu, la connaissance concrète, « charnelle », de l’insertion du fini dans l’infini à quoi peut se résumer la connaissance du troisième genre.
Selon les auteurs cités, l’hypnose, en nous amenant à donner congé à nos pensers familiers, nous met dans un état de repos (l’acquiescentia spinoziste ?) physique et mental qui libère une « imagination opérante » qui nous fait accéder à une autre manière d’être au monde.

« Cette autre manière d’être au monde est un lieu où nous pouvons toujours nous retirer pour donner aux événements leur place respective. » (citation 7 du premier message)

Si nous suivons Spinoza, c’est d’une autre vision du monde, une vision ontologique, que naît une autre manière d’être au monde qui, elle aussi, donne aux événements leur place respective car le sage est « par une certaine nécessité éternelle, conscient de soi, de Dieu et des choses » (E V 42 sc.)

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Re: Connaissance du troisième genre et hypnose

Messagepar Vanleers » 09 août 2014, 16:09

Cherchons encore à approfondir l’Ethique en la confrontant à l’hypnose.

Jean François Billeter, après avoir défini l’hypnose comme « l’ensemble des régimes d’activité dans lesquels la conscience, bien qu’éveillée, s’abstient d’interférer avec l’activité spontanée du corps », explicite ce qu’il entend par corps :

« Par “corps”, nous entendrions, non le corps anatomique ou le corps objet, mais le corps propre que nous définirions, de la façon la plus ouverte possible, comme “la totalité des forces et des facultés, connues et inconnues, qui sont en nous”. Le corps ne serait plus une chose, mais l’ensemble (non-limité, non-limitable), de l’activité qui porte notre conscience. Il serait l’ensemble de l’activité qui nourrit notre vie consciente tout en l’excédant de toutes parts. Cette définition du corps rendrait superflue la notion de “l’inconscient”. » (op. cit. p. 248)

Cette définition du corps rejoint la conception de l’homme comme conatus, qu’on le considère sous l’aspect de la Pensée : l’esprit, ou sous l’aspect de l’Etendue : le corps (E III 9 sc.)
C’est ce que souligne, par exemple, Deleuze :

« Spinoza ne définit jamais l'homme comme un animal raisonnable, il définit l'homme par ce qu'il peut, corps et âme. » (Cours de Décembre 1980)

Dans le scolie d’E III 2, Spinoza écrit :

« Et de fait, ce que peut le Corps, personne jusqu’à présent ne l’a déterminé, c’est-à-dire, l’expérience n’a jusqu’à présent enseigné à personne ce que le Corps peut faire par les seules lois de la nature en tant qu’on la considère comme corporelle, et ce qu’il ne peut faire à moins d’être déterminé par l’Esprit. »

Nous voyons là un point de rapprochement entre l’hypnose et la connaissance du troisième genre. C’est également le cas d’E V 39 :

« Qui a un Corps apte à un très grand nombre de choses a un Esprit dont la plus grande part est éternelle. »

On a dit que l’Ethique, c’est le salut par la connaissance. Ce n’est pas faux, encore faut-il s’entendre sur la nature de cette connaissance qui nous « sauve ».
Spinoza en distingue trois genres dans le scolie 2 d’E II 40 :
1) la connaissance du premier genre : connaissance par expérience vague ou par signes : opinion et imagination.
2) la connaissance du deuxième genre par notions communes et idées adéquates des propriétés des choses : raison.
3) la connaissance du troisième genre qui procède de l’idée adéquate de l’essence formelle de certains attributs de Dieu vers la connaissance adéquate de l’essence des choses : science intuitive.

La connaissance du premier genre, utile et même indispensable dans la vie de tous les jours, ne peut conduire au salut car elle est faite d’idées mutilées et confuses (E V 28).
La connaissance du deuxième genre est une connaissance par idées adéquates et on l’assimile parfois à la connaissance scientifique.
Cette connaissance n’est pas suffisamment « affective » pour nous faire accéder à la béatitude ou, au moins, à l’acquiescentia.
Seule la connaissance du troisième genre en est capable : elle nous ouvre à un autre régime d’activité et à une nouvelle manière d’être au monde dont nous avons parlé dans les messages précédents.
C’est dans ce dernier genre de connaissance que l’on peut déceler des affinités avec l’expérience de l’hypnose.

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Re: Connaissance du troisième genre et hypnose

Messagepar Vanleers » 14 août 2014, 17:49

J’ai parcouru le fil intitulé « Connaissance du troisième genre » en :

viewtopic.php?f=11&t=598

Il fut initié par aurobindo fin 2006 et clos fin Juin 2008.

L’initiateur du fil écrivait que le troisième genre existe et qu’il l’avait rencontré, ce qui lui avait procuré « une joie incroyablement intense, pure et qui reposait sur [s]a faculté de comprendre que chaque chose était une ou que tout était un ».
Cette proclamation suscita la critique de Durtal qui l’argumenta, en se référant à l’Ethique, à partir d’un message du 3 Juin 2008 (page 4 du fil).

On peut en effet critiquer aurobindo de ne pas avoir montré de façon explicite que sa joie était bien née d’une connaissance du troisième genre dont Spinoza a établi les caractéristiques, en particulier dans les propositions E V 28 à 31 (examinées dans un précédent message)

N’était-ce pas plutôt un « sentiment océanique » cher à Romain Rolland (voir ce qu’en dit Freud dans L’avenir d’une illusion) ou à André Comte-Sponville (L’esprit de l’athéisme) dont on peut douter qu’il satisfasse aux conditions rationnelles rigoureuses de la connaissance du troisième genre selon Spinoza ?

Ceci nous amène à prolonger ce que nous avons écrit dans les messages précédents.
Nous sommes partis de l’expérience suivante :
En suspendant la conscience intentionnelle, ce que nous pouvons toujours faire, même en dehors de la situation hypnotique, nous éprouvons détente, repos, joie. Il s’agit d’un « lâcher prise » et il est clair que la vision ontologique de Spinoza nous y aide de façon significative.
Toutefois, ce bien-être peut être ressenti sans que, de façon explicite, nous concevions « l’essence du corps sous l’aspect de l’éternité » (E V 29), ce qui, pourtant, est une condition nécessaire de la connaissance du troisième genre.
Suspendre la conscience intentionnelle, c’est prendre ses distances avec la connaissance du premier genre (opinion et imagination) dont nous savons que le désir de connaître les choses par le troisième genre ne peut naître (E V 28).
Mais ce n’est pas suffisant et la connaissance du troisième genre requiert autre chose : l’appareil démonstratif de l’Ethique qui fonde une certaine vision ontologique :

« […] les yeux de l’esprit, par lequel il voit et observe les choses, ce sont les démonstrations mêmes. » (E V 23 sc.)

Le lâcher prise dont il est fait état ci-dessus (dans la situation hypnotique ou ailleurs) est une condition nécessaire, même si elle n’est pas suffisante, de la connaissance du troisième genre.
Modifié en dernier par Vanleers le 15 août 2014, 11:54, modifié 1 fois.

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Re: Connaissance du troisième genre et hypnose

Messagepar Vanleers » 15 août 2014, 11:51

J’ai également parcouru le fil « Réalité du troisième genre de connaissance ? » en :

viewtopic.php?f=11&t=1180

Les questions qui y sont débattues sont parfois proches de celles dont il est question ici.

Je reviens à la phrase du précédent post :
Toutefois, ce bien-être peut être ressenti sans que, de façon explicite, nous concevions « l’essence du corps sous l’aspect de l’éternité » (E V 29), ce qui, pourtant, est une condition nécessaire de la connaissance du troisième genre.
Que signifie : « concevoir l’essence du corps sous l’aspect de l’éternité » ?
Ceci est à rapprocher d’E V 22 :

« En Dieu pourtant il y a nécessairement une idée qui exprime l’essence de tel ou tel Corps sous l’aspect de l’éternité ».

Le « nécessairement » de la proposition signifie que nous sommes éternels, ce que reprend le scolie de la proposition suivante :

« Nous sentons et expérimentons que nous sommes éternels »

Concevoir l’essence du corps sous l’aspect de l’éternité, c’est s’affirmer comme éternel, ce que rappellent certains intervenants du fil précité (Henrique notamment)
Il s’agit de prendre conscience que, non seulement nous existons dans le temps mais que nous existons également dans l’éternité.
C’est ce qu’exprime le scolie d’E V 29 qui, lui-même, se réfère à E II 45 et son scolie
En réalité, nous le savions déjà depuis E II 8, son corollaire et son scolie.

Spinoza nous invite à aller plus loin que la simple suspension de la conscience intentionnelle mais à effectuer un pas supplémentaire en comprenant et affirmant que nous sommes éternels.
Comprendre (au sens fort : sentir et expérimenter) que nous sommes éternels et nous affirmer comme tels, nous délecte :

« Tout ce que nous comprenons par le troisième genre de connaissance nous délecte, et ce accompagné de l’idée de Dieu comme cause » (E V 32)

Ce n’est pas la joie de la fusion dans un grand Tout (sentiment océanique ?) ou d’une « absorption annihilante » (orientale ?)

Est ainsi récusée la tentation du vide (qui n'est pas tenté, parfois ?)

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NaOh
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Re: Connaissance du troisième genre et hypnose

Messagepar NaOh » 15 août 2014, 13:20



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