Spinoza et Bertrand Russell

Ce qui touche de façon indissociable à différents domaines de la philosophie spinozienne comme des comparaisons avec d'autres auteurs, ou à des informations d'ordre purement historiques ou biographiques.
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Spinoza et Bertrand Russell

Messagepar Vanleers » 13 juin 2015, 15:06

Pierre Macherey a écrit une étude intitulée « La dissociation de la métaphysique et de l’éthique (Russell lecteur de Spinoza) ».
Elle a été publiée dans « Avec Spinoza » – PUF 1992.
Nous en ferons une lecture suivie en examinant les critiques que Russell adresse à Spinoza et les réponses qu’y apporte Pierre Macherey. Cet examen a pour but d’essayer de mieux comprendre Spinoza.
Le livre étant épuisé, on en donnera de larges extraits, ce qui nécessitera plusieurs posts. Dans celui-ci, nous examinerons le cadre général dans lequel se situe Russell par rapport à Spinoza.

« Ce qui rapproche manifestement Spinoza et Russell, davantage encore que le principe d’une fusion de l’esprit et des choses, qui à la limite semble relever d’une mystique rationnelle, c’est le souci de ne pas limiter l’objectif de la philosophie à l’idéal d’une connaissance pure, et de déplacer ses intérêts fondamentaux du vrai vers le bien, dans la perspective générale d’une « philosophie pratique » qui, même au plus fort de sa période logiciste, n’a jamais quitté Russell, et l’a constamment ramené à Spinoza, malgré les très fortes objections de fond qu’il faisait au contenu de sa doctrine. »

« Sa position à l’égard de Spinoza est bien résumée par cette formule, au début du chapitre qu’il lui consacre dans son « Histoire de la philosophie occidentale » : « Spinoza est le plus noble et le plus sympathique des grands philosophes. D’autres l’ont surpassé intellectuellement, mais, moralement, il est parfait ». »

« […] Russell ne cesse d’affirmer la nécessité de départager dans la pensée de Spinoza ce qui relève de la métaphysique et ce qui relève de l’éthique. Une telle dissociation est parfaitement conforme à la conception générale de la philosophie qu’il développe dans ses « Problèmes de philosophie » de 1912 : lorsqu’elle prétend donner une connaissance « métaphysique » de la réalité absolue des choses, la philosophie s’engage dans une démarche qui, d’un point de vue rationnel, doit être reconnue comme conjecturale ; alors que lorsqu’elle prend position à l’égard des valeurs fondamentales de la vie elle peut de manière légitime susciter une adhésion raisonnée. »

« […] il va donc falloir envisager ces deux questions : en quoi la métaphysique de Spinoza est-elle « fausse » ? et en quoi son éthique est-elle néanmoins « vraie », étant entendu par ailleurs qu’elle ne peut être analysée de manière complètement indépendante de la métaphysique dont elle est issue ? »

Nous commencerons à voir, dans le prochain post, pourquoi, selon Russell, la métaphysique de Spinoza est fausse.

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Re: Spinoza et Bertrand Russell

Messagepar Vanleers » 13 juin 2015, 15:10

« […] Russell utilise cette formule abrupte : « Le système métaphysique de Spinoza appartient au type inauguré par Parménide ». Dans l’esprit de Russell, cela signifie d’abord que la doctrine spinoziste relève du genre de ce qu’il appelle par ailleurs le « monisme idéaliste », dont les deux aspects essentiels, qui se retrouvent également selon lui chez Hegel, sont l’affirmation de l’unité substantielle de la réalité et la réduction du fini à l’infini : poussée à ses dernières conséquences, cette conception conduit à « un panthéisme complet et pur », selon lequel « il ne peut y avoir qu’un seul Être qui soit entièrement positif, et qui doit être absolument infini ». Or une telle thèse est, selon Russell, rationnellement indécidable, et elle ne peut susciter tout au plus qu’une adhésion mystique, sans rapport avec les exigences propres à la connaissance scientifique, qui s’établissent à partir du rapport de l’esprit avec les faits particuliers, sans que celui-ci entre jamais en relation avec une telle « réalité » abstraite, celle-ci pouvant à la limite faire l’objet d’une croyance conjecturale, mais en aucun cas d’une certitude. »

Pierre Macherey fait alors remarquer que :

« Toutefois Russell doit aussi prendre en compte le fait que les thèses « idéalistes » auxquelles il ramène la doctrine de Spinoza ne font pas chez celui-ci l’objet d’une simple affirmation relevant de la connaissance immédiate ou intuitive, mais sont accompagnées d’une justification rationnelle qui, formellement du moins, en établit la nécessité […] »

Mais, et nous allons voir pourquoi, Russell rejette

« […] en bloc l’appareil démonstratif construit par Spinoza, dont il se contente de dénoncer l’inutilité, indépendamment de l’appréciation qui pourrait être portée sur sa rigueur formelle […] »

La raison de ce rejet est la suivante, c’est que :

« […] « La métaphysique de Spinoza est le meilleur exemple de ce qu’on pourrait appeler un « monisme logique » - c’est-à-dire la doctrine qui veut que le monde dans son ensemble soit une substance unique dont aucune partie n’est capable logiquement d’exister seule. »

Sur quoi se fonde ce « monisme logique » ? et nous arrivons ici au cœur de la critique de Russell, c’est :

« […] la croyance que chaque proposition a un seul sujet et un seul attribut […] »

En conséquence :

« C’est donc bien la manière de raisonner de Spinoza […] qui est en question, et fait de sa métaphysique une construction erronée sur le fond […] »

Selon Russell, la manière de raisonner de Spinoza est erronée (et conduit à une métaphysique erronée) car il s’agit d’une logique sujet-prédicat.

« Pour comprendre ce qui caractérise une logique de type sujet-prédicat, et représente selon Russell son défaut constitutionnel, il faut faire intervenir le système de pensée qui se pose en alternative à celle-ci : celui d’une logique relationnelle, dont on pourrait dire qu’à la limite elle se contente d’étudier les diverses modalités selon lesquelles des prédicats peuvent être reliés entre eux, indépendamment de la considération du ou des sujets dont ils seraient par ailleurs, idéalement si l’on peut dire, les prédicats. »

C’est ce que nous verrons dans le prochain post.

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Re: Spinoza et Bertrand Russell

Messagepar Vanleers » 13 juin 2015, 15:59

La logique sujet-prédicat, celle qu’utiliserait Spinoza et qui l’aurait conduit à une métaphysique erronée selon Russell repose, selon ce dernier, sur :

« […] un « axiome des relations internes » faisant de la relation du tout à ses parties le fondement de la connaissance, et ramenant ainsi la recherche de la vérité aux règles de l’inhérence, qui développent toutes les manières pour un prédicat de se rapporter à un sujet. »

« Russell examinait alors cet axiome des relations internes du point de vue de ses applications et celui de ses prémisses. En ce qui concerne ses présupposés, ceux d’un monisme intégral, l’axiome en question ruine le principe d’identité en posant que tout est dans tout, et en conduisant à affirmer « l’identité dans la différence ». En ce qui concerne ses conséquences, il mène à d’insolubles contradictions, en subordonnant l’existence des termes réunis dans une relation donnée à l’existence de cette relation même, ce qui constitue un véritable cercle vicieux. »

En conséquence :

« C’est donc au nom d’une autre logique que Russell condamne le monisme métaphysique : cette logique s’appuie sur un axiome exactement opposé au précédent, axiome des relations externes, d’abord formulé par Peano et Frege à partir de leurs travaux sur la logique des mathématiques. Cet axiome pose que les propositions, qui sont les objets ultimes de la spéculation logique, sont elles-mêmes indépendantes de la nature des termes entre lesquels elles établissent des rapports et réciproquement. »

P. Macherey donne alors un exemple qui éclaire cela :

« Dans cette perspective, l’énoncé « Tous les hommes sont mortels » doit s’interpréter de la manière suivante : « Pour toutes les valeurs possibles de x, si x est un homme, x est mortel », de manière à substituer au rapport entre un sujet et un prédicat le rapport entre deux fonctions propositionnelles, dont la valeur de vérité est en elle-même indifférente à la nature des termes auxquels elle est effectivement rapportée : l’énoncé « si x est un homme, x est mortel » étant tout aussi vrai lorsque x n’est pas un homme que lorsqu’il en est un. »

« En ruinant le monisme métaphysique par une procédure de raisonnement strictement logique, cette démarche tend à instaurer une nouvelle perspective métaphysique, qui est celle d’un pluralisme relationnel, fondé sur un atomisme logique. Si l’on s’interdit de raisonner sur des choses comme si elles étaient d’emblée reliées en tant que sujets à des prédicats, et comme si l’objectif de la connaissance était seulement d’exprimer de telles relations préétablies, dans une perspective faisant immédiatement communiquer logique et ontologie, il faut prendre acte de ce que l’esprit connaissant n’est réellement en rapport qu’avec des faits isolés, comme les données des sens, et que sa tâche est de faire rentrer ces faits, comme des termes, dans des relations, dont la forme est conditionnée par des règles complètement indépendantes de ce qu’ils « sont », c’est-à-dire de leur nature de « sujets ». Le monde tel qu’il s’offre à une pensée se réclamant de l’axiome des relations externes est donc un monde éclaté et dispersé, entièrement modalisé, dirait-on, dans lequel la seule forme d’unité possible est celle qui est produite, constructivement, par l’esprit, en application des formes de cette logique symbolique qu’il est en mesure de développer complètement pour elles-mêmes. Et cette coïncidence entre un empirisme intégral et un formalisme, débouchant sur l’affirmation d’une indéfinie et irréductible pluralité des éléments constitutifs de la réalité, paraît bien se trouver aux antipodes de la vision d’une nature substantialisée exposée par Spinoza. »

Nous verrons dans le prochain post comment Pierre Macherey répond à la critique de Russell.

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Re: Spinoza et Bertrand Russell

Messagepar Vanleers » 13 juin 2015, 17:11

« Une première remarque s’impose immédiatement. Russell interprète la notion de substance comme si elle se ramenait à celle de sujet, et c’est ce qui l’autorise à substituer à une lecture géométrique de l’Ethique, qui ne l’intéresse pas, une lecture strictement grammaticale, faisant rentrer toutes ses démonstrations dans le cadre d’une logique commune de l’inhérence, elle-même porteuse, en raison du vice de constitution originel qui lui vient de sa syntaxe, d’un panthéisme mystique. Cette lecture, certainement fautive du point de vue de Spinoza lui-même, est néanmoins féconde, dans la mesure où elle amène à poser cette question, effectivement cruciale en ce qui concerne les orientations théoriques fondamentales de l’Ethique : la substance remplit-elle à l’égard de toutes les « choses » qu’elle détermine la fonction d’un sujet ? Si c’était le cas, la pensée de Spinoza développerait un dualisme principiel de type platonicien, posant la séparation originaire entre deux ordres ou deux niveaux de réalité, disons, pour reprendre les termes mêmes utilisés par Spinoza, entre une Natura naturans (du côté du sujet) et une Natura naturata (du côté des prédicats). Or ce n’est pas du tout un hasard si ces expressions, Natura naturans et Natura naturata, reprises par Spinoza au vocabulaire de la scolastique, sont formés à partir du même terme Natura. Car c’est bien la même nature qui, posant en soi-même en vertu du principe de la causa sui sa nature absolue, s’exprime également, quoique à des degrés différents, dans l’infinité de ses modes ou affections, à quelque genre d’être que ceux-ci appartiennent. Et cela invalide précisément dès le départ la perspective dualiste induite par l’interprétation grammaticale de la substance, qui fait d’elle un sujet. »

Pierre Macherey poursuit :

« Cela signifie-t-il, comme le suggère par ailleurs l’interprétation émanatiste de la doctrine inspirée par un néo-platonisme, que la position de Spinoza soit celle d’un monisme intégral ? Ce serait le cas si la substance pouvait être pensée comme un seul sujet, existant et pouvant être connu comme tel de manière complètement indépendante de ses affections. […] Pour Spinoza, dire que la substance est « en soi », c’est la même chose qu’affirmer la nécessité où elle se trouve de se produire dans toutes les formes d’existence, non pas possibles mais réelles puisque rien ne permet de distinguer réalité et perfection, à travers lesquelles s’exprime sa nature. »

« […] la philosophie de Spinoza […] est une philosophie des forces productives et des rapports dans lesquels elles produisent et se produisent, philosophie du point de vue de laquelle la nature n’est pas une très grande et mystérieuse force qui « subsisterait » de manière statique, à côté d’autres petites forces dans lesquelles sa puissance réapparaîtrait sous une forme démultipliée et donc partielle, puisqu’elle est au contraire ce qui fait que chacune de ces forces agit comme une force, avec toute la « puissance » (potentia) qui définit sa nature individuelle, c’est-à-dire sa « tendance à persévérer dans son être » (conatus). »

En conséquence :

« Les prémisses sur lesquelles s’appuie la réfutation de Russell ne sont donc pas acceptables. Spinoza n’a d’aucune manière entrepris de constituer la substance ou la nature comme une sorte de sujet global dont les diverses figures de la réalité ne feraient qu’exploiter les diverses potentialités, en les monnayant à travers les formes successives de la relation sujet-prédicat, celles-ci se déduisant linéairement les unes des autres, et se fondant, si on remonte le mouvement de cette déduction en sens inverse, dans une origine absolue. »

Avant d’en arriver aux questions concernant l’éthique, Pierre Macherey poursuit sa réfutation de Russell à propos de la théorie de la connaissance, ce que nous verrons dans le post suivant.

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Re: Spinoza et Bertrand Russell

Messagepar Vanleers » 13 juin 2015, 20:46

« Un second aspect de la réfutation de Russell doit aussi retenir notre attention : il concerne, en rapport avec la métaphysique spinoziste, les questions qui relèvent de la théorie de la connaissance. Selon une tradition venant de la philosophie écossaise, le logicisme de Russell s’appuie sur une critique radicale de l’idéisme, c’est-à-dire de la doctrine d’après laquelle les formes ultimes de la pensée sont des idées-représentations, dont les rapports redoubleraient ceux qui lient les choses entre elles, logique et ontologie se réfléchissant alors l’une dans l’autre comme en miroir. Dans le cadre de cette théorie classique de la représentation, les idées s’interposent entre l’esprit et la réalité comme des intermédiaires qui se substituent aux choses elles-mêmes, et permettent ainsi de les connaître, c’est-à-dire de raisonner à leur sujet. Or, du point de vue de Russell, les notions d’un esprit et d’une réalité constitués en eux-mêmes, et n’entrant en relation que par l’intermédiaire d’idées-représentations, sont des fictions théoriques pouvant tout au plus faire l’objet d’une croyance indémontrable […] »

De même :

« […] la conception de la connaissance exposée par Spinoza lui-même [n’a] rien à voir avec la théories des idées-représentations. Selon Spinoza, les idées ne sont pas des « peintures muettes sur un tableau », c’est-à-dire des images des choses dans l’esprit, mais elles se produisent dans la pensée elle-même, en tant que celle-ci est attribut constitutif de la substance, exactement suivant la même nécessité, donc le même ordre et la même connexion, que les « choses » se produisent dans tous les genres d’être possibles […] Connaître, ce n’est donc pas, d’après Spinoza, établir une correspondance externe (convenientia) entre des idées et des choses ; mais c’est traiter les idées comme des choses, c’est-à-dire pour l’esprit connaissant, agir autant qu’il est en lui de le faire, de manière à engendrer les idées adéquates qui lui permettent de s’identifier complètement à la réalité, et donc tendanciellement de parvenir à [l’] union avec la nature entière […] »

« Pas plus que Spinoza n’a pensé la substance comme sujet, il n’a non plus pensé les idées comme des représentations […] »

Nous terminerons la lecture de l’étude de Pierre Macherey par l’examen des questions éthiques.

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Re: Spinoza et Bertrand Russell

Messagepar Vanleers » 14 juin 2015, 11:14

Russell écrit :

« Quand nous arrivons à l’éthique de Spinoza, nous sentons, ou du moins je sens, que quelque chose, sinon tout, peut être accepté même quand la base métaphysique a été rejetée. »

Commentant E V 19 (« Qui aime Dieu ne peut faire effort pour que Dieu l’aime en retour »), il écrit :

« Goethe, qui admirait Spinoza sans le comprendre, prenait cette proposition comme un exemple d’abnégation. Il n’en est rien : c’est une conséquence logique de la métaphysique de Spinoza. Il ne dit pas qu’un homme ne doive pas désirer que Dieu l’aime ; il dit qu’un homme qui aime Dieu ne peut pas avoir besoin que Dieu l’aime. »

Pierre Macherey enchaîne :

« A la différence de Goethe, Russell ne se contente pas d’admirer Spinoza, il cherche aussi à le comprendre, c’est-à-dire, dans ce cas précis du moins, à bien le comprendre : et c’est pourquoi il tient compte des déterminations rationnelles fondant la conception spinoziste de « l’amour intellectuel de Dieu », qui n’est pas pure effusion mystique, mais affirmation raisonnée, nécessaire non seulement dans sa forme mais aussi dans son contenu. Ce qui commande le jugement porté par Russell sur l’éthique spinoziste, c’est donc l’explication qu’il présente de cette notion d’« amour intellectuel de Dieu », en tant que celle-ci propose, comme son énoncé l’indique, la réconciliation de l’amour et de l’intellect dans et par le sentiment du divin. »

Russell écrit :

« Spinoza croit que, si nous regardons nos malheurs tels qu’ils sont en réalité comme faisant partie de l’enchaînement des causes qui s’étendent depuis le commencement des temps jusqu’à la fin, nous verrons que ce ne sont des malheurs qu’à notre point de vue, mais non au point de vue de l’univers pour lequel ils sont des discordes passagères qui aident à renforcer une ultime harmonie. Je ne puis pour ma part accepter cette théorie. Je crois que les événements particuliers sont ce qu’ils sont et qu’ils ne changent pas lorsqu’ils sont absorbés dans un ensemble. Chaque acte de cruauté est éternellement une part de l’univers ; rien de ce qui arrivera plus tard ne peut rendre cet acte bon plutôt que mauvais ou lui conférer la perfection de l’ensemble dont il est une partie. »

Pierre Macherey critique :

« Remarquons au passage que Russell tire l’éthique spinoziste du côté d’une théodicée de type leibnizien, en y réintroduisant un élément de légitimation qui, implicitement, fait référence à une doctrine finaliste. Mais l’essentiel est que l’axiome des relations externes interdit d’absorber, non seulement la particularité des événements, mais aussi les valeurs singulières qui leur sont attachées, dans une totalité substantielle ; et ainsi il a une portée qui n’est pas seulement théorique mais aussi pratique ; il impose, au niveau de l’éthique, la même dissociation du possible et du réel qui prévaut également dans l’ordre de la logique, au sens exactement inverse de l’identification entre réalité et perfection professée par Spinoza.
Dans ces conditions, est-il encore possible de reconnaître un sens à la notion d’« amour intellectuel de Dieu » ? »

Selon Pierre Macherey, Russell répond positivement à cette question mais en scindant le temps de l’action et celui de la contemplation :

« Par un étonnant renversement, Russell sauve l’éthique spinoziste en la rapportant à la considération, obligatoirement contemplative, d’un pur possible : l’apaisement que procure l’amour intellectuel de Dieu, lui-même incapable de guider rationnellement nos décisions pratiques, se situe alors dans les intervalles qui séparent les actions effectives, et il double celles-ci d’une sorte de commentaire extatique, tirant ses vertus consolatrices de son inefficacité même. »

Macherey s’interroge :

« Mais une éthique contemplative, sans application dans les faits, est-elle encore une éthique, au sens du moins où Spinoza prend cette notion ? Dans l’interprétation présentée par Russell, logique et éthique, tout en maintenant la séparation de leurs domaines respectifs, se réconcilient finalement, en isolant, chacune à sa manière, la considération idéale d’un monde possible : la logique vide formellement la réalité de sa substance, en la réduisant aux relations entre des termes quelconques ; l’éthique suspend circonstanciellement les exigences de l’action, et suscite la représentation consolante d’un monde hypothétiquement parfait. »

En tout cas, une telle éthique n’est pas spinoziste :

« Mais il est aisé de voir que cette éthique du possible, qui soulage provisoirement l’esprit de ses soucis temporels, en lui donnant accès à un monde des pures essences, n’a plus rien à voir avec l’idée spinoziste d’une conduite rationnelle, par laquelle la connaissance que nous pouvons avoir du monde et des hommes produit réellement ses effets dans l’existence concrète des individus et des groupes sociaux. Pour Spinoza, le souverain bien n’est pas seulement l’objet d’un élan affectif, mais il reproduit adéquatement les déterminations nécessaires du monde réel, en les portant au maximum de ce qu’elles peuvent, faute de quoi il perdrait complètement sa signification aussi bien théorique que pratique. »

Fin de la lecture

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Re: Spinoza et Bertrand Russell

Messagepar Vanleers » 14 juin 2015, 16:12

Que retenir de cette lecture ?

Pierre Macherey rappelle que, selon Spinoza, la distinction substance-mode n’est pas du type sujet-prédicat. La substance, Dieu, n’est pas un sujet.

Les idées ne représentent pas les choses mais sont les choses elles-mêmes considérées selon l’attribut Pensée.

Le désir du souverain bien naît de la connaissance rationnelle des choses ; la pratique de cette connaissance reste toujours nécessaire.


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