Un souverain mépris à l'égard du vivant chez Spinoza

Ce qui touche de façon indissociable à différents domaines de la philosophie spinozienne comme des comparaisons avec d'autres auteurs, ou à des informations d'ordre purement historiques ou biographiques.
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Avinash
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Un souverain mépris à l'égard du vivant chez Spinoza

Messagepar Avinash » 16 avr. 2017, 13:47

Dialogue sur Facebook avec un ami de formation scientifique et qui a vu ceci: " J'ai simplement "bondi" en découvrant la nature du rapprochement constituant une image à valeur de preuve (Mais comparaison n'est pas raison !). Or, ce rapprochement est un souverain mépris à l'égard du vivant assimilé à l'inerte faute d'en distinguer les dimensions opposées. M'étonne pas que ce soit difficile à lire !!! "
Mais diable, comment en est il arrivé là ? Un peu de pédagogie !

Un extrait de notre échange pour y comprendre quelque chose:

Extrait de la Lettre à Schuler sur la pierre : Une remise en question de la liberté humaine

Cette dernière se meut dans l’espace, inconsciente de l’origine de son mouvement, croyant être la cause de son mouvement :

“Une pierre reçoit d’une cause extérieure qui la pousse une certaine quantité de mouvement, par laquelle elle continuera nécessairement de se mouvoir après l’arrêt de l’impulsion externe. Cette permanence de la pierre dans son mouvement est une contrainte, non pas parce qu’elle est nécessaire, mais parce qu’elle doit être définie par l’impulsion des causes externes ; et ce qui est vrai de la pierre, l’est aussi de tout objet singulier, quelle qu’en soit la complexité, et quel que soit le nombre de ses possibilités : tout objet singulier, en effet, est nécessairement déterminé par quelque cause extérieure à exister et à agir selon une loi précise et déterminée.
Concevez maintenant, si vous le voulez bien, que la pierre, tandis qu’elle continue de se mouvoir, sache et pense qu’elle fait tout l’effort possible pour continuer de se mouvoir. Cette pierre, assurément, puisqu’elle n’est consciente que de son effort, croira être libre et ne persévérer dans son mouvement que par la seule raison qu’elle le désire. Telle est cette liberté humaine que tous les hommes se vantent d’avoir et qui consiste en cela seul que les hommes sont conscients de leurs désirs et ignorants des causes qui les déterminent. Un enfant croit librement appéter le lait, un jeune garçon irrité vouloir se venger et, s’il est poltron, vouloir fuir. Un ivrogne croit dire par un libre décret de son âme ce qu’ensuite, revenu à la sobriété, il aurait voulu taire. ” (Spinoza )

Commentaires

Jean-Pierre Coutant N'est-ce pas, nous allons voter dimanche prochain. Citoyens, nous nous mouvons dans l'espace, ou bien dans l'isoloire d'un bureau de vote, inconscients le plus souvent de l'origine de notre mouvement, croyant en être la cause.

Mon interlocuteur:
Chez un être vivant, si une part plus ou moins importante de la cause d'une action lui échappe parce qu'enfouie dans son inconscience, néanmoins, et malgré tout, "l'impulsion" consciente ou inconsciente est bien intrinsèquement à l'origine de son action ou inaction. Le fait que l'inconscience puisse être le mobile de l'action ne change rien au fait que cette inconscience appartient en propre à l'individu et pas à son voisin pas plus qu'à son environnement. Si seule la conscience était le mobile de nos actions la vie des hommes, au moins, serait certainement tout autre. Mais se restreindre aux humains serait aussi exclure l'ensemble des autres êtres vivants, fussent-ils des bactéries. Les animaux ne possèdent pas de langage articulé, lequel est le seul "outil" biologique propre à l'homme. A quoi devrait-on attribuer leur action dans l'hypothèse spinoziste ? A une "impulsion" externe ? Pour tout être vivant un stimulus externe peut être le mobile de l'action, mais, et c'est là l'important, il passe par le filtre de l'interprétation affective et cérébrale de l'animal pour produire l'action ! C'est là même la caractéristique des êtres animés par rapport aux objets inanimés dont la mobilité est nécessairement due une vitesse initiale nécessairement extérieure. Cette assimilation objet / être vivant me fait douter une fois plus des philosophes qui tente des comparaisons impliquant la biologie qu’ils ignorent superbement... Relire "La méthode" d'Edgar Morin sur ce point (c'est loin dans ma mémoire mais quand même) donnerait une interprétation plus juste.

Un peu plus loin:

Jean-Pierre Coutant Je ne pense pas qu'il y ait une telle coupure entre science et philosophie. Tout d'abord l'épistémologie interroge la science et les scientifiques dialoguent avec l'épistémologie. Tout comme la poésie, la musique sont une source vive pour les scientifiques.

Mon interlocuteur:
Le fait que l'inconscience puisse être le mobile de l'action ne change rien au fait que cette inconscience appartient en propre à l'individu et pas à son voisin pas plus qu'à son environnement.

J'ai simplement "bondi" en découvrant la nature du rapprochement constituant une image à valeur de preuve (Mais comparaison n'est pas raison !). Or, ce rapprochement est un souverain mépris à l'égard du vivant assimilé à l'inerte faute
d'en distinguer les dimensions opposées. M'étonne pas que ce soit difficile à lire !!!

Sans doute mon interlocuteur en est il arrivé ( le souverain mépris à l'égard du vivant ) en lisant le texte de la lettre de Spinoza ( l'exemple de la pierre qui tombe ).
Je ne pense pas que l'on puisse trouver chez Spinoza un souverain mépris à l'égard du vivant assimilé à l'inerte. Que répondriez-vous amis . Après tout un dialogue dans ce qe qu'il comporte d'erroné peut-être riche d'enseignement !

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Re: Un souverain mépris à l'égard du vivant chez Spinoza

Messagepar Vanleers » 21 avr. 2017, 16:31

A Avinash

La proposition E I 28 démontre que lorsqu’une chose singulière A opère et produit un résultat Y, c’est qu’elle y a été nécessairement déterminée par une cause extérieure X.
Autrement dit Y s’explique par la conjonction de A et de X.
On dira que Y est une fonction de A et de X : Y = f (A, X).
Il peut arriver que Y puisse s’expliquer par A uniquement, ce qui se produit lorsque A fait cause commune avec X, ce qu’on peut symboliser par X = g (A).
On a alors Y = f (A, g(A)), soit Y = h (A) : Y est fonction de A uniquement.
Dans ce cas on dit que la chose A agit, qu’elle est cause adéquate, c’est-à-dire complète de Y.
Dans les autres cas, on dira que A pâtit, qu’elle est cause inadéquate, c’est-à-dire partielle de Y.


Pascal Sévérac a écrit quelques belles pages sur la question, intitulées « De la conquête de l’autonomie dans la contrainte » (Spinoza Union et désunion pp. 145-149 – Vrin 2011). Je ne puis que vous encourager à les lire et me contenterai ici d’en citer, une nouvelle fois, la fin :

« Comment est-il dès lors possible, pour un esprit comme pour un corps, de devenir actif ? Comment une chose finie peut-elle être à la fois contrainte et active ? Ce ne peut être que parce que la causalité de la cause extérieure par laquelle cette chose est contrainte n’est pas différente de la causalité par laquelle cette chose produit activement son effet : certes, la cause extérieure existe bel et bien, et détermine la chose finie à opérer, c’est-à-dire ici à agir (c’est là la leçon de la proposition 28 d’Ethique I) ; mais l’effet qu’est déterminée à produire cette chose finie n’en demeure pas moins compréhensible par les lois de sa seule nature, et c’est pourquoi elle est active (ce sont là les définitions 1 et 2 de la partie III). La définition de l’agir dit bien, se fondant sur celle de la causalité adéquate : est active une chose dont l’effet « peut être compris clairement et distinctement par elle seule ». Ce qui signifie non pas qu’un tel effet ne puisse pas être compris aussi par une cause extérieure (dont la causalité serait commune avec celle de la chose active), mais qu’il suffit de prendre en considération la seule nature de la chose productive pour avoir la causalité totale de l’effet produit. C’est pourquoi un esprit fini jamais ne s’autodétermine seul à former une idée, au sens où il ne serait déterminé par rien d’autre ; mais s’il est déterminé à produire son idée par une autre idée, suivant une causalité qui ne se distingue pas des lois de sa propre nature, suivant une causalité commune à sa nature et à celle de sa cause extérieure, en somme suivant une propriété commune, alors son effet peut s’expliquer par lui seul : en ce sens, il est extérieurement déterminé à s’autodéterminer. »

Bien à vous

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Re: Un souverain mépris à l'égard du vivant chez Spinoza

Messagepar Avinash » 21 avr. 2017, 21:55

Merci Vanleers,

Je vais méditer votre texte ainsi que le texte de Pascal Sévérac.Peut-être, sans acheter le livre, trouverai-je matière à poursuivre sur internet.

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Re: Un souverain mépris à l'égard du vivant chez Spinoza

Messagepar Vanleers » 22 avr. 2017, 14:39

A Avinash

Je reviens au dialogue que vous exposez dans votre premier message.
Je reprends mes notations :
Déterminé par une cause extérieure X, une chose singulière A (par exemple un être vivant) produit Y.
Y résulte de la conjonction de X et de A, ce qu’on peut exprimer en disant que Y est fonction de A et de X : Y = f (A, X).

Il faut d’abord remarquer que Y n’est pas fonction de X uniquement (on n’a pas Y = f (X)) mais de X et de A. Autrement dit, A est toujours au moins cause partielle de ce qu’il produit.
Votre interlocuteur a donc raison de dire que A est pour quelque chose dans la production de Y.

Mais votre interlocuteur va plus loin et soutient que A est toujours la cause totale de Y (Y = f (A)). Autrement dit, que Y peut toujours s’expliquer par A uniquement, considéré, si A est un être humain, en tant que conscient et inconscient.
Ceci va à l’encontre de la doctrine de Spinoza qui, toutefois, n’exclut pas que A puisse être parfois cause totale de Y (dans le cas, nous l’avons vu, où A fait cause commune avec la cause X qui le détermine à produire Y).
Cette doctrine montre, en effet, que seul Dieu (la Substance unique) est cause libre et que les modes (notamment les choses singulières) sont nécessairement contraints (déterminés) compte tenu de la définition 7 de la partie I :

« Est dite libre, la chose qui existe par la seule nécessité de sa nature et se détermine par soi seule à agir ; et nécessaire, ou plutôt contrainte, celle qu’autre chose détermine à exister et à opérer de façon précise et déterminée. »

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Re: Un souverain mépris à l'égard du vivant chez Spinoza

Messagepar Vanleers » 22 mai 2017, 11:26

Je poursuis.
Rappelons la situation : selon Spinoza, lorsqu’un individu A produit quelque chose Y, c’est qu’il y a été nécessairement déterminé par une cause extérieure X (pas de libre arbitre).
Y s’explique par la conjonction de A et de X : Y est fonction de A et de X, ce qu’on symbolise par Y = f (A, X).

Considérons maintenant le cas où A connaît parfaitement la façon dont X le détermine à produire Y.
On fera le raisonnement suivant : A connaissant parfaitement la cause X, si on connaît A, on connaît X, ce qu’on symbolisera par X = g (A).
On a alors Y = f (A, g(A)), soit Y = h (A) : Y est fonction de A uniquement.
Y peut s’expliquer par A uniquement et on est en présence de ce que Spinoza appelle une « libre nécessité » (lettre 58 à Schuller).
Nécessité « libre » car parfaitement comprise et intégrée par A. En effet, en comprenant parfaitement (adéquatement) la cause extérieure X qui le détermine à produire Y, A fait sienne cette cause (contrainte) extérieure et, en conséquence, il agit librement au sens de la liberté de la définition 7 d’Ethique I que je rappelle :

« Est dite libre, la chose qui existe par la seule nécessité de sa nature et se détermine par soi seule à agir ; et nécessaire, ou plutôt contrainte, celle qu’autre chose détermine à exister et à opérer de façon précise et déterminée. »

Ici, A produisant Y en toute connaissance de cause est cause totale de Y. Il est actif au sens d’E III déf. 2, il produit librement Y.

Toutefois, X ne détermine A à produire Y que si X est lui-même déterminé à le faire par X’, déterminé par X’’, … etc. (cf. E I 28)
A ne connaîtra donc parfaitement la façon dont X le détermine à produire Y que s’il connaît parfaitement la façon dont X’ détermine X à le déterminer, lui A, à produire Y, … etc.
En théorie, la nécessité qui détermine A à produire Y ne sera jamais une libre nécessité, A, mode fini, étant dans l’incapacité de remonter l’enchaînement infini des causes.
En pratique, A sera plus ou moins actif selon qu’il connaîtra plus ou moins parfaitement la nécessité qui le détermine à opérer.


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