Un petit texte de Schopenhauer juste pour te mettre en appétit.
Autant que je m'en souvienne, Schopenhauer identifie (mais je ne crois pas qu'il le dise dans ces termes) l'unique substance, Dieu, l'Etre un, au
Conatus, qu'il nomme "vouloir-vivre" (
Wille für leben) qui va s'exprimer degré par degré (de plus en plus compliqués, du minéral jusqu'à l'intelligence humaine) dans ce qu'il nomme les "Idées platoniciennes". C'est en ce sens qu'on peut dire que sa philosophie est une sorte de spinozisme passé par la moulinette de l'Esthétique transcendantale kantiennne : l'espace et le temps sont en nous, donc les seules réalités sont les espèces (au sens biologique) diffractées pour nous (qui ne pouvons pas percevoir et penser autrement que spatialement et temporellement) en de multiples individus qui se reproduisent.
D'où son pessimisme : l'espèce étant tout, et l'individu rien, pour la Nature (le Vouloir-Vivre), l'individu n'est rien que souffrance, puisqu'il est condamné à passer du désir à l'ennui. Son ennemi mortel est Leibniz puisqu'il affirme que ce n'est pas dans le meilleur des mondes possibles que nous vivons, mais dans le pire possible pour qu'il lui soit possible d'exister : un degré de moins, on n'aurait que le chaos...
Les solutions qu'il propose : l'art (qui nous donne l'illusion un moment d'être contemplateur du monde et non partie prenante), la pitié (plus au sens de Rousseau que dans le sens courant : en gros, nous sommes tous dans le même foutoir, alors pourquoi nous foutre sur la gueule ?) et ce qu'il nomme l'ascétisme, le mysticisme, etc. (et qu'il pense retrouver partout : dans les textes extrême-orientaux qu'on vient de découvrir en Europe, dans les religions classiques, chez Spinoza, etc., etc.). C'est à ce degré que la dernière création du Vouloir-Vivre, la raison, l'intelligence, va pouvoir se retourner contre lui-même (noter quand même que Schopenhauer condamne le suicide).
Noter qu'il sera lu et très attentivement, au milieu et à la fin du 19e siècle, par des gens aussi médiocres et inintéressants que Wagner, Nietzsche, Freud (qui y trouvera une des sources de la notion d'inconscient), Proust, etc.
Ça me donne envie de le relire, tiens !
Schopenhauer a écrit :34
Ce passage de la connaissance commune des choses particulières à celles des Idées est possible, comme nous l'avons indiqué; mais il doit être regardé comme exceptionnel. Il se produit brusquement; c'est la connaissance qui s'affranchit du service de la volonté. Le sujet cesse par le fait d'être simplement individuel; il devient alors un sujet purement connaissant et exempt de volonté ; il n'est plus astreint à rechercher des relations conformément au principe de raison; absorbé désormais dans la contemplation profonde de l'objet qui s'offre à lui, affranchi de toute autre dépendance, c'est là désormais qu'il se repose et qu'il s'épanouit.
Ceci a besoin, pour devenir clair, d'une analyse explicative ; je prie le lecteur de ne s'y point laisser rebuter; bientôt il concevra l'ensemble de l'idée maîtresse de ce livre et il verra, par le fait, la surprise qu'il a pu éprouver s'évanouir d'elle-même.
Lorsque, s élevant par la force de l’intelligence, on renonce à considérer les choses de la façon vulgaire; lorsqu'on cesse de rechercher à la lumière des différentes expressions du principe de raison, les seules relations des objets entre eux, relations qui se réduisent toujours, en dernière analyse, à la relation des objets avec notre volonté propre, c'est-à-dire lorsqu'on ne considère plus ni le lieu, ni le temps, ni le pourquoi, ni l'à-quoi-bon des choses, mais purement et simplement leur nature; lorsqu'en outre on ne permet plus ni à la pensée abstraite, ni aux principes de la raison, d'occuper la conscience, mais qu'au lieu de tout cela, on tourne toute la puissance de son esprit vers l'intuition; lorsqu'on s'y plonge tout entier et que l'on remplit toute sa conscience de la contemplation paisible d'un objet naturel actuellement présent, paysage, arbre, rocher, édifice ou tout autre; du moment qu'on s'abîme dans cet objet, qu'on s'y perd (1), comme disent avec profondeur les Allemands, c'est-à-dire du moment qu'on oublie son individu, sa volonté et qu'on ne subsiste que comme sujet pur, comme clair miroir de l'objet, de telle façon que tout se passe comme si l'objet existait seul, sans personne qui le perçoive, qu'il soit impossible de distinguer le sujet de l'intuition elle-même et que celle-ci comme celui-là se confondent en un seul être, en une seule conscience entièrement occupée ct remplie par une vision unique et intuitive; lorsque enfin l'objet s'affranchit de toute relation avec ce qui n'est pas lui et le sujet, de toute relation avec la volonté; alors, ce qui est ainsi connu, ce n'est plus la chose particulière en tant que particulière, c'est l'Idée, la forme éternelle, l'objectité immédiate de la volonté; à ce degré par suite, celui qui est ravi dans cette contemplation n'est plus un individu (car l'individu s'est anéanti dans cette contemplation même), c'est le sujet connaissant pur, affranchi de la volonté, de la douleur et du temps. Cette proposition, qui semble surprenante, confirme, je le sais fort bien, l'aphorisme qui provient de Thomas Payne : « du sublime au ridicule il n y a qu un pas » ; mais, grâce à ce qui suit, elle va devenir plus claire et paraître moins étrange. C'était aussi ce que, petit à petit, Spinoza découvrait, lorsqu'il écrivait : mens aeterna est, quatenus res sub aeternitatis specie concipit. [L'esprit est éternel dans la mesure où il conçoit les choses du point de vue de l'éternité.] (Eth., V, pr. 31, sch.) [Schopenhauer donne ici en note les références à : II 40 S 2, V 25-38, surtout, sur la cognitio tertii generis sive intuitiva, 29 S, 36 S, 38 Dm + S.]
(1) En allemand, verliert. (N.d.T.)
(Le Monde comme volonté et comme représentation, livre 3, § 34, trad. Burdeau, PUF, p. 230-232.)