(was: Limites du spinozisme)

Ce qui touche de façon indissociable à différents domaines de la philosophie spinozienne comme des comparaisons avec d'autres auteurs, ou à des informations d'ordre purement historiques ou biographiques.
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Miam
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Messagepar Miam » 11 févr. 2008, 14:31

C'est bizarre comme procédure. Et c'est bien dommage parce que l'opposition de Korto n'est autre que la vulgate d'une critique "respectable". Mais bon...
Je voulais écrire ce qui suit :

Chers amis,

Quelques réflexions sur les déclarations de Pierre Raymond qui précèdent.
Mais d’abord sur ce que Korto a compris de Pierre Raymond.

Tout d’abord je ne vois pas pourquoi il faudrait identifier « le choix moral, le bien et le mal, la responsabilité et la culpabilité » à l’éthique comme le fait Korto au début de son texte. C’est là une définition de l’éthique qui la réduit à une conception chrétienne. Dans l’éthique des Anciens on ne trouve aucune de ces notions. Encore chez l’Aristote de l’Ethique à Nicomaque (qu’a bien entendu lu Spinoza), l’éthique est tout d’abord une question de « mesure ». Elle n’est rien d’autre que l’usage mesuré des choses pour chacun selon son activité et son statut. Elle se rapproche d’une diététique, d’une gymnastique, d’un usage approprié des plaisirs, fait signe vers le politique et la dialectique (au sens grec). Bref : elle relève du bon et du mauvais (c’est à dire bien du bonus et malus ) et non du bien et du mal, ni de la culpabilité et de la « responsabilité » qui s’y appuie (car la responsabilité n’a pas besoin de culpabilité). Bien loin de nier toute valeur, Spinoza nous montre comment sont créées les valeurs, car les valeurs ne tombent pas du ciel, elles sont produites par le concours et les oppositions des forces naturelles « et » humaines. Elles sont non des étoiles punaisées au ciel mais les produits du pragmatisme vital des hommes.

Spinoza ne nie pas le progrès. Ce dernier apparaît clairement dans le TTP comme l’a vu (mais bien mal utilisé) Mathéron, ne fut-ce que dans l’opposition des barbares et des civilisés. Mais certes il critique cette notion de progrès qui a vu le jour chez les mystiques allemands et perdure encore aujourd’hui avec l’identification du progrès moral et d’une histoire humaine cumulative et linéaire – ce qu’oublie précisément Matheron en retraduisant la pensée spinozienne en une sorte d’évolutionnisme.

Enfin : le traiter de « protestant petit bourgeois et morose » témoigne des seuls préjugés de Korto quant aux protestants et de sa méconnaissance de la filiation culturelle de Spinoza.

Ensuite sur le texte de Raymond lui-même.
« Spinoza identifie la causalité et la consécution » et donc « la cause est rabattue sur le principe ».

1) Spinoza identifierait causalité et consécution.

Mais de quelle consécution s’agit-il ? Est consécutif ce qui se suit dans l’ordre du temps ou dans l’ordre numérique. La consécution, c’est alors la succession temporelle ou la conséquence formelle qui a la forme primitive du modus ponens - si a alors b, or a, donc b - que l’on retrouve aussi bien dans les syllogismes aristotéliciens.
Il faut donc distinguer
1° la conséquence formelle telle le modus ponens, qui peut être illustrée par une phrase du type « s’il est entré dans la maison, alors il est à l’abri de la pluie » dans la mesure où la conséquente est analytiquement contenue dans l’antécédente.
Et 2° La conséquence matérielle illustrée par une phrase du type : « s’il est entré à la maison, alors il mange » où, bien sûr, le fait qu’il est entré à la maison ne suffit pas à la certitude qu’il mange. C’est alors une consécution chronologique dans la mesure où l’on ne connaît pas toutes les causes de la nutrition du sujet. L’entrée dans la maison n’est qu’une « cause partielle », c’est à dire une « idée mutilée » comme le dit Spinoza. Cette mutilation crée l’illusion de contingence, c’est à dire d’une temporalité faite d’instants indépendants.

Or le « sequi » de I 16 et d’ailleurs – l’ordre spinozien - n’est ni une succession temporelle, ni une conséquence formelle, mais une conséquence matérielle dont on connaît a priori la cause totale de sorte qu’elle soit rendue efficiente. La cause de la chose n’est rien d’autre que la production de la chose. C’est la chose elle-même en son devenir.

Spinoza n’use pas du tout de la même notion de causalité que Pierre Raymond.
Quelle est la cause (totale) du cercle ? Le mouvement d’un axe dont une extrémité est fixe et l’autre mobile, autrement dit le mouvement du compas. Quelle est la cause de la sphère ? Le mouvement d’un demi-cercle autour de sa base.
Certes l’axe d’une part et la rotation d’autre part précèdent analytiquement et chronologiquement le cercle,. Mais l’axe n’est pas la cause du cercle non plus que la rotation. La cause du cercle, c’est le mouvement de rotation de l’axe comme un tout. Or ce mouvement ne précède ni logiquement ni chronologiquement le cercle. Il est le cercle immédiatement ou plutôt éternellement. Il en va bien sûr de même pour la sphère. Le mouvement de rotation du demi-cercle ne précède pas la sphère comme dans le modus ponens si a alors b or a donc b, c’est à dire « il est entré dans la maison donc il est à l’abri de la pluie ». Pourquoi ? Parce qu’ un abri pour la pluie n’est pas nécessairement une maison - autrement dit : la notion de maison est analytiquement contenue dans celle d’un abri. Au contraire, la notion de sphère n’est pas analytiquement contenue dans celle de la rotation d’un demi-cercle. La rotation du demi-cercle EST le cercle de toute éternité, c’est à dire sa production, son DEVENIR alors que l’abri n’est pas nécessairement et de toute éternité une maison.

Quant à la consécution chronologique, son absence est évidente : la rotation du demi-cercle ne précède pas la sphère. C’est la sphère elle-même dans sa production.

C’est pourquoi l’ordre causal des essences chez Spinoza est contenue dans les attributs éternels. Cet ordre est celui des « réalités ou perfections » éternelles. Pas du tout un ordre logique analytique ou chronologique. Qu’est-ce à dire ?

Ce n’est pas parce que le cheval précède chronologiquement l’homme qu’il en est la cause. A l’inverse, c’est l’homme, supérieur dans l’ordre des réalités, qui précède le cheval dans cet ordre des causes. Pourquoi ? Comme l’écrit Spinoza quant à l’ordre causal des mentaux (V 40s) c’est l’homme qui « détermine » le cheval Comment cela se peut-il ? De fait c’est l’homme qui parmi d’autres choses, détermine l’essence du cheval. C’est lui qui détermine ce qu’est le cheval ou encore ce que peut le cheval en le nourrissant, en le dressant… Et quand bien même le cheval précèderait l’homme, l’essence du cheval, c’est à dire ce qu’est le cheval dans son devenir, cela est déterminé par l’homme ou (encore V40s) par une chose elle-même déterminée par l’homme (mais pas uniquement l’homme). Bref : sans l’homme le cheval ne serait pas ce qu’il est devenu, c’est à dire ce qu’il est. De la même manière, c’est le mouvement qui détermine l’homme non parce qu’il précède l’homme – il y a des mouvements que seul l’homme peut faire – mais parce que sans la totalité des mouvements passés présents et à venir ni l’homme ni autre chose ne seraient ce qu’ils sont. Ou encore : la marionnette détermine ce bout de bois quand bien même ce dernier la précèderait. Car de fait, il ne suffit pas d’un bout de bois pour faire une marionnette mais il faut un mouvement d’un bout de bois, de même qu’il ne suffit pas d’un axe pour faire un cercle mais bien le mouvement d’un compas.

Idem pour l’ordre logique. Soit le singe plutôt que le cheval. Le singe ne précède pas l’homme parce que, dans une perspective évolutionniste, si il y a le singe alors il y a (aura) l’homme comme si l’espèce homme était analytiquement contenu dans un genre « singe » en tant que différence de celui-ci (cf Aristote). Ce que les philosophes appelaient « l’ordre de la nature » Ni à l’inverse : l’homme ne précède pas logiquement le singe parce que l’homme est une espèce de singe et, dès lors, s’il y a de l’homme, alors il y a du singe. Ce que les philosophes appelaient l’ « ordre de la connaissance». Bref : l’homme n’est pas cause logique ou consécutive de l’essence du singe parce que si l’homme, alors le singe (ou l’inverse dans sa version idéo-logique), mais il "précède" le singe dans l'ordre causal parce que,, pour le meilleur ou le pire, il détermine le singe dans son devenir, autrement dit dans son essence dans la mesure où il est plus puissant (au sens spinozien) que lui.

Rien n’empêche que ce qui suit chronologiquement l’homme le détermine. Si une espèce supérieure succède à l’homme, quand bien même jamais un de ses spécimens n’aurait rencontré un homme, sa puissance (ou perfection) supérieure lui suffit à déterminer l’homme. Comment cela ? Il est le produit d’un devenir qui comprend l’homme. L’homme précède chrono-logiquement cette espèce comme l’axe précède le cercle. L’homme en est la cause partielle. C’est à dire : pas la cause au sens spinozien, pas la cause totale. Bien plutôt une propriété de cette espèce supérieure : c’est à dire un effet de cette espèce comme le cheval est l’effet de l’homme (mais pas seulement de l’homme). Rien ne change si cette espèce supérieure précède chronologiquement l’homme : cette espèce sera bien cause de l’homme parce que, comme il lui est plus parfait, l’homme en sera comme une de ses aptitudes, un de ses effets ou une de ses propriétés.

De même, l’axe (mais non l’axe en mouvement) est une propriété du cercle (son rayon). Si le cercle alors le rayon : l’axe (le rayon) est bien un effet (mais non le seul) du cercle. Inversement le cercle est bien la cause de l’axe, mais non la seule cause – la cause totale – parce qu’un axe peut être aussi la propriété d’une sphère ou d’un fuseau. (la cause totale de l’axe, c’est bien plutôt le tracé à partir du point, comme chez Cuse et Bruno).Quant au cheval, il est l’effet de l’homme mais aussi de toutes les autres choses qui ont plus de perfection que le cheval, dont le mouvement. Entre l’axe et le cercle ou le cheval et l’homme il s’agit bien d’une relation logique, « consécutive » quoique non chronologique parce que, précisément, il n’y s’agit pas de la cause totale, c’est à dire de la cause au sens spinozien de production nécessaire et éternelle que contient TOUT L’ATTRIBUT, mais seulement d’un rapport, certes claire et distinct, entre la chose et sa propriété : l’axe n’est pas nécessairement la propriété d’un cercle. Si cercle alors axe mais non l’inverse. Alors que si axe en rotation autour d’une de ses extrémités alors cercle et vice versa, comme il est requis par la définition même de l’essence en IID2.

Le rapport du cercle à l’axe ou à la rotation, comme le rapport de l’homme au cheval, est bien une causalité mais seulement partielle, un rapport logique d’une chose à ses propriétés ou aptitudes. Il ne dit encore rien là de la causalité du cheval ou de l’axe dans l’éternité de l’attribut - causalité qui n’est plus une consécution logique mais une double identité : la définition du cercle par sa production comme rotation particulière d’un axe suffit à décrire le cercle éternel, c’est à dire à le poser dans sa causalité éternelle au sein d’un attribut tandis que la définition de l’axe exige bien plus que celle du cercle et vice versa.

Aussi, dans ses lettres, Spinoza reproche à Descartes d’avoir défini le cercle non par sa cause mais par ses propriétés, c’est à dire par ses effets.
Soit la définition cartésienne du cercle comme la figure étendue plane dont toutes les distances à partir du centre sont égales. Remarquons d’abord qu’on ne pourrait construire un cercle selon cette seule définition. Il faut d’abord connaître la signification de distance, d’étendue, de l’égalité etc… Ensuite : la définition cartésienne résiste-t-elle au vice versa de IID2 ? Beaucoup pensent que oui : une figure plane dont tous les rayons sont égaux ce ne peut être qu’un cercle. Donc le vice versa fonctionne. Oui : dans l’étendue cartésienne, c’est à dire dans un espace géométrique classique (euclidien) pourvu de ses axes aux coordonnées régulières (suite numérique régulière). Mais l’étendue spinoziste n’est pas l’étendue cartésienne. L’étendue vaut pour l’ego cartésien qui est co-présent à une temporalité absolue quasi divine dans la mesure où Dieu crée d’instant en instant et peut diviser indéfiniment l’étendue en portions régulières (cf. Méditation II : quamdiu ? etc… et Principes). Mais dans un espace lobatchewskien ou minkowskien, les rayons du cercle ou de la sphère ne sont plus égaux.. Si je déplace un cercle ou une sphère « normale » d’un espace euclidien à un autre type d’espace, ce ne sera plus un cercle ou une sphère selon la définition cartésienne. Pourtant c’est le même objet le même « cercle » et la même « sphère » - c’est là que se recèle la tension logique entre la signification et l’objet. Le cercle – l’objet - deviendra soit une ellipse, soit aura une forme de diabolo et ne répondra plus à la définition cartésienne. Par contre si je prends un axe dans un espace euclidien, que je le déplace dans un autre espace et que je lui imprime le mouvement de rotation voulu, je produirai quand même un cercle même s’il n’est plus tel d’un point de vue euclidien : la figure construite demeurera un cercle selon la définition spinozienne même s’il perd ses propriétés cartésiennes. Ce qui devrait suffire pour répondre à la soi-disant non modernité de Spinoza.

Bref : la causalité par laquelle Spinoza définit les choses n’est ni une consécution chronologique ni une consécution logique. Elle n’est pas une consécution chronologique parce qu’elle est identique à la production ETERNELLE de la chose définie et ne présente pas la forme « s’il est entré dans la maison, alors il mange ». Elle n’est pas une consécution logique pour la même raison : parce qu’elle est la PRODUCTION éternelle de la chose définie et ne présente pas la forme « s’il est entré dans la maison donc il est à l’abri » dans la mesure ou l’on peut être à l’abri sous un arbre ou une tente et pas nécessairement sous le toit d’une maison.

Cela devrait suffire également pour répondre à l’accusation d’absence de responsabilité dans l’éthique spinozienne. Cette conception de la causalité non comme consécution mais comme une production relevant des attributs éternels accroît au contraire notre responsabilité à l’infini. La valeur de nos oeuvres ne dépend pas de tel effet nocif particulier qu’il s’agirait de réparer éternellement. Non. Notre éternité n’est pas livrée par une grâce non plus. Nos actions sont immédiatement prises dans l’éternité. Elles mettent immédiatement en jeu toute la production éternelle : non seulement notre présent et notre avenir mais tout le passé et tout l’avenir. La « responsabilité » qui s’appuie sur la culpabilité, c’est du pipi de chat face à cette responsabilité inouïe.

2) Spinoza confondrait la cause et le principe.

C’est là une critique commune que l’on rencontre chez Jean-Luc Marion et d’autres comme Carreaud. Elle relève de la critique phénoménologique (et d’abord heidegerienne) de l’identification de l’être et de l’étant ou encore de la fondation et du fondement. C’est là tout le problème d’une fondation de la métaphysique telle qu’elle est exposée dans la Métaphysique Z d’Aristote. La cause des phénomènes ne peut être le principe de leur connaissance. Chez Descartes, Dieu est cause mais non principe car il doit rester transcendant. Dieu n’est pas un axiome. La volonté prime sur l’entendement. Dieu nous a donné un code pour connaître les choses mais il pourrait aussi bien le changer.
Spinoza aurait fait de Dieu à la fois une cause (causa) et un principe ou une raison (seu ratio), tandis que Descartes entretient l’infini de la volonté entre la cause et la raison. Chez Spinoza, Dieu est cause de soi. Cela voudrait dire que le principe est cause de lui-même. Non pas que la cause première n’a pas de cause comme chez Thomas d’Aquin, mais au contraire que le principe lui-même – l’axiome – n’a pas de cause (chez Aristote il a au moins le Logos comme cause).

L’argument général est celui-ci : en confondant cause efficiente et cause formelle, cause et principe, l’onto-théologie spinozienne conduit à faire du principe une substance et de l’être (Dieu) un étant parmi d’autres, alors même qu’il devrait rester inconnu. Car l’Etre demeure en deça d’une « donation originaire » à l’intuition (Husserl), une « ouverture à l’être ». l’être ne pourrait donc être lui-même intuitionné et encore moins rationalisé comme l’attitude naturelle le fait de son objet.. Bref : il n’y a plus d’ « en soi » et l’on rejoint en cela la critique kantienne que l’on retrouve dans cet écart sinon transcendant du moins transcendantal en la comparant à l’analogie thomiste (similitude de l’être et de l’étant) . Enfin on déplore l’oubli de l’Etre depuis Parmenide et l’onto-théologie moderne initiée par Suarez, Wicliff, Leibniz et….Spinoza, qui font de Dieu (de l’être), un étant rationnel en adoptant une attitude naturelle, voire naturaliste.

Je résume ici cette position qui se veut en effet une attaque contre le spinozisme et où se rejoignent curieusement les catholiques, les libéraux kantiens, les phénoménologues orthodoxes et les philosophes analytiques.
L’enjeu est de taille puisque, aujourd’hui, il y s’agit de la lecture de toute l’histoire de la philosophie : pour ceux-là la philosophie est d’abord une ontologie et l’on perd la question de l’être en passant subrepticement à l’ontique (question de l’étant) via une onto-théologie responsable de la « crise » européenne moderne.

En gros, on reproche à Spinoza :
1) d’avoir fait de Dieu une causa sui ou une causa seu ratio de sorte à confondre la cause et le principe ;
2) d’avoir présenté sa métaphysique sous une forme axiomatique en partant de Dieu de sorte à confondre la cause formelle avec la cause efficiente ;
3) d’avoir démontré Dieu par une preuve ontologique en déduisant l’existence comme s’il s’agissait d’une propriété de l’essence alors qu’on sait depuis Kant qu’elle constitue une modalité de l’être.
4) Et donc d’avoir construit une onto-théo-logie en oubliant la question de l’être qu’il identifie à un étant parmi d’autres : Dieu.

Mais aucun de ces reproches n’est pertinent.

Dieu est bien une causa sui et une causa seu ratio chez Spinoza. Mais, il n’est pas identifié à ces deux car toute causa sui ou causa seu ratio n’est pas Dieu. L’Ethique parle de la causa sui bien avant d’introduire Dieu. Par ailleurs la définition I D1 de la cause de soi l’éloigne de cette notion telle qu’elle apparaît chez les scolastiques et dans les réponses cartésiennes aux objections de Caterus et d’Arnaud.

Une cause de soi ou raison n’est pas Dieu. Au début de l’Ethique, c’est chaque attribut qui est cause de soi dans la mesure où il exprime et enveloppe l’existence, l’infinité et l’éternité. Ce n’est pas encore Dieu qui Lui est infiniment infini, c’est à dire constitué d’une infinité d’attributs infinis. Et il en va de même pour la causa seu ratio (cf. I 11s2).
De plus, la raison pour laquelle chaque attribut doit être l’attribut d’une substance et être causa sui est d’ordre proprement phénoménologique. L’attribut est défini : « ce qu’un entendement perçoit comme constituant l’essence d’une substance » parce que l’attribut « exprime » et « enveloppe » l’existence d’une substance.

La causa sui est une exigence phénoménologique et non ontologique. Elle est donnée originairement avec l’attribut perçu. Elle exige (exprime) l’existence comme le montrent encore les premières notes du Court Traité. Mais l’existence de quoi ? Cela on ne le sait pas encore. Il ne s’agit certainement pas encore de l’existence de Dieu, autrement dit de l’Etre (que Spinoza nomme l’Etant, fidèle en cela à la traduction authentique du terme « ousia »). La perception exige l’existence avant de poser une substance dans l’être. Car en effet, chez Spinoza, l’existence n’est pas encore l’être : un cheval volant n’est pas un être mais il existe. La perception d’un attribut infini et éternel, comme elle exige l’existence d’une substance, n’est – pour parler en termes heidegeriens – qu’une ouverture à l’être. Il en va donc de même pour la causa sui.

Aussi bien : la proposition 7 n’est pas un argument ontologique. Seulement un argument logique : « exister appartient à (pertinet ad) la nature d’une substance ». Cela ne veut pas dire que telle ou telle substance existe nécessairement. On n’est pas encore en I 11. Spinoza ne pose pas encore une substance dans l’être. Cela veut seulement dire : s’il y a substance (une ou plusieurs) – comme l’exige l’objectivité de la perception originaire d’un attribut constitutif d’une essence – alors l’existence doit appartenir à son essence. A son essence, pas à son être. Car en effet pour Spinoza, même en Dieu l’être et l’essence diffèrent.

Une lecture attentive de l’Ethique conduit à remarquer que jusqu’aux scolies de I 10 et 11, il ne s’agit pas d’ontologie. Il y s’agit bien de la causa sui comme enveloppement de l’existence par l’essence – il y s’agit bien de l’expression de l’existence et de l’essence par chaque attribut, mais non de l’être. Il est dommageable que la lecture « phénoménologique » de l’Ethique demeure plombée par des traductions du Grec très spécifiques à l’ontologie chrétienne occidentale. Car évidemment, pour qui entend ces notions selon Boèce, Augustin, Thomas et Descartes, il est impossible de voir cela : que chez Spinoza l’existence n’est pas l’être et que, même en Dieu, l’essence diffère de l’être.

Spinoza est issu d’une toute autre tradition culturelle qui nous rappelle que l’Europe s’étendait alors en Afrique et jusqu’au Moyen-Orient. Jusqu’en I 10s, pas trace d’ontologie. L’Ethique est avant tout une hénologie (question de l’Un et du Multiple), non une ontologie. Et elle est une hénologie fondée sur un constat phénoménologique : la définition de l’attribut infini est une intuition originaire. Autrement dit : Spinoza ne contredit jamais les règles de la phénoménologie. Mais précisément sa phénoménologie s’appuie sur une tradition hénologique plutôt qu’ontologique.

L’hénologie spinoziste est infinitiste. Chaque attribut causa sui exprime et enveloppe l’existence et l’infini (et donc l’éternité qui est existence infinie). Dans la perception d’un attribut, l’existence est exprimée avec l’infini. Donc l’existence appartient à ce qui est infini. C’est là un argument hénologique et phénoménologique, non du tout ontologique.

Il est phénoménologique parce que la définition de la causa sui n’a de sens que si la perception d’un attribut est objective, c’est à dire s’il y a parallélisme : l’axiome 4 : « la connaissance de l’effet dépend de la connaissance de la cause et l’enveloppe » n’est rien d’autre qu’une expression du parallélisme de II 7. Or le sens de la définition 1 de l’enveloppement interne à la causa sui est incompréhensible sans cet axiome 4.

La définition 1 ne dit rien d’autre que ce qu’elle dit : que l’on nomme causa sui « ce dont l’essence enveloppe l’existence ». Elle ne dit pas qu’il y a une causa sui qui existe nécessairement. Elle ne pose aucune causa sui dans l’être. C’est précisément la tradition (traduction) ontologique occidentale qui conduit à poser immédiatement la causa sui dans l’être – quitte à s’horrifier ensuite de ce geste - avec Thomas, Descartes, puis Suarez, Wicliff, etc… Bref : c’est parce qu’elle suit une traduction ontologique du Grec que la pensée occidentale est condamnée à oublier l’être et à ressasser cet oubli. Mais tel n’est pas le problème de Spinoza.

En fin de compte, d’un point de vue spinoziste la tradition chrétienne occidentale a choisi un dieu infini pour en faire Dieu. Elle a choisi un dieu parmi d’autres. En cela elle demeure polythéiste, idolâtre (problème de l’être où l’on doit à chaque instant chasser cette idolâtrie, problème de la causa sui) parce qu’elle n’a jamais élevé cet infini au carré comme le fait Spinoza.

L’hénologie spinoziste est infinitiste. C’est une hénologie du Un-Infini ou en sof. Fort peu protestant tout cela. Or les « preuves de l’existence de Dieu » de I 11 sont toutes entières fondées sur un argument hénologique. Pas ontologique ! C’est parce qu’on passe immédiatement de Un à l’Infini que Dieu existe nécessairement comme Substance infiniment infinie ou Etant. L’ontologie demeure toujours subordonnée à l’hénologie. Pour preuve : la vraie démonstration de l’existence de Dieu, celle qui pose la Substance infiniment infinie dans l’être, se trouve dans les scolies de I 10 et 11 où il est seul question de l’ « être » et pas du tout dans les démonstrations. Autrement dit : on démontre bien que l’existence appartient à l’essence de Dieu comme de n’importe quelle autre substance. Mais que Dieu soit la seule substance, qu’il est donc l’être (l’Etant) parce qu’il est non seulement infini (il peut y avoir plusieurs infinis et plusieurs substances) mais infiniment infini : cela n’est pas démontré ontologiquement. Cela relève encore de l’héno-phénoméno-logie infinitiste : Un ou/et Infini. Or deux (nous percevons deux attributs). Donc une infinité d’attributs.
Mais nous n’en percevons toujours que deux. En ce sens l’être de Dieu (Etant – Ousia) n’est pas connaissable. Nous ne connaissons que son essence, c’est à dire sa puissance d’agir infinie qui se révèle dans la perception d’un attribut.

Il n’y a aucun argument ontologique de l’existence de Dieu dans l’Ethique ! André Doz montre longuement cela in « Parcours philosophique, II ».

Il devient alors évident que l’Ethique n’est pas une axiomatique qui commence par la définition de Dieu. D’une part, l’Ethique ne commence pas avec Dieu mais avec la perception originaire d’un attribut (phénoménologie). D’autre part la première définition, celle de la causa sui, n’est pas celle de Dieu. La définition de Dieu (définition 6) ne réapparaît qu’en I 11.
Ensuite : l’Ethique n’est pas même une axiomatique. Elle demeure informalisable. Par exemple la proposition I 9 n’est jamais utilisée dans aucune démonstration. Elle sert seulement, et implicitement, dans l’hénologie qui conduit à la construction de l’Etant.
Enfin, pour qui connaît les usages du more geometrico à l’époque de Spinoza et lit l’Ethique comme ce qu’il est, à savoir un texte, il apparaît bien vite que ce more geometrico est ici un genre littéraire. Il est le moyen par lequel Spinoza a voulu exposer le plus clairement une pensée traduite en mots et non en signes logiques, en constituant un Sens de l’être par delà toute signification de tel ou tel genre d’étants.

Une fois montré le coup de force qui est à l’origine de cette lecture de l’Ethique, il va de soi que toutes les objections de Korto tombent une à une.

Miam

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hokousai
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Messagepar hokousai » 11 févr. 2008, 15:08

Laine au logis ou .... l 'haine au logis ?

La procédure est respectable . Ne plus être là ou ne jamais être là, le résultat est le même.
Mais il semble que la nature ait horreur du vide .

De toute façon il ne voulait pas parler de Spinoza mais de Teilhard de Chardin .
( à peine a t-il voulu montrer son aversion pour l'amphigourique pédant , façon langue de bois .....à peine )


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