La critique de la conscience chez Spinoza et Nietzsche

Ce qui touche de façon indissociable à différents domaines de la philosophie spinozienne comme des comparaisons avec d'autres auteurs, ou à des informations d'ordre purement historiques ou biographiques.
Avatar du membre
lupink
a déjà pris quelques habitudes ici
a déjà pris quelques habitudes ici
Messages : 44
Enregistré le : 29 juil. 2002, 00:00
Localisation : Belgique

Messagepar lupink » 14 sept. 2002, 20:14

Le syntagme "parties molles" est-il employé tel quel dans la lettre à PB ? Pouvez-vous me faire parvenir le paragraphe (je suppose qu'il s'agit des lettres au sujet de l'hallucination de bruits dans la chambre du fils mort) car il me sera difficile à trouver ces lettres avant longtemps.
Pourquoi de nombreux commentateurs identifient-ils "parties molles" par cerveau? Juste parce que cela les arrange? Manquent-ils à ce point de probité?

En effet le terme de mémoire n'apparaît qu'avec la prop XVIII. Mais faut-il absolument passer par Bergson, cad aussi par Deleuze, pour appréhender ce problème? J'espère pouvoir l'éviter (en tout cas quant à Deleuze que je m'empêcherai de relire comme je l'ai fait avec fruits quand j'étudiais Nietzsche).

Par extension je nomme évidemment le champs d'application d'un concept. Et par "conscience" j'entends ce mot au sens moderne, cad opposé à "inconscient".

Quant à la différence mental-corps, je n'ai jamais soutenu quelque différence quantitative. C'est plutôt vous qui semblez le faire avec "la réflexion d'un corps NE se produit QU'à partir d'un autre corps". Les deux, âme et corps, ainsi que les idées et affections s'expliquent tous par leur cause. Causa sive ratio. Le corps ne disparaît jamais et certainement pas dans le troisième genre de connaissance où il acquiert justement sa pleine valeur (beaucoup plus que dans le deuxième genre qui demeure plus "cartésien", ce me semble).
Votre dévoué Lupink

Avatar du membre
Erostrate
passe par là...
passe par là...
Messages : 1
Enregistré le : 15 sept. 2002, 00:00
Localisation : Nice

Messagepar Erostrate » 15 sept. 2002, 13:00

Désolé d'arriver un peu tard dans discussion. Juste un petit rappel sur Spinoza et Nietzsche : la comparaison a été dressée par Nietzsche lui même dans une lettre à Overbeck (du 30/07/1881) :
"Je suis étonné, ravi ! J'ai un précurseur et quel précurseur ! Je ne connaissais presque pas Spinoza. Que je me sois senti attiré par lui en ce moment relève d'un acte instinctif. Ce n'est pas seulement que sa tendance globale soit la même que la mienne : faire de la connaissance l'affect le plus puissant - en cinq points capitaux je me retrouve dans sa doctrine ; sur ces choses ce penseur, le plus anormal et le plus solitaire qui soit, m'est vraiment très proche : il nie l'existence de la liberté de la volonté, des fins, de l'ordre moral, du non-égoïsme, du Mal ; si, bien sûr, nos divergence sont également immenses, du moins reposent-elles plus sur les conditions différentes de l'époque, de la culture, des savoirs. In summa : ma solitude (Einsamkeit) qui, comme du haut des montagnes, souvent, souvent, me laisse sans souffle et fait jaillir mon sang, est du moins une dualitude (Zweisamkeit). - Magnifique ! Pour le reste, mon état n'est pas à la mesure de ce que j'attendais. Temps d'exception ici aussi ! Eternelle balance des conditions météorologiques ! - c'est à me chasser de l'Europe ! J'ai besoin de ciel pur pendant des mois entiers, sinon je ne suis pas de cet endroit. Déjà six graves attaques, de deux à trois par jour !! - cordialement. Votre ami F. Nietzsche ".

Avatar du membre
lupink
a déjà pris quelques habitudes ici
a déjà pris quelques habitudes ici
Messages : 44
Enregistré le : 29 juil. 2002, 00:00
Localisation : Belgique

Messagepar lupink » 16 sept. 2002, 14:28

Merci beaucoup. Je connaissais ce texte mais ne savais plus où le situer avant votre courrier. Je crois en effet que S et N sont fort proches si on parvient pour tous deux à faire fi des déterminations de l'époque et de sa culture. Ces déterminations - cad le réseau de concepts qui sont tenus pour valides quant à l'énonciation de la vérité - sont je crois subverties par ces deux. Aussi bien selon moi S n'est-il pas plus cartésien que N wagnérien (dans a mesure où Wagner condense tout "l'esprit" de son époque). Toutefois S ne pouvait se permettre d'écrire un "Spinoza contre Descartes". Je ne suis cependant pas sûr qu'Henrique soit d'accord avec moi sur cette nécessité de faire dégorger le spinozisme de la culture de l'âge classique.
Amicalement
Lupink

Avatar du membre
lupink
a déjà pris quelques habitudes ici
a déjà pris quelques habitudes ici
Messages : 44
Enregistré le : 29 juil. 2002, 00:00
Localisation : Belgique

Messagepar lupink » 16 sept. 2002, 15:12

[quote]
On 2002-09-14 17:48, Henrique message:
Salut Lupink,
1) C'est le corollaire de E2P117 qui fait référence aux parties molles du corps : ''Le mental pourra considérer comme présents les corps extérieurs ayant affecté une fois le Corps humain, bien qu'ils ne soient ni présents ni existants''. Les parties molles auxquelle fait réf. la démonstration sont toutes les parties du corps effectivement molles : la peau, les organes et pas seulement le cerveau.

C'est ce qui se produit par exemple lorsqu'on a longtemps vécu avec une personne qui vient de mourir : les parties fluides du corps (sang, salive...) ont acquis un mouvement qui continue de stimuler les parties molles, de façon que le sujet croit encore ressentir physiquement la présence de la personne défunte : Voir Lettre à Peter Balling.

Cette sensation physique et son idée dans le mental n'est pas encore la mémoire au sens de souvenir ( = représentation d'une chose comme passée). C'est plus ce que Bergson appellerait la mémoire habitude qui peut intervenir dans nombre de situations quotidiennes.

Voici donc, cher Henrique :

Pensées métaphysiques, I, 1. :
"mais comme imaginer n'est rien d'autre que sentir les traces laissées dans le cerveau par le mouvement des esprits, excité lui-même dans le sens par les objets, une telle sensation ne peut être qu'une affirmation confuse"

Traité de la Réforme de l'Entendement, par 83. :
"Que sera donc la mémoire? Rien d'autre que la sensation des impressions du cerveau qu'accompagne la pensée de la durée déterminée de la sensation; ce que montre aussi la réminiscence. Car dans la réminiscence, l'âme pense à cette sensation, mais pas sous la forme de la durée continue; aussi l'idée de cette sensation n'est pas la durée même de la sensation, cad pas la mémoire en elle-même"

Cette conception de la mémoire des traces semble issue de Descartes.
Lettre de mai 1644 à Mesland (où il s'agit pour D d'asseoir le pouvoir de la volonté":
"Pour la mémoire, je crois que celle des choses matérielles dépend des vestiges qui demeurent dans le cerveau, après que quelque image y ait été imprimée, et que celles des choses intellectuelles dépend de quelques autres vestiges qui demeurent dans la pensée-même. Mais ceux-ci sont d'un tout autre ordre que ceux-là (...) au lieu que les vestiges du cerveau le rendent propre à mouvoir l'âme, en la même façon qu'il l'avait mue auparavant, et ainsi à la faire souvenir de quelque chose.."
Et supra :
"que ces idées sont mises en elle (l'âme ndr) partie par les objets qui touchent les sens, partie par les impressions qui sont dans le cerveau et partie aussi par les dispositions qui ont précédé en l'âme-même et par les mouvements de sa volonté; ainsi que la cire qui reçoit ses figures, partie des autres corps qui la pressent, partie des figures ou autres qualités qui sont déjà en elle, comme de ce qu'elle est plus ou moins pesante ou MOLLE, etc." (je mets en capitales of course).

Lettre à Arnauld du 4 juin 1648 :
"J'admets un double pouvoir de la mémoire; dans l'âme de l'enfant je suis persuadé qu'il n'y a jamais eu d'intellection pure, mais seulement des sensations confuses; et bien que ces sensations confuses laissent dans le cerveau certaines de leurs traces qui y demeurent toute la vie, ces traces ne suffisent pas cependant pour nous faire reconnaître que les sensations qui nous surviennent étant adultes sont semblables à celles que nous avons eues dans le ventre de notre mère, et pour que nous en ayons ainsi le souvenir; parce que cela dépend d'une certaine réflexion de l'entendement ou de la mémoire intellectuelle dont il n'y a pas eu d'exercice dans le ventre de la mère (...) Ce qui est proposé de la durée et du temps (...)

Au même le 29 juillet 1648 :
"Il ne suffit pas pour nous souvenir d'une choses que cette chose se soit offerte auparavant à notre esprit et qu'elle ait laissé dans notre cerveau quelques traces à l'occasion desquelles cette même chose se présente à nouveau à notre pensée; mais il est requis que nous reconnaissions (...) lors de la première impression se servir de l'intellection pure pour remarquer que la chose qui s'offrait alors à notre cerveau était nouvelle (...) les pensées des enfants ne laissent aucunes traces dans leur cerveau, j'ai entendu parler de ces traces qui sont propres à l'exercice de la mémoire (...) En même façon, nous disions qu'il n'y a point de traces d'hommes sur le sable où nous voyons aucune empreinte d'un pied humain, encore qu'il puisse s'y trouver bien des inégalités faites par des pieds d'hommes (...)"

Voilà certains textes capitaux, mais non exhaustifs, afin de montrer ce que je vous disais mais aussi l'empreinte cartésienne et sa subversion quant à cette mémoire des traces et à sa distinction avec une autre mémoire ainsi qu'au traitement qu'il réserve aux notions de temps et de durée.
Aussi bien, dans la lettre à Bailing je ne vois rien qui infirme mon point de vue, bien au contraire, puisque S y distingue "les effets de l'imaginations qui proviennent de causes corporelles" des "effets de l'imagination qui tirent leur origine de la constitution de l'esprit", cad des présages. Il y est question des "traces de l'entendement" mais dans le cas des seuls présages. Aussi bien je ne sais si "trace" est ici la traduction de "vestigium", ni si il faut prendre cette lettre de consolation comme le témoignage de la pensée intime de Spinoza. Cela je verrai plus tard.

Sans doute Macherey n'est-il pas clair, et même confine-t-il au contresens dans son examen de EIIp17. Mais Macherey n'est pas l'auteur de la Bible, et quand bien même il le serait, cela ne changerait rien à ma démarche.

Amicalement
Lupink
<IMG SRC="images/forum/smilies/icon_eek.gif">

Avatar du membre
lupink
a déjà pris quelques habitudes ici
a déjà pris quelques habitudes ici
Messages : 44
Enregistré le : 29 juil. 2002, 00:00
Localisation : Belgique

Messagepar lupink » 15 oct. 2002, 20:53

Encore toi, Bardamu!

J'ai donc lu l'extrait de P. Zaoui sur le rapport Spinoza-Nietzsche selon Deleuze. Peut-être mérite-t-il une communication publique. Qu'en penses-tu? Parce que sans cela nul d'autre que nous ne pourra rigoureusement suivre ce qui suit.

Le début me paraît évident. Mais il s'agit là de "philosophie morale" et ce domaine ne prend qu'un aspect secondaire dans mon travail. Mais je m'arrête plus loin, à la fin du deuxième paragraphe :

"(même chez Spinoza le troisième genre de connaissance n'est pas représentatif)"

Bien sûr. Mais est-ce à dire que les deux premiers le sont? Je pense que non. Spinoza rejette l'image de l'idée-tableau qui illustre le primat de la représentation. Je me positionne donc contre Macherey qui voit la représentation partout, non sans cependant prendre acte de la dualité de l'idée comme essence objective et essence formelle. Je dois donc montrer que les termes et syntagmes scolastiques, stoïciens et cartésiens sont subvertis par Spinoza (voir "S et le langage" de ce jour) comme les termes du 19è siècle le sont par Nietzsche. Ce faisant je sors Spinoza du "primat de la représentation", montre par le TTP qu'il tend à une linguistique quasi moderne, mais encore le fait dépasser cette modernité même par son propre langage (voir "S et le langage").

Au 4è paragraphe, je m'étonne agréablement que la distinction nature naturante-nature naturée soit dirigé vers l'"ancrage dans la singularité", alors qu'elle est généralement utilisée par les partisans d'une lecture qui restaure peu ou prou le Dieu transcendant. "Singulier" est d'autant plus intéressant qu'il est employé tant par S que par N en des sens voisins mais non identiques. Reste à savoir à quoi se rapporte exactement ce singulier chez Nietzsche car il prend des figures fort diverses.

Au paragraphe suivant, il faut me semble-t-il se demander si la cause spinoziste se limite effectivement à la causalité cad à la relation cause-effet. Enfin, pour N, sauf l'éternel retour, il s'agit moins, dans la généalogie, d'une valeur par les effets que par les réponses aux questions wohin (venant d'où?), woher (vers où?) wozu (en vue de quoi?).

Au même paragraphe. Je regrette que le principe de sélection chez S ne soit compris que comme amour du singulier ou résultat du savoir. Ne peut-on le pousser jusqu'à ce reste immortel dans l'âme, auquel cas il serait plus proche de celui de Nietsche?

Mais encore : la différence de la position et de l'usage de la dynamique des forces chez chacun donne à penser.

Au paragraphe suivant, je ne comprends pas trop bien le parallèle émis entre l'éternel chez S et l'intempestif chez N. D'une part l'intempestif de N disparaît après 1882. D'autre part il y a une notion d'éternité chez N qui ne se limite pas à l'éternel retour. Pourquoi ne pas rapprocher ces deux?

Plus loin le côté anhistorique doit être mis en relation avec la subversion du langage comme usage historique (voir "S et le langage").

A la fin de la page, je ne suis pas sûr que l'on puisse assimiler la "critique" à l'âge classique (liée à une analytique) de la critique kantienne. Quant à celle-ci et à S, il faudra donc critiquer justement non seulement la notion de conscience au sens moderne chez S (voir S et le langage) mais aussi toute velléïté de réflexivité. Anti-Misrahi, donc, qui met celle-ci en rapport avec la "modernité" de Spinoza.

Enfin, à la fin du texte, la vision éthique du monde chez S semble perdre toute valeur sélective.

Mais il faudra également tenir compte des critiques de N envers S. Quant à la "conservation de soi", il est clair que N a mal compris. Quant à la toile d'araignée métaphysique more geometrico, cela paraît évident mais reste encore pour certains à prouver. Quant à l'eudémonisme, c'est déjà moins évident. Quant à la relation cause-effet, (car la substance me paraît un moindre obstacle), cela l'est encore moins et si j'y parviens j'en serais content.

Peut-être me faudra-t-il quand même lire ou relire Deleuze (son Nietzsche et son Spinoza) bien qu'il ne m'ait point marqué. J'ai un sale rapport pervers avec Deleuze. Je n'aime pas son bergsonnisme ni toujours son style et son absence de rigueur (quant à l'exploitation de "exprimere"). Mais peut-être est-ce simplement parce que j'ai peur d'être influencé par lui?

Enfin, voilà donc ce que j'en pense de cet article. Et voilà également quelques courtes indications programmatiques sur mon point de vue à la faveur de cette lecture. Je t'en remercie infiniment et espère ne pas t'avoir trop ennuyé.

[ Edité par lupink Le <br>15 October 2002 ][ Edité par lupink Le 15 October 2002 ]

Avatar du membre
bardamu
participe à l'administration du forum.
participe à l'administration du forum.
Messages : 1024
Enregistré le : 22 sept. 2002, 00:00

Messagepar bardamu » 22 oct. 2002, 23:40

A tout le monde :
N'ayant de réponse ni de l'éditeur ni de l'administrateur (en vacance ? au boulot ?) et selon l'adage ''Qui ne dit mot consent'' mais pour éviter les problèmes de droit à cet excellent site vous trouverez l'extrait de l'article de Pierre Zaoui dont nous parlons avec Lupink ,
La ''Grande Identité'' Nietzsche-Spinoza
à l'adresse : <!-- BBCode auto-link start -->http://le.mycelium.free.fr/feuilles/zaoui.htm<!-- BBCode auto-link end -->

Lupink,
je te disais précédemment qu'il me semblait que Deleuze n'interprétait pas la connaissance comme simple représentation et ceci parce qu'il prend (dans un de ses cours, je crois, je n'ai pas cherché...) l'exemple de ''apprendre à nager'' pour montrer en quoi le corps est pris dans la connaissance. Nous apprenons à nager, à nous rendre adéquat au milieu aquatique, sans avoir à nous représenter, à nous ''faire un film'' de notre rapport à l'eau.
Ailleurs (cours sur Spinoza : <!-- BBCode auto-link start -->http://www.webdeleuze.com/TXT/240178.html<!-- BBCode auto-link end --> ), il distingue deux modes du penser chez Spinoza : l'idée représentative et l'affect non-représentatif. Pourrait-on alors dire que l'on a deux grands modes de connaissance : ''idéel'' représentatif, et ''affectif'' non-représentatif ? Apollon, Dionysos ?

Il y a un point que tu as soulevé qui m'intéresse plus particulièrement c'est ce ''reste'' qu'évoque Spinoza (E5p23). Il me semble curieusement exprimé. Ce qui reste, reste dans l'éternité, c'est-à-dire hors de la durée, c'est donc un reste logique et non pas existant. Ca serait plutôt le reste comme dans une division mathématique, 3/2= 1 reste 0,5. Je crois que je ne suis pas trop loin de ta conception lorsque tu parles de reste sélectif. Ce serait le résultat d'une opération de l'âme, plus ou moins important selon la connaissance de Dieu que nous avons.
Je m'interroge sur la traduction par ''reste''. En latin, le terme est ''remanet''. En français, nous avons ''rémanence'', ''rémanent'', des notions qui sous-entende une trace, quelque chose qui dure, ce qui ne correspond pas à l'éternité de Spinoza. Est-ce que pour Spinoza ''remanet'' avait cette connotation de durée et alors on pourrait s'interroger sur le pourquoi de son usage, ou bien était-ce pour lui plus proche du ''reste'' mathématique et dans ce cas ne faudrait-il pas avoir une traduction plus adéquate, éliminant en français la connotation. Ailleurs, j'ai vu ''remanet'' traduit par ''subsiste'' mais cela me semble pire.
Personnellement je traduirais (trahirais) E5p23 par : l'âme humaine ne peut être entièrement détruite avec le Corps, mais quelque chose d'elle est dans l'éternel.
Et le sujet me ramène à Nietzsche. Il me semble que chez Nietzsche rien de particulier ne reste éternel, il n'y a pas de distinction possible dans l'éternité, c'est un tout, un chaos, dont les choses émergent dans l'instant. Il critique Spinoza pour son ''amour intellectuel de Dieu'' qu'il juge vide et creux. Je crois qu'il ne veut pas découper l'homme, distinguer, une partie éternelle et une partie mortelle, une bonne et une mauvaise connaissance. L'homme est entier, mortel, complètement mortel, il n'y a pas de reste et il faut malgré tout aimer le monde, l'éternité, amor fati. L'éternité, on l'aime mais on n'y participe pas en tant que partie, il y a une distance entre elle et nous. Peut-être même n'est ce qu'une image (la fiction dont parle P. Zaoui) , l'Etre n'étant qu'un ''emblème de la nécessité'' (cf Dithyrambes de Dionysos).
Il y a quelque chose de rassurant dans cette idée de Spinoza qu'une partie de l'âme soit éternelle, un petit goût de paradis qui selon moi ne correspond pas au tragique nietzschéen.

Tout ça n'est pas très rigoureux mais c'est sans doute mon côté Deleuze qui parle...

Si tu as des infos sur les connotations de ''remanet'', ça m'intéresse.

µ
[ Edité par bardamu Le 22 October 2002 ]

Avatar du membre
lupink
a déjà pris quelques habitudes ici
a déjà pris quelques habitudes ici
Messages : 44
Enregistré le : 29 juil. 2002, 00:00
Localisation : Belgique

Messagepar lupink » 01 nov. 2002, 22:58

Voilà donc, cher Bardamu: j'entame cette baffouille que je t'avais promise dans Spinoza et le langage. J'espère que tu passe de celui-ci à celui-là parce que je te répond parfois sur S et le langage à des parties de messages que tu postes dans S et N. C un peu le bordel mais c'est difficile de faire la part des choses lorsque des sujets sont si liés.

La question est : Spinoza est-il représentationiste? Nous l'avons rencontrée à la lecture du cours de Deleuze dont tu as donné l'adresse plus haut.

Deleuze, je pense, ne voit pas en Spinoza un représentationiste. Toutefois - du moins dans ce cours - il rapporte expressément la "réalité objective" des idées spinoziennes à ce que "dans l'histoire de la philosophie", on nomme représentation. Aussi faut-il commencer par s'entendre sur la signification de ce terme.

J'entrevois deux définitions complémentaires.

La première, et la plus courante, nomme représentation la reproduction d'une chose dans la pensée - que cette chose soit corporelle ou non - de sorte que celle-ci soit intégrée par celle-là dans son fonctionnement propre.

Chez Arnault, qui considère en effet l'idée dans sa seule réalité objective, les représentations sont des images.

Chez Hobbes également. Mais cette connaissance par images, d'origine empirique, n'est que probable. Aussi la connaissance rationnelle commence-t-elle par l'emploi des signes arbitraires du langage (volontarisme du langage). Ces signes renvoient non aux choses-idées mais aux choses-corps entendues comme conatus (infinitésimal du début du mouvement) génétiquement défini (cad par la cause efficiente).

Ceci est important quant à Spinoza car celui-ci, selon le catalogue des livres de sa bibliothèque, a certainement lu Hobbes. Il lui emprunte le conatus: d'où peut-être ces différentielles que l'on trouve chez Deleuze dans son analyse des affects chez Spinoza. Toutefois comme je n'ai pas lu à ce jour les "Eléments of Law", je ne saurais dire si Hobbes connaissait les infinitésimaux soit à la manière de Descartes qui ne les utilise pas, soit comme Leibniz qui en tire toute sa philosophie. Mais je ne vois nulle part d'infinitésimal chez Spinoza, ce qui pourrait conduire à contester son usage pour expliquer l'intensité des affects spinoziens selon Deleuze.
Mais bon: le plus important est que Spinoza étend à toute connaissance rationnelle la définition génétique que Hobbes limite aux seules sciences des choses créées par l'arbitraire.

Chez Descartes, la question de la représentation, contrairement aux apparences, est complexe. Il parle bien sûr le plus souvent d'une représentation par l'image. Mais comme il distingue réalités formelle et objective, on le voit répondre à l'Hobbes de la quatrième objection que l'idée constitue "cela même que la raison nous fait connaître, comme aussi toutes les autres choses que nous concevons, de quelque façon que nous le concevons (...)", si bien qu'"on ne sait plus s'il s'agit d'une image ou d'un signe.

En effet, plus étonnant encore : à l'inverse d'Arnault qui affirme une prime présence sans image ni signe dans la pensée pensante ou Verbe de Dieu, Descartes ne doute pas de son cogito - je pense, je suis - "à chaque fois que je la conçois dans mon esprit ou que je la profère (quotiès a me profertur vel mente concipitur)"

Y aurait-il une parole qui ne soit pas analysable en signes, même chez Descartes ? Et alors faites de quoi ?

Je souligne tout cela pour montrer :

1) Que la représentation suppose une prime présence immédiate et intuitive dont le déroulement en une succession d'idées rationellement enchaînées nécessite l'usage des signes ou des images.

Chez Arnault, c'est la Présence du Verbe.
Chez Hobbes, c'est l'expérience sensible.
Chez Descartes, c'est le cogito.

2) Que la représentation se rapporte au statut du langage et que, par suite :

a) Il faut distinguer intuition, idée, image et signe, bien que l'on confonde souvent la fonction de ces deux derniers, mais sûrement pas ni Hobbes, ni Spinoza.

b) Il faut également distinguer le signe (signum) du mot (verbum) et du langage, sous peine soit de cartésianiser Spinoza, soit de le rabattre sur la linguistique moderne, dans leur dualisme signifian-signifié.
C'est que le signe est duel : signe de lui-même comme signe et signe du signifié. Voilà en effet ce qui, entre autres choses, caractérise la représentation selon Foucault. Tandis que chez Spinoza, la concaténatio des singularités et, partant, des usages siguliers du langage naturel, répond à l'ordo et à la connexio des idées d'une part et des choses (et non des corps) d'autre part.

c) Il convient donc d'élargir la définition de la représentation en y intégrant le statut du langage à l'instar de Michel Foucault dans "Les mots et les choses" - bien que celui-ci simplifie les pensées des divers auteurs de l'âge classique, et en particulier Spinoza dont il évite de parler directement.
Toutefois cette définition élargie constitue bien le tiers du livre de 1966. Elle rend la question d'autant plus complexe, m'obligeant au détour par le statut du langage. Or tel n'est pas le sujet principal ici, mais bien celui de "Spinoza et le langage", à moins d'intégrer les deux sujets - ce qui paraît techniquement impossible et mettrait encore plus de bordel.

C'est pourquoi je m'en tiendrai, pour commencer, à la première définition.

Quant à la notion de "réalité objective", je n'ai pas présentement à disposition le matériel nécessaire au relevé de ce syntagme dans l4ethique. Aussi te faudra-t-il attendre la semaine prochaine.

Je trouve cependant "l'être objectif des choses" (rerum esse objectivum) qui constitue les idées en EIIp8coroll.
Il s'oppose à "l'être formel" (esse formale) introduite à la prop. 5 de la même partie. Et il semble, par la prop. EII,7 que les idées, considérées dans leur être objectif, s'ordonnent comme toutes les autres à partir de l'idée de Dieu considéré dans sa puissance d'agir et son attribut pensée.

Mais bon : comme je n'ai pas pu encore relever méthodiquement, je ne m'avancerai pas plus aujourd'hui, d'autant qu'il faut aussi rapporter cette notion à celle d'idée vraie, à l'évolution de celle-ci via le TRE, à ce que l'on nomme improprement le parallèlisme, cad plus à une correlation qu'à une interaction, à l'unité de l'âme et du corps plutôt qu'à leur union, etc...

Reste que, jusqu'à présent, je ne trouve nulle "réalité objective" dans l'Ethique, mais je verrai plus tard.
En revanche on la trouve de nombreuses fois dans le PPD. Mais celui-ci concerne Descartes plutôt que Spinoza et il fut rédigé fort tôt.
On la trouve particulièrement dans la première partie, axiome 9, où elle est reliée expressément à la représentation comme image. Or, c'est également dans cette même partie que Spinoza expose la notion de degrés de réalité et de perfection selon l'idéat - et non dans le Court traité comme je l'ai écrit erronément plus haut et dans "S et le langage".
Il faudra aussi examiner le destin de ces dergrés de perfection dans l'Ethique.

Cependant, Bardamu, je peux dès à présent exposer l'usage du verbe repaesentare dans l'Ethique (car il n'y a point le terme représentation).

On trouve repraesentant en EIIp17S et EIIIp27D1.
J'emploie la traduction d'Appuhn, n'ayant que celle-là à disposition, mais je corrige parfois.

En EIIp17S : "Pour employer des mots en usage, nous appelerons images des choses les affections du Corps humain dont les idées nous représentent les corps (Appuhn écrit "les choses") extérieurs comme nous étant présents, même si elles ne reproduisent (réferunt) pas les figures des choses."

Où l'on voit que la représentation est expressément rapportée à la présence par "velut nobis praesentia representant", ce que ne montre pas bien la traduction. Or il s'agit là d'une sorte de représentation inverse puisque c'est la représentation qui nous donne la présence et non l'inverse comme il se devrait selon l'usage traditionnel de la notion.

De même en EIIIp27D1 : "Les images des choses sont des affections du Corps humain dont les idées nous représentent les corps extérieurs comme nous étant présents (scol. de la prop. 17, pII) cad (prop. 16, pII), dont les idées enveloppent la nature de notre corps et en même temps la nature présente d'un corps extérieur".

La traduction, comme plus haut, ne montre pas les positions dans "veluti nobis praesentia repraesentant". Et Spinoza insiste puisqu'on a deux fois "présent(e)s".

Spinoza, par inversion, se positionne contre l'affirmation de la présence comme fondement rationnel de la représentation, contre l'affirmation telle qu'on la trouve à Port-Royal et chez Descartes. Ici la présence est un effet et, qui plus est, un effet de l'imagination.

Mieux : les idées "nous représentent les corps extérieurs comme présents" selon la confusion imaginative comme en II17. Mais elles "enveloppent (involvunt) la nature de ces corps et en même temps la nature présente d'un autre corps". Concernant la nature "réelle" de l'affection, il ne s'agit plus de représentation mais d'enveloppement par laquelle la "réalité objective" est rapportée à Dieu et non à la représentation. La représentation est liée à la présence d'un événément corporel, une relation entre des corps, et rien de plus.

C'est ce que montre encore plus précisément les occurences de repraesentantur en EIapp. et repraesentantis au même endroit et en EII,40,S2.

Ici, ce ne sont plus les idées mais les sens qui représentent - ce qui n'étonnera personne à la lecture des diverses contestations spinozistes des "images muettes" dans l'idée-tableau comme en EII49S et en moultes autres endroits.

En EIApp., ce sont les sens qui représentent (per sensus repraesentantur), non les idées. Et même pas les sensations comme idées d'évènements corporels puisque, un peu plus loin, ce sont les yeux qui représentent (per oculos repraesentantis). Enfin en EII,40,S2, ce sont à nouveau les sens, "d'une manière tronquée, confuse et sans ordre pour l'entendement" (nobis per sensus mutilate, confuse, et sine ordine ad intellectum repraesentatis).

On ne peut donc dire, comme le fait Macherey, que les images données par les sens, objets de l'imagination, sont des rapports de signe à signe - pré-représentatifs.

On peut remarquer que la représentation rapportée aux idées est écrite avec un verbe actif, tandis que lorsqu'elle est rapportée aux sens, Spînoza use du passif (ou du participe). Faut voir encore l'usage du passif chez Spinoza.

Mais cela ne change rien. Ce qui est important, c'est qu'ici ce sont les affections qui sont les représentations, les images (cf.EII17S). Et la présence est un effet de la connaissance imaginative par les idées qu'est l'âme. Inversion donc, voire subversion.

Il n'y a pas dans l'Ethique d'autres occurences de termes directement liés à "représentation".

Voilà, cher Bardamu. Je n'en conclus encore rien sur Spinoza et la représentation.
La semaine prochaine, si Dieu le veut comme disent les Musulmans, cad si je trouve le temps et la motivation, je développerai sur les "réalités objectives" et les "degrés de réalité et de perfection".

En corrigeant mon orthographe, j'ai lu ton message sur Spinoza et Huygens. Si je trouve ton article dans une bibliothèque, je te le fais savoir.

A+
[size=50][ Edité par lupink Le 03 November 2002 ][/size]

Avatar du membre
Kant
passe par là...
passe par là...
Messages : 1
Enregistré le : 12 juin 2003, 00:00
Localisation : Paris

Messagepar Kant » 12 juin 2003, 09:46

J'avais deja compare Nietzche avec
Spinoza et trouve des ressemblances.
Je suis content de partager cet avis

Avatar du membre
Fragile
passe par là...
passe par là...
Messages : 2
Enregistré le : 19 nov. 2006, 00:00

Lire Nietzsche et Spinoza

Messagepar Fragile » 19 nov. 2006, 21:55

Il est vrai que la lecture de Spinoza nous semble "plus indigeste" que celle de Nietzsche, mais la pensée de Spinoza est plus méthodique et mieux structurée. Cela prend du temps, mais on accède au sens.

Le texte de Nietzsche est plus accessible, mais prête à confusion et induit en erreur. Des concepts centraux comme l'éternel retour ont débouché sur de très nombreuses interprétations.
Cela explique que Nietzsche ait pu être "récupéré" par toutes sortes de courants de pensée différents.

Je lis et relis Nietzsche depuis longtemps (près de 40 ans). A la longue, ces textes qui semblent aller dans toutes les directions sont bien plus cohérents qu'il n'y paraît, mais Nietzsche n'hésite jamais à parler au deuxième ou au troisième degré (il parle de "ruse").

En outre, il se situe dans un espace de sens très éloigné de celui qui nous est familier, un espace où la langue et la grammaire sont vécus comme des pièges trompeurs (il est philologue !), où la vérité est perçue comme "un type d'erreur" afin de nier la réalité, où le devenir exclut l'étant, où la pluralité se substitue à l'idée, où le verbe se substitue au prédicat, etc.

Une fois cet espace reconstitué, on commence à percevoir la cohérence de la pensée de Nietzsche et on peut lire Zarathoustra sans trop se laisser abuser.

Les textes de Nietzsche sont d'autant plus trompeurs qu'ils nous semblent faciles à lire et "évidents". Attention aux "évidences trop faciles"!

Francis Gielen


Retourner vers « Questions transversales »

Qui est en ligne

Utilisateurs parcourant ce forum : Aucun utilisateur enregistré et 33 invités