Etre un observateur spinoziste ?

Espace pour se présenter : qui êtes vous (ou pensez vous être) ? Comment avez vous découvert Spinoza ? Qu'est-ce qui vous intéresse chez lui plus particulièrement ? et tout ce qu'il vous conviendra de dire pour permettre de mieux se connaître.
Molina
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Etre un observateur spinoziste ?

Messagepar Molina » 27 mai 2015, 00:32

Bonjour à tous.

Pour me réduire à quelques lignes : Je suis étudiant pharmacien, en ce moment même stagiaire au ministère de la santé par goût des sciences sociales et plus précisément de la santé publique. Bref, j'ai été acquis au déterminisme de Spinoza avant même sa lecture par curiosité il y a quelques années. Précédemment j'ai effectué mon externat dans un hôpital psychiatrique de renom qui m'a littéralement questionné sur ce qui habitait nos têtes.

Je me permets de vous écrire, pour une énigme qui me taraude l'esprit depuis un an. Depuis en fait un voyage dans les profondeurs du Danemark. On logeait sur un bateau mal isolé avec deux amis. On sortait pour draguer des blondes, boire (énormément) et pédaler dans sous le ciel nuageux. Un de ces soirs, l'un deux à acheter du cannabis. Je n'ai jamais réellement supporté cette drogue, j'évitais toujours avec grand soin sa consommation. Mais cette nuit-là, je voulais retenter l'expérience, voir si quelque chose avait changé. Comme d'habitude, je me suis mis à somnoler et mal interpréter mon environnement. Mais là, quelque chose d'horrible s'est produit : une psychose toxique. Dans mon délire, mes pensées tournaient en rond, incessamment, j'étais réduit à l'état d'observateur à les regarder tournoyer jusqu'au moment où je me suis mis à voir ma mort qui se répéter : Je me voyais me jeter par dessus bord. (Dans un sens, c'était ma peur que je me cachais ...). N'y pouvant plus, je me suis mis à croire que c'était ça, l'enfer, alors même que j'ai été toujours athée convaincu. Alors une force s'est mis à m'ébranler et j'ai réellement voulu me jeter par dessus bord, ce qui se serait fait sans ses amis plus lucides que moi.

Cette force qui me poussa hors de mon lit pour me jeter par dessus bord s'est reproduit trois fois. A la troisième, je me suis calmé et j'ai regardé le monde et ces amis blêmes comme des linges. Ce que j'ai vu était beau et parfait. La crasse qui recouvrait la table m'est apparu comme parfaitement à sa place et la place bien colonisée par cette crasse.
J'ai, dit-on, remercié Spinoza (comme quoi...), remercié Dieu. Je ne faisais qu'un, mes pensées n'était plus les miennes mais je les ai acceptés.

Cela m'a beaucoup perturbé et vacciné de jouer avec des psychotropes quelconques. Je me suis demandé si ce n'était pas ça la béatitude, voir que tout est à sa place, qu'on est emporté par des forces qui déterminent un chemin et que ma foi, c'est très bien ainsi.

Par la suite, j'ai continué ma vie avec ses passions et notamment l'orgueil. L'orgueil, je crois que j'étais gangrené par ça. Jusqu'à une insomnie la semaine dernière. Mes pensées n'arrêtaient pas de parler, et je n'avais aucun moyen de les arrêter. Là encore, elle tournoyait dans ma tête. J'ai pas fait de folie, c'était juste gênant parce que je devais bosser le lendemain, et donc, je devais dormir. Cela m'a mis en lumière un phénomène psychologique assez banale, mais on peut penser linguistiquement et visuellement (via des images, des schémas qui défilent dans le fond mental, une sorte d'artefact qui nous reste depuis l'époque où on n'avait pas encore la parole). Et là je me suis mis une idée dans la tête, et que je vous soumets :

Je ne pense pas. Le "je" est de trop. Je devrais écrire "Pense". Ou alors "Dieu pense". Je ne suis même pas maître de mes pensées, de leur cheminement. Je suis emporté par des forces qui me dépassent car malheureusement on peut pas être bon en biologie, en psychologie, en science sociale, en physique et en chimie. Par contre on peut ressentir ses pensées, observer le monde, qui a chaque instant est différent dans son unité.

Je vous pose donc cette question : Etre spinoziste ne veut pas dire de changer de vision du monde, et encore moins de changer sa vie ou son mode de vie, mais ne serait-il pas être un observateur total ? Et de ses pensées et du monde qui nous entoure ? Et en tirer une satisfaction que tout ceci soit. Un peu comme si on était les petits aliens dans la tête d'un gros humanoïde qu'on peut voir dans Men in Black et qui ferait du tourisme ?

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Vanleers
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Re: Etre un observateur spinoziste ?

Messagepar Vanleers » 27 mai 2015, 22:15

A Molina

Bienvenue sur le forum.


Vous vous posez la question : « Etre spinoziste ne consisterait-il pas, sans changer de vision du monde et encore moins de vie ou de mode de vie, à être l’observateur total de ses pensées et du monde qui nous entoure et d’en tirer la satisfaction que tout ceci soit ? »

Je pense qu’il serait intéressant pour vous d’aborder l’œuvre de Spinoza en gardant cette question en tête.
Vous verriez alors par vous-même si, oui ou non, Spinoza vous amène à changer de vision du monde ; si, oui ou non, il vous conduit à changer de vie ou de mode de vie ; si, oui ou non, il vous confirme dans une attitude d’observateur de vos pensées et du monde.
Mais je pense aussi que, dans tous les cas, vous en tirerez la satisfaction que tout ceci soit.

Bien à vous

aldo
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Re: Etre un observateur spinoziste ?

Messagepar aldo » 27 mai 2015, 22:17

Je réponds "à chaud" à la lecture de ce texte...

Ce que j'ai à dire là-dessus, c'est que je pense qu'on "voit" des choses qu'on n'est pas forcément à même de comprendre au moment où on les voit. Et que ce décalage est très perturbant. Je pense que, particulièrement quand on est jeune, on voit sans cesse nombre de choses qui s'inscrivent dans la mémoire sans trouver une place rationnelle. Ensuite vision et compréhension se rejoignent ou pas.
Je pense que quelque chose de l'ordre de l'intuition reste... et quand ça ne se rejoint pas, on en garde un mauvais goût (même inconsciemment). Je pense que nous, occidentaux, on a été programmés pour être des guerriers de la pensée (et l'orgueil qui va avec), et que dans ce genre de situation où quelque chose semble de l'ordre du vital, on se retrouve brutalement en déficit d'armes, ce qu'on ne sait pas gérer.

Je ne suis pas spinozien (mais peut-être deleuzien), et je pense avec lui qu'on est plus "forcé" à penser qu'autre chose... autant dire que le "je" (grand guerrier de l'ego), n'est pas grand maître du matos proposé à sa pensée, et ce d'autant qu'on est tous au départ conditionnés par nombre de contextes qui ne nous lâchent pas vraiment au cours d'une vie (enfin, si peu). Alors qu'est-ce qui pense en nous ? Beaucoup de personnages sans doute qui déjà ont en général maille à partir entre eux, et dont le "je" qui les réunirait n'est peut-être finalement que l'un d'entre eux ou tous à la fois.
En tous cas le "je" est problématique : difficile de dire qui parle... mais quelque chose néanmoins parle en nous : on a tous quelque chose à dire (et c'est ça qui est vraiment important) !

Mais quoi ?
:woh:

Edit : ci-joint un lien qui peut-être en dit plus...
http://www.spinozaetnous.org/forum/viewtopic.php?f=9&p=21578#p21530

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Re: Etre un observateur spinoziste ?

Messagepar Molina » 28 mai 2015, 19:07

Merci à vous deux pour votre accueil.

J'aimerais répondre à Vanleers :

Dans un sens, je suis venu ici et j'ai écris ce texte, car je suis justement dans une impasse chez Spinoza, notamment sur le première et le deuxième genre de connaissance.

En première analyse, je me suis dit que c'était tout simple tout ça, le première genre était les sensations stricts et le deuxième les connaissances de la science.
Mais en fait, je me rends compte que mes connaissances scientifiques ne sont que des connaissances par ouïe dire. Je n'ai jamais fait les expériences pour décrire la physiologie, ou l'efficacité d'un médicament. Et si vous me permettez un jeu d'esprit, ça me paraissait bizarre que des lycéens qui en savent bien plus sur le "monde" que Spinoza me semble loin d'être au quart de sa Joie. Et j'ai envie de dire idem pour des étudiants en master de math.
Alors si on reste orgueilleux, il fait mal de se voir comparer à un paysans du 17ième siècle analphabète. C'est qu'on a lu des livres, nous et on ne croit pas aux fantômes. Et pourtant cela reste une connaissance, et j'ai envie de dire : la première de toute même si le deuxième et le troisième genre de connaissance sont plus alléchantes.

Et c'est là que je suis venu à l'idée qu'il fallait avant tout être observateur, c'est à dire accepter complètement d'être un être sensible. Concrètement, je vois ça comme le mindfullness mais je peux me tromper et j'ai horreur des mots anglais mais bon. Pourquoi ? Car être observateur acéré c'est voir la particularité du monde. Même le prisonnier dans sa geôle, n'aura jamais assez d'une vie pour observer toutes les particularités de sa prison (la lumière change, la peinture s'écaille, les poussières vont et viennent). Et dans un sens on rentre par la petite porte dans le deuxième genre de connaissance.

J'aime beaucoup dans ce sens l'image de Deleuze dans son cours sur les genres de connaissances. Etre observateur, c'est se laisser couler ou se laisser faire pour prendre le temps de chercher les notions communes à moi et la vague. Et la première chose quand on voit (ou quand on entend la vague) c'est que moi qui suis affecté par la lumière émise de la vague et cette chose qu'on appelle vague : existent. Au final je dirais le contraire que A.Comte: La santé c'est sentir son corps.

Bon après, faut effectivement que je lise et relise Spino...

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Re: Etre un observateur spinoziste ?

Messagepar Henrique » 29 mai 2015, 20:12

Molina a écrit :Pour me réduire à quelques lignes : Je suis étudiant pharmacien, en ce moment même stagiaire au ministère de la santé par goût des sciences sociales et plus précisément de la santé publique. Bref, j'ai été acquis au déterminisme de Spinoza avant même sa lecture par curiosité il y a quelques années. Précédemment j'ai effectué mon externat dans un hôpital psychiatrique de renom qui m'a littéralement questionné sur ce qui habitait nos têtes.


Merci pour cette présentation et bienvenue à vous Molina.

Cette force qui me poussa hors de mon lit pour me jeter par dessus bord s'est reproduit trois fois. A la troisième, je me suis calmé et j'ai regardé le monde et ces amis blêmes comme des linges. Ce que j'ai vu était beau et parfait. La crasse qui recouvrait la table m'est apparu comme parfaitement à sa place et la place bien colonisée par cette crasse.
J'ai, dit-on, remercié Spinoza (comme quoi...), remercié Dieu. Je ne faisais qu'un, mes pensées n'était plus les miennes mais je les ai acceptés.


Les psychotropes dans la culture psychique sont un peu comme le dopage dans le sport, ça permet d'obtenir des résultats plus vite, mais en raison de la brutalité de ce que cela déclenche, c'est en fin de compte une façon d'obtenir l'impuissance quand on cherchait la puissance (de se mouvoir ou de comprendre).

Pour moi, vers 18 ans, rester assis une demi heure un soir d'été, dans la cuisine alors que tout le monde dormait, à contempler le fait d'être là, à ne rien faire, en présence de la chatte de la maison qui ronronnait délicatement avait suffi à ce sentiment que tout est parfait. Un des premiers moments d'éternité où la succession indéfinie des mots ou des images cessa de passer pour la véritable réalité. Sûrement que la sérénité de ce moment y aida, mais le bourdonnement discontinu du réfrigérateur, le tic-tac de l'horloge qui habituellement m'agaçaient faisaient aussi complètement partie de cette perfection. L'imperfection, c'est le manque d'être. Rien ne manquait. Tout était là dans la perfection souveraine de son être là. Dans ma mémoire, cela a été ; pour mon intelligence, cela est. Grâce, simplicité absolue et créativité espiègle du silence au fond de toute intelligence vraie.

Quelque chose de cet ordre me semble indiqué dans ce passage d'American Beauty mais tout le film vaut la peine d'être vu :
https://youtu.be/cyxRDCCbjAM

Si ensuite, j’eus la vertu de me tenir éloigné des drogues, ce ne fût donc pas par peur de la punition de leurs effets ni par espoir de la récompense d'un monde encore meilleur mais parce que j'avais déjà connu une béatitude indubitable sans elles. La béatitude n'est pas la récompense de la vertu mais la vertu même.

La pleine conscience ou mindfulness me semble aussi une pratique proche de ce que je comprends par troisième genre de connaissance. Ne perdez pas de vue cette intuition des choses pour aborder Spinoza.

Le deuxième genre de connaissance n'est pas réductible à la connaissance scientifique, surtout expérimentale. Mais je vous laisse découvrir un peu plus ce qui a déjà pu se dire à ce sujet sur le forum et lancer les débats qui vous paraîtront prolonger utilement la réflexion.

Je reviens toutefois sur ces derniers points :
Je ne pense pas. Le "je" est de trop. Je devrais écrire "Pense". Ou alors "Dieu pense". Je ne suis même pas maître de mes pensées, de leur cheminement. Je suis emporté par des forces qui me dépassent car malheureusement on peut pas être bon en biologie, en psychologie, en science sociale, en physique et en chimie. Par contre on peut ressentir ses pensées, observer le monde, qui a chaque instant est différent dans son unité.


L'homme pense comme il s'étend mais il n'est effectivement pas substance de ses pensées comme de ses mouvements. La pensée était déjà là avant que ne soit cet esprit que je suis, de même que l'étendue avant ce corps que je suis aussi. Ainsi les idées ne sont pas des images muettes que le moi ferait parler mais elles ont leur vie propre. Ainsi Nietzsche pourra-t-il rappeler dans Par delà le bien et le mal à tous ceux qui croient que l'égo est une substance : "“une pensée vient quand elle veut et non quand je veux".

Mais on peut discuter sur ce qu'on appelle "Je". Si c'est le moi empirique, cet ensemble de caractéristiques personnelles, physiques et mentales, produit d'une infinité de causes naturelles, qui n'a cessé de changer et qui changera encore jusqu'à ma mort, alors il est clair que ce n'est pas cela qui pense. Le moi empirique est pensé, il n'est pas la substance de mes pensées, même si une pensée, un mode de la pensée peut cependant avoir des affections à son tour (il y a des modes de modes). Ce qui pense l'idée changeante de mon corps changeant, ce qui demeure et maintient l'unité de la conscience que je peux en avoir, c'est l'unique substance de toutes les pensées.

Je vous pose donc cette question : Etre spinoziste ne veut pas dire de changer de vision du monde, et encore moins de changer sa vie ou son mode de vie, mais ne serait-il pas être un observateur total ? Et de ses pensées et du monde qui nous entoure ? Et en tirer une satisfaction que tout ceci soit. Un peu comme si on était les petits aliens dans la tête d'un gros humanoïde qu'on peut voir dans Men in Black et qui ferait du tourisme ?


Être spinoziste peut être envisagé sans forcément admettre ou comprendre ce qu'est le troisième genre de connaissance. Mais connaître la béatitude dont parle Spinoza, la satisfaction de soi qui découle de la connaissance intuitive de Dieu, c'est-à-dire de ses attributs que sont l'étendue et la pensée, c'est certainement cesser de juger. Car juger, c'est poser un sujet puis le relier à un prédicat, c'est médiat. L'intuition est la pensée immédiate.

Observer, dans le sens où vous semblez l'envisager, c'est percevoir clairement mais avec détachement, sans l'attachement à la logique qui découle de nos jugements. Donc oui, la béatitude spinozienne est certainement à rattacher à ce que Patanjali appelle le drashtar dans les Yoga sutras, la conscience témoin.

Je suis moins sûr en ce qui concerne Men in Black ! Mais ça me rappelle un peu encore une des premières expériences de satisfaction intuitive, une des premières. Je venais d'avoir trois ans, un après midi de juin, ma mère était partie pour faire des courses en me confiant à la garde de mon père qui s'occupait surtout de son jardin dans notre nouvelle maison de campagne. J'avais décidé de partir à la recherche de ma mère, accompagné de notre nouveau petit chien. Ainsi au bout d'une ou deux heures, perdu sur les routes de campagne, me rendant compte que je n'avais en fait aucune idée d'où pouvait se trouver ma mère et que j'étais en danger de mort, je fus pris de panique et me mis à pleurer toutes les larmes de mon corps. Et d'un coup, je me suis vu en train de pleurer et de marcher en même temps, sur cette route bordée d'herbes folles et d'arbres géants. J'ai senti que quoiqu'il arrive, ce n'était pas si grave. J'ai continué de pleurer pour la forme comme font les enfants mais c'était presque de joie.

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Re: Etre un observateur spinoziste ?

Messagepar Vanleers » 29 mai 2015, 20:37

A Molina

Après ce qu’a écrit Henrique, je n’ai pas autre chose à vous dire que lire et relire Spinoza est une sage décision.
Bon courage


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