Bon. Reprenons une dernière fois. On ne peut pas faire de la philosophie sans conscience de soi. Platon et Hegel l'ont abondamment montré. Spinoza conclut même l'
Ethique en soulignant que la conscience de soi, celle de Dieu et celle des choses, c'est tout un :
Ex quibus apparet, quantum Sapiens polleat, potiorque sit ignaro, qui solâ libidine agitur. Ignarus enim, praeterquam quod à causis externis, multis modis agitatur, nec unquam verâ animi acquiescentiâ potitur, vivit praeterea sui, et Dei, et rerum quasi inscius, et simulac pati desinit, simul etiam esse desinit. Cùm contrà sapiens, quatenus ut talis consideratur, vix animo movetur ; sed sui, et Dei, et rerum aeternâ quâdam necessitate conscius, nunquam esse desinit ; sed semper verâ animi acquiescentiâ potitur. Si jam via, quam ad haec ducere ostendi, perardua videatur, inveniri tamen potest. Et sanè arduum debet esse, quod adeò rarò reperitur. Quî enim posset fieri, si salus in promptu esset, et sine magno labore reperiri posset, ut ab omnibus ferè negligeretur ? Sed omnia praeclara tam difficilia, quàm rara sunt. (V, 42, schol)
Autant dire que cette condition de conscience de soi est, au moins nécessaire, peut-être même nécessaire et suffisante, pour philosopher. Or, il est manifeste que nombre de ceux qui prétendent se livrer à l'activité philosophique ne satisfont pas cette condition. Soit parce qu'ils n'ont pas vraiment choisi de s'y livrer (c'est le cas parfois, hélas, des lycéens des classes terminales), soit parce qu'ils l'ont choisi mais en sous-estimant la difficulté qu'il y a à s'assumer comme personne.
En effet, faire de la philosophie, ce n'est pas, comme le croient certains, participer à une conversation de salon : un sujet, un verbe, un compliment. Il ne s'agit pas, d'"échanger" des arguments, mais de prendre un risque : celui de la contradiction. La contradiction minimale étant celle qui consiste à partir de la
doxa, du sens commun dont chacun d'entre nous est porteur,
nolens volens pour prendre conscience qu'il y a quelque chose qui ne va pas là-dedans :
Un problème philosophique est toujours de la forme ‘je ne m’y reconnais pas’. (Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §123)
D'où, première difficulté : pour faire de la philosophie, il faut admettre au minimum que l'opinion dont on est le représentant à l'instant
t entre en contradiction avec l'analyse de l'opinion à l'instant
t+n Mais, deuxième difficulté, une telle prise de conscience tiendrait du miracle si elle n'était pas provoquée par une deuxième contradiction, plus fondamentale encore : si ce que je crois à l'instant
t est indiscutablement mien, ce à quoi j'adhère à l'instant
t+n n'est pas encore mien. Car c'est autrui, sa conversation, sa lecture, son étude, qui m'a fourni l'occasion et la possibilité de ce changement de point de vue. La deuxième difficulté consiste donc à considérer autrui comme un autre soi-même, pour parler comme Aristote, plus précisément, à considérer que c'est autrui, en tant que différent de moi-même, qui va me fournir les outils conceptuels qui vont attaquer la
doxa dont je suis porteur.
Or ces deux difficultés (ne plus croire en
t+n ce que je croyais en
t ; admettre l'irruption de l'autre en moi-même) seraient dissolvantes pour mon identité personnelle si elles n'étaient dépassées, justement dans une forme d'identité qui englobe et assume cette opposition dialectique. C'est cette forme d'identité que Paul Ricoeur appelle "l'identité narrative" :
Le pas décisif en direction d'une conception narrative de l'identité personnelle est fait lorsque l'on passe de l'action au personnage. Est personnage celui qui fait l'action dans le récit. [...] Le récit construit l'identité du personnage, qu'on peut appeler son identité narrative, en construisant celle de l'histoire racontée. C'est l'identité de l'histoire qui fait l'identité du personnage. (Ricoeur, Soi-même comme un Autre, vi, souligné par moi)
Ce que veut dire Ricoeur, influencé en cela par la conception arendtienne de l'identité de celui qui agit, c'est que la pluralité des actes, la diversité des états mentaux n'est pas nécessairement la preuve, comme le pensait Hume, d'une 'absence d'identité personnelle :
Lorsque je pénètre le plus intimement dans ce que j’appelle moi-même, je tombe toujours sur une perception particulière […] ; je ne parviens jamais, à aucun moment, à me saisir ‘moi-même’ sans une perception [...], nous ne sommes qu’un faisceau ou une collection de perceptions différentes qui se succèdent avec une rapidité inconcevable et sont dans un flux et un mouvement perpétuel. (Hume, Traité de la Nature Humaine, I, iv, 6)
Ce qui va unifier le divers des expériences et des actes, le transcendantal, pour parler comme Kant, cela va être le récit que l'on va ffaire de moi-même. En ce sens, mon identité personnelle n'est, au fond, que l'histoire dont je suis le personnage central.
Sauf que le personnage, dans toute histoire, dans tout récit, possède un nom propre qui est, en quelque sorte, le raccourci de l'histoire (d'où la tendance, dans les récits, qu'ils soient biographiques ou fictifs, à l'éponymie du personnage au titre) :
La continuation de la même existence préserve l’identité de l’individu sous l’identité de nom. (Locke, Essai Philosophique concernant l’Entendement Humain, II, xxvii, 29)
Ce que dit Locke, qui, contrairement à Hume, développe une conception nominaliste quoique non sceptique de l'identité personnelle, c'est : "pour tout
x, si
x est dit être la même personne, alors
x=A", A étant appelé le nom propre de
x. Notons que si
x n'était pas une personne, nous aurions aussi besoin d'un nom propre pour l'identifier en dépit de ses éventuelles modifications d'aspect. Mais la différence entre le nom propre "la Tour Eiffel" et le nom propre "Paul Ricoeur", c'est que ce dernier, en ce qu'il est le raccourci de l'histoire d'un personnage, va permettre à ce personnage de prendre conscience de soi en se racontant sa propre histoire. Donc, la converse de la conception lockienne sus-mentionnée est : "s'il existe un
x tel que
x=A, que
x=A', et que A est différent de A', alors
x ne peut pas être dit la même personne". Intuitivement, cela se comprend aisément : si
x est identifié par deux noms différents, c'est qu'on trace de
x deux schémas narratifs différents. C'est même exactement pour cela qu'il est parfois utile de changer de nom lorsqu'on entend se dépouiller d'une histoire dont on ne veut plus.
A fortiori lorsque c'est
x lui-même qui décide de changer de nom (on appelle cette opération "prendre un pseudonyme"), qu'il s'en rende compte ou non, c'est qu'il entend changer le récit de soi-même.
L'opération de prise de pseudonyme n'est, en soi, nullement condamnable, ni même problématique. Si Boris Vian n'était pas devenu Vernon Sullivan, si Louis Ferdinand Auguste Destouches n'était pas devenu Céline, si Romain Gary n'était pas devenu Emile Ajar, la perte en eût été inestimable pour notre patrimoine littéraire. De même, lorsque quelqu'un décide, de son propre chef, de changer d'identité après une conversion religieuse ou après un mariage, le changement de nom comme symbole d'un changement de vie n'a rien de particulièrement choquant. Le problème surgit lorsqu'il s'agit de faire de la philosophie : comment celui qui a (mettons) deux noms propres (un "aléthonyme" A et un pseudonyme A') peut-il d'une part modifier sa croyance, d'autre part accepter l'irruption de l'autre en lui-même, procédures dont on a dit
supra qu'elles constituent le fond même de la démarche philosophique ? Car, dans ce cas là, rien n'empêche d'attribuer la pensée en
t à A et la pensée en
t+n à A'. Exemple : je pense, en
t, que l'inégalité parmi les hommes est naturelle ; puis, en
t+n, la lecture de Rousseau m'a convaincu qu'il n'en était rien. Sauf que c'est mon second moi (nommé A') qui est convaincu par Rousseau, tandis que mon premier moi (nommé A) continue à croire que (et à me comporter comme si) l'inégalité est naturelle. Imaginons qu'un interlocuteur désire me pousser dans mes retranchements et s'assurer que j'assume les conséquences de la thèse de Rousseau à laquelle je prétends adhérer. De deux choses l'une : ou bien je vais abandonner la confrontation que j'estimerai ne plus me concerner (elle concerne A' et pas A, je me réfugie dans ce que Sartre appelle "la mauvaise foi"), ou bien je vais l'assumer dans l'incohérence et l'angoisse la plus totale (j'ai l'impression que mon histoire A' commence à contaminer mon histoire A, ce que je refuse à tout prix). Dans un cas je me répandrai en arguments superficiels. Dans l'autre je serai agressif, et d'autant plus agressif que mon pseudonyme (du grec
pseudès qui veut dire "mensonger", ne l'oublions pas) sera plus flatteur en ce qu'il connotera un personnage plus connu et respecté (à cet égard, le choix de "pseudos" tels "Hokusai", "Durtal", "Bardamu" et quelques autres en dit long sur le désir inconscient de certains de s'identifier à des héros). Dans tous les cas, ma pensée sera affectée par cette double identité et ne sera pas disponible pour philosopher.
Ma thèse est, à cet égard, que le pseudonymat, en encourageant la
Ichspaltung, la fragmentation du moi, rend impossible, en règle générale, la pratique philosophique. C'est pourquoi il n'y a pas plus de philosophie sur "Spinozaetnous" (et sur les autres forums prétendument "philosophiques", bien entendu) que de beurre en branche ! Certes, il arrive qu'exceptionnellement, ce soit le cas, mais le dialogue ne dure jamais très longtemps, faute d'être assumé par des personnalités cohérentes. Et un fragment de dialogue n'est pas un dialogue. La faute ne repose d'ailleurs pas sur les participants, mais sur une techno-structure qui ne sécrète que des relations virtuelles et détermine de la
Ichspaltung. Voyez-vous, je suis professeur de philosophie et je n'ai jamais, je dis bien jamais, rencontré chez l'un quelconque de mes élèves ou étudiants (dont certains n'étaient pourtant pas prédestinés à l'exercice de la philosophie) un comportement qui ressemblât, de près ou de loin, aux comportements pathologiques rencontrés sur ce forum. Même avec mes élèves les plus difficiles de classes technologiques, j'ai toujours réussi, tant bien que mal, à les faire lire, à les faire disserter, à les faire dialoguer. Mais je n'y suis pour rien. Tous mes collègues en font autant. Simplement les quatre murs d'une classe et la relation directe maître-élève favorisent la construction d'une identité cohérente et, partant, l'exercice de la pensée. La relation virtuelle
via clavier, écran et pseudonyme, non.