Penser sur Internet.

Informations et questions sur le fonctionnement du site.
Avatar du membre
hokousai
participe avec force d'âme et générosité
participe avec force d'âme et générosité
Messages : 4105
Enregistré le : 04 nov. 2003, 00:00
Localisation : Hauts de Seine sud

Messagepar hokousai » 02 avr. 2009, 00:00

à Louisa

si l'on souhaite réfuter la thèse qu'il propose, il s'agirait de montrer que lorsqu'on on accepte ses hypothèses de base (donc lorsqu'on se situe dans une perspective hégeliano-ricoeurdienne), alors il faut en conclure que penser philosophiquement sur internet est parfaitement possible. Aussi longtemps qu'on ne parvient pas à démontrer cela, pour moi ses arguments sont potentiellement valides, ce qui signifie qu'il faut maintenir ouverte la possibilité qu'internet ne permet quasiment pas de philosopher au sens hégéliano-ricoeurdien du terme.
L."


Mais bien sur que Phiphilo est cohérent , dans sa perspective on ne peut pas penser philosophiquement sur internet .Sa perspective implique logiquement cela .
Que la réalité montre autre chose n'est pas du tout son problème . S'il veut y voir ( s'il va y voir ) une absence d'identité narrative , il pourra toujours la constater , la reconnaitre , interpréter le monde par cette théorie là, il ne voit que ce qu'il y met , ce qui d'ailleurs autorise à ne pas faire d'enquêtes supplémentaires .

Quand on avait le modèle explicatif ptoléméen, il était impossible que la terre tourne autour du soleil .
Lorsqu'on on accepte les hypothèses de base de ptolémée, aussi longtemps qu'on ne parvient pas à démontrer qu'ils ne sont pas valides , pour moi ses arguments sont potentiellement valides, ce qui signifie qu'il faut maintenir ouverte la possibilité que la terre est le centre du monde.

.Est -ce que je vais me forcer à démontrer que la thèse de Ptolémée est fausse ? D'autres l'ont fait .

Après tout Ricoeur n'est pas non plus le centre du monde .

...............................................

Kierkegaard ( après Spinoza) écrivait majoritairement sous pseudonyme, spécialité psychologiquement signifiante certes, mais subalterne philosophiquement .
................................................

Est-ce que je me forge, à peu de frais, un Moi imaginaire par media techniques interposés, à commencer par l'Internet. Est-ce que vous avez ce sentiment là , vous même ..?
Si vous répondez par la négative ..alors inutile de discuter plus les propos de philphilo .

....lequel doit avoir entendu parler de"" second live ""et puis c'est tout .

Hokousai

Avatar du membre
Louisa
participe avec force d'âme et générosité
participe avec force d'âme et générosité
Messages : 1725
Enregistré le : 09 mai 2005, 00:00

Messagepar Louisa » 02 avr. 2009, 02:25

Bardamu a écrit :
louisa a écrit :Je dois encore relire en détail les arguments de son dernier message ci-dessus, mais à mon sens, si l'on souhaite réfuter la thèse qu'il propose, il s'agirait de montrer que lorsqu'on on accepte ses hypothèses de base (donc lorsqu'on se situe dans une perspective hégeliano-ricoeurdienne), alors il faut en conclure que penser philosophiquement sur internet est parfaitement possible. Aussi longtemps qu'on ne parvient pas à démontrer cela, pour moi ses arguments sont potentiellement valides, ce qui signifie qu'il faut maintenir ouverte la possibilité qu'internet ne permet quasiment pas de philosopher au sens hégéliano-ricoeurdien du terme.


Bonjour Louisa,
tu voulais dire "parfaitement impossible", plutôt que "parfaitement possible", non ?


en fait, non, je voulais dire "parfaitement possible", mais la phrase était assez compliquée, j'en conviens ... :? .

Sa structure: si x alors y.
- x = on souhaite réfuter la thèse proposée par Phiphilo
- y = il faut montrer que lorsque z, alors t, où:
- z = on accepte ses hypothèses de base, donc on accepte de se situer un instant dans une perspective hégeliano-ricoerdienne
- t = il est parfaitement possible de penser philosophiquement sur internet.

Autrement dit: si l'on accepte un instant les hypothèses de base proposées, alors réfuter la thèse de Phiphilo pourrait se faire en montrant que l'on est obligé de conclure la thèse inverse de ces mêmes hypothèses. La thèse inverse, c'est "t", car Phiphilo prétend que lorsqu'on adopte un point de vue hégéliano-ricoeurdien ("z"), il est quasiment impossible de penser philosophiquement sur internet ("non t", si l'on veut). Phiphilo montre que "si z alors non t". Si l'on n'est pas d'accord avec lui, il me semble qu'il faut pouvoir montrer que "si z alors t". Or pour l'instant on lui répond surtout que "si non z alors t". Ce faisant, on répond plutôt à côté du problème posé par lui, puisqu'en changeant les prémisses, on passe tout simplement à un autre problème (non moins intéressant quant à lui, bien sûr, mais autre néanmoins).

J'espère qu'ainsi j'étais plus claire ... ?

Bardamu a écrit :Il faut dire que ne connaissant pas vraiment Ricoeur, je me suis lancé en supposant que j'avais malgré tout compris le concept.
Je résumerais ma compréhension de celui-ci en : "je suis l'histoire que je me raconte".


pour autant que je l'aie compris, ceci (= l'histoire que je me raconte) constitue ce que Ricoeur appelle "l'identité subjective". La dialectique fondamentale de toute "identité personnelle" (dialectique qui permet la construction d'une "identité narrative"), chez lui, est celle qui se fait entre cette identité subjective et l'identité dite objective (non pas l'histoire que je me raconte, mais tout ce qu'empiriquement "on" peut dire de moi (dans mon cas par exemple: que je suis une femme, que j'écris en français sur le forum de Spinozaetnous.org, et ainsi de suite, bref il s'agit de "faits" empiriquement observables ou vérifiables)).

Le problème éventuel avec l'usage d'un pseudo, c'est que celui qui l'utilise abandonne temporairement son identité objective, au sens où il n'est plus quelqu'un dont on peut objectivement vérifier l'identité. Du coup, la dialectique n'est plus possible non plus, ce qui fait que celui qui écrit sur internet ne peut le faire qu'en brisant son identité personnelle ou narrative (il ne garde que l'identité subjective, si l'on veut). La question posée par Phiphilo me semble donc être: dans quelle mesure est-il nécessaire de se servir activement de son identité objective, ou d'agir sur base d'une identité narrative personnelle (toujours en évolution, bien sûr), pour pouvoir vraiment penser philosophiquement? La réponse de Phiphilo: cela est fondamental, car la pensée philosophique a vitalement besoin d'identités personnelles, et cela notamment parce que cette pensée se veut objective, donc veut transcender les identités purement subjectives (ici se trouve le lien avec l'hégélianisme).

Bardamu a écrit :D'ailleurs, je ne sais pas si ça se voit mais je ne suis pas un être humain, je suis de la série HAL_9000 avec Service Pack Web apte à simuler la pensée sur Internet .


:lol:

si je t'ai bien compris, il s'agit d'une objection déjà faite par notamment Hokousai: Phiphilo trouverait qu'on ne sait pas penser sans une certaine "désincarnation" ou dé-subjectivisation. Dans son deuxième message ci-dessus il a à mes yeux réfuté cette objection. Sa référence à Hegel permet précisément de dire qu'une pensée "désincarnée" n'existe pas. La pensée n'atteint pas son objectivité en se défaisant de tout ce qui est subjectif, elle ne peut devenir objective que "dans" un corps subjectif, car c'est précisément la dialectique qui permet à la vérité d'être une synthèse des deux, et de ne pas pouvoir exister (ou de n'exister seulement "en germe") sans cette synthèse.
L.
Modifié en dernier par Louisa le 02 avr. 2009, 02:39, modifié 1 fois.

Avatar du membre
Louisa
participe avec force d'âme et générosité
participe avec force d'âme et générosité
Messages : 1725
Enregistré le : 09 mai 2005, 00:00

Messagepar Louisa » 02 avr. 2009, 02:37

Hokousai a écrit :Est-ce que je me forge, à peu de frais, un Moi imaginaire par media techniques interposés, à commencer par l'Internet. Est-ce que vous avez ce sentiment là , vous même ..?
Si vous répondez par la négative ..alors inutile de discuter plus les propos de philphilo .


non, je n'ai absolument pas le sentiment de me forger un Moi imaginaire en écrivant sur ce forum, au contraire même.

Mais, encore une fois, il me semble que ce n'est pas cela l'essentiel de l'argument de Phiphilo. Se forger un Moi imaginaire n'est possible que lorsqu'on dissocie l'identité subjective ("mêmeté") de l'identité objective ("ipséité"), et l'usage du pseudo rendrait selon lui l'identité objective et donc la synthèse entre mêmeté et ipséité impossible, alors que cette synthèse serait la condition de possibilité de toute pensée philosophique.

Autrement dit: ce n'est pas parce qu'on abandonne l'identité objective que d'office on va déjà construire une identité subjective qui est fausse (même si cela peut encourager de telles constructions). Le problème principal (si je l'ai bien compris), c'est qu'on n'a plus de possibilité d'identité narrative c'est-à-dire de synthèse entre les deux, et que sans dialectique permanente entre la mêmeté et l'ipséité, on n'a pas accès à des vérités qui transcendent le niveau purement subjectif, et partant à des vérités proprement philosophiques.
L.

Avatar du membre
hokousai
participe avec force d'âme et générosité
participe avec force d'âme et générosité
Messages : 4105
Enregistré le : 04 nov. 2003, 00:00
Localisation : Hauts de Seine sud

Messagepar hokousai » 02 avr. 2009, 17:05

à Louisa

je me demande si Ricoeur n'a pas été victime du syndrome de la traçabilité sociale que mon nom m'impose.

Voila un homme qui s'il n'a pas pu changer d'identité patronymique , s'est vu plus ou moins contraint à l'exil . Se forger comme une virginité gommant son nom c'est ce qu'il chercha peut- être en partant aux USA .

On connait la suites d' évènement ( ?) plutot traumatisants pour cet homme sensible, d'une intelligence rare et au demeurant fort sympathique.

""""" En 1964 il rejoint le département de philosophie de l'Université de Nanterre. Il est élu Doyen de la faculté des Lettres en 1969.Il est alors régulièrement pris à parti et insulté par des agitateurs jusqu'à ce que l'un d'eux le coiffe d'une poubelle.""""""""en référence à la phrase célèbre sur "les poubelles de l'Histoire".

(comportement parfaitement indigne )

................................................................................................


je cite de lui ce court extrait assez signifinant dans le cadre prescrit par Philophilo

« La fonction de transfiguration du réel que nous reconnaissons à la fiction poétique implique que nous cessions d'identifier réalité et réalité empirique ou, en d'autres termes, que nous cessions d'identifier expérience et expérience empirique. Le langage poétique tire son prestige de sa capacité à exprimer des aspects de ce que Husserl appelait Lebenswelt et Heidegger In-der-Welt-sein. De la sorte il exige que nous critiquions notre concept conventionnel de la vérité, c'est-à-dire que nous cessions de le limiter à la cohérence logique et à la vérification empirique, de façon à prendre en compte la prétention de vérité liée à l'action transfigurante de la fiction. »

Avatar du membre
bardamu
participe à l'administration du forum.
participe à l'administration du forum.
Messages : 1024
Enregistré le : 22 sept. 2002, 00:00

Messagepar bardamu » 03 avr. 2009, 00:41

Louisa a écrit :Sa structure: si x alors y.
- x = on souhaite réfuter la thèse proposée par Phiphilo
- y = il faut montrer que lorsque z, alors t, où:
- z = on accepte ses hypothèses de base, donc on accepte de se situer un instant dans une perspective hégeliano-ricoerdienne
- t = il est parfaitement possible de penser philosophiquement sur internet.

Bonjour Louisa,
je crois que c'est à peu près ce que j'avais compris.
Pour l'instant, je me suis occupé de Ricoeur, mais je crois qu'il faudrait que PhiPhilo nous (en tout cas à moi) en dise plus sur sa conception pour que je comprenne ce qu'on peut faire ou pas avec le concept d'"identité narrative".

Néanmoins, son raisonnement me semble assez clair, mais je t'engage à en donner une autre version si tu le vois autrement.

Donc, selon moi, le raisonnement est :
- vraiment penser signifie avoir une pensée engageant son "être"
- cet être serait défini par l'"identité narrative"
Donc pas de vraie pensée sans qu'elle ne soit l'expression de l'identité narrative.
Cette expression serait dépendante du dispositif de communication : l'écrit et encore plus l'écrit sous un pseudonyme détacherait de son identité celui qui parle, il se mettrait à distance, ne donnerait qu'un discours neutralisé voire un discours d'acteur.
Je résumerais en :
échange en face à face => engagement => expression de l'identité narrative => pensée authentique.

Et pour internet :
échange écrit et anonyme => désengagement => comédie => pensée "mensongère"

Pour autant que ce soit bien celle de PhiPhilo, la déduction me semble simple.
Pour moi, il s'agit alors de s'interroger sur chaque élément du raisonnement et leur enchaînement.
1- Faut-il un face à face pour qu'il y ait engagement ?
2- L'engagement conduit-il à l'expression de son identité narrative ?
3- L'expression de l'identité narrative est-elle une pensée authentique ?

Je contesterais les points 1 et 2 qui sont possibles mais non nécessaires.
Il peut y avoir engagement sans face à face, il peut y avoir engagement mais expression d'un rôle dès lors que c'est le social, le dispositif, qui commande celui qui ne s'en est pas libéré.
Pour le point 3, je l'admets, bien que pensée authentique ne signifie pas pour autant pensée intéressante. L'expression d'un supporter de foot dont toute la vie et l'histoire tourne autour de sa passion, risque d'être philosophiquement limitée sur le sujet de Spinoza. Mais bon, Pascal Boniface réussit à intellectualiser le foot...

Ceci étant, le problème que je posais était plutôt celui de la possibilité de connaissance de l'identité narrative de l'autre et donc de la possibilité de juger si elle s'exprime ou non. La connaissance de l'autre et de soi demande du temps, elle est rarement assurée, et donc juger de la qualité d'engagement d'un interlocuteur me semble demander une intelligence de l'humain et de sa communication qui s'applique aussi bien dans une lecture (cf la méthode de Nietzsche ou le travail de Derrida), que dans le face à face ou la communication sur un forum.

Pour la compréhension de l'identité narrative, je ne crois pas être trop loin du compte avec "je suis l'histoire que je me raconte".
PhiPhilo disait : "la mêmeté, l'ipséité et l'identité narrative. La mêmeté, c'est l'identité objective, le fait que ce soit aujourd'hui le même arbre qu'hier qui soit devant mon immeuble. L'ipséité, c'est l'identité subjective, le fait que je me sente être la même personne aussi loin que remontent mes souvenirs. Et l'identité narrative, c'est la synthèse des deux premières."

Le terme "narrative" et "mes souvenirs" m'ont fait penser à "histoire". Le titre de l'ouvrage "Soi-même comme un Autre" m'a fait penser à quelqu'un ayant un regard sur soi comme sur un autre et construisant son identité par une "auto-fiction" (c'est à la mode...).

Dans cet article, l'auteur dit : "je suis ce que je me raconte".
Il y a peut-être une nuance, "histoire" orientant vers le passé (souvenirs) alors que ce qu'on se raconte peut aussi impliquer un projet, un futur.
Ce serait confirmé par ce texte de Ricoeur où il dit :
Ricoeur a écrit :La dernière objection repose sur une méprise qu'il n'est pas toujours facile de déjouer. On croit volontiers que le récit littéraire, parce qu'il est rétrospectif, ne peut instruire qu'une méditation sur la partie passée de notre vie. Or le récit littéraire n'est rétrospectif qu'en un sens bien précis : c'est seulement aux yeux du narrateur que les faits racontés paraissent s'être déroulés autrefois. Le passé de narration n'est que le quasi-passé de la voix narrative'. Or, parmi les faits racontés à un temps du passé, prennent place des projets, des attentes, des anticipations, par quoi les protagonistes du récit sont orientés vers leur avenir mortel : en témoignent les dernières pages puissamment prospectives de la Recherche, déjà évoquée plus haut au titre de la clôture ouverte du récit de fiction. Autrement dit, le récit raconte aussi le souci. En un sens, il ne raconte que le souci. C'est pourquoi il n'y a pas d'absurdité à parler de l'unité narrative d'une vie, sous le signe de récits qui enseignent à articuler narrativement rétrospection et prospection.
Il résulte de cette discussion que récits littéraires et histoires de vie, loin de s'exclure, se complètent, en dépit ou à la faveur de leur contraste. Cette dialectique nous rappelle que le récit fait partie de la vie avant de s'exiler de la vie dans l'écriture ; il fait retour à la vie selon les voies multiples de l'appropriation et au prix des tensions inexpugnables que l'on vient de dire


Je retiens aussi cette phrase qui semble assez marquer le côté "littéraire" voire théâtral de son concept :"En faisant le récit d'une vie dont je ne suis pas l'auteur quant à l'existence, je m'en fais le coauteur quant au sens. Bien plus, ce n'est ni un hasard ni un abus si, en sens inverse, maints philosophes stoïciens ont interprété la vie elle-même, la vie vécue, comme la tenue d'un rôle dans une pièce que nous n'avons pas écrite et dont l'auteur, par conséquent, recule au-delà du rôle."

Avatar du membre
Louisa
participe avec force d'âme et générosité
participe avec force d'âme et générosité
Messages : 1725
Enregistré le : 09 mai 2005, 00:00

Messagepar Louisa » 04 avr. 2009, 03:08

Bardamu a écrit :Néanmoins, son raisonnement me semble assez clair, mais je t'engage à en donner une autre version si tu le vois autrement.

Donc, selon moi, le raisonnement est :
- vraiment penser signifie avoir une pensée engageant son "être"
- cet être serait défini par l'"identité narrative"
Donc pas de vraie pensée sans qu'elle ne soit l'expression de l'identité narrative.
Cette expression serait dépendante du dispositif de communication : l'écrit et encore plus l'écrit sous un pseudonyme détacherait de son identité celui qui parle, il se mettrait à distance, ne donnerait qu'un discours neutralisé voire un discours d'acteur.
Je résumerais en :
échange en face à face => engagement => expression de l'identité narrative => pensée authentique.

Et pour internet :
échange écrit et anonyme => désengagement => comédie => pensée "mensongère"

Pour autant que ce soit bien celle de PhiPhilo, la déduction me semble simple.
Pour moi, il s'agit alors de s'interroger sur chaque élément du raisonnement et leur enchaînement.
1- Faut-il un face à face pour qu'il y ait engagement ?
2- L'engagement conduit-il à l'expression de son identité narrative ?
3- L'expression de l'identité narrative est-elle une pensée authentique ?


Bonjour Bardamu,
en effet, pour l'instant je comprends l'idée proposée par Phiphilo légèrement différemment (mais la réponse détaillée que j'espère pouvoir écrire bientôt permettra de vérifier la pertinence de cette compréhension). Tentative de formuler l'éventuelle différence.

A mes yeux tu ajoutes certains concepts que l'on ne trouve pas chez Phiphilo (ni, pour autant que je sache, tels quels chez Ricoeur; à vérifier), tandis qu'il y en a un qui manque et qui me semble précisément être crucial.

Concepts ajoutés: "engagement", "être", "expression".
Concept qui manque: "identité objective" ou "mêmeté" (idem).

Avant d'essayer de préciser, disons déjà qu'en tant que tel, encore une fois, ta façon de voir les choses me semble être assez proche de la mienne, donc pour moi le problème n'est pas là. C'est juste que je continue à avoir l'impression que Phiphilo nous parle d'autre chose.

Pourquoi est-ce si important de formuler l'idée proposée par Phiphilo en termes d'identité objectivé? Parce que cette identité objective est ce qui garantit quelque part aussi une objectivité ou une prétention/tendance à l'objectivité et donc à la vérité objective des idées ou des remarques écrites par quelqu'un sur un forum électronique.

Si je te comprends bien, tu sembles avant tout poser le problème de la "sincérité": comment savoir si ce que quelqu'un écrit est "vraiment" ce qu'il pense? Phiphilo signale en effet qu'à cause de l'anonymat cela devient quasiment impossible (ce qui ouvre la porte à des "mensonges"), mais cela n'est qu'un des désavantages de l'anonymat, et c'est plutôt une conséquence d'un désavantage plus profond: le fait même de perdre son identité objective.

Je dirais donc: penser <=> prétendre à la vérité objective des idées qu'on propose <=> assumer ce qu'on dit publiquement en tant que partie intégrante de son identité objective.

Autrement dit: la thèse de Phiphilo me semble être que l'on ne peut pas parler d'un "penser" s'il n'y a pas prétention à la vérité, que toute vérité est "objective", et qu'on ne peut réellement aspirer à cette objectivité que s'il y a un véritable "devenir-objectif" de sa propre identité. Ce "devenir-objectif" signifie permettre au "monde" et à soi-même d'intégrer les idées qu'on défend dans notre identité objective et ainsi dans notre identité narrative.

Il ne faut pas forcément un échange en face à face pour pouvoir obtenir cela. Si tout le monde sur internet dévoilait systématiquement son identité objective, on l'aurait aussi.

Puis le fait de perdre son identité objective ne signifie pas nécessairement qu'il y a désengagement (même si cela devient beaucoup plus facile), car on peut toujours "investir" son identité subjective (ipséité).

Enfin, je ne crois pas non plus qu'il s'agisse d'une "expression" de l'identité narrative qui serait mise en cause, ce qui est entravé c'est bien plutôt la "construction" de cette identité narrative, construction qui serait une condition sine qua non de la pensée (d'où aussi le malentendu éventuel lorqu'on parle de l'"être"; l'identité narrative n'est pas un "être" toujours déjà là, c'est plutôt un devenir permanent; Ricoeur a voulu parler d'identité narrative précisément pour introduire dans la notion d'identité personnelle le facteur du temps, et donc de l'évolution).

Bardamu a écrit :Ceci étant, le problème que je posais était plutôt celui de la possibilité de connaissance de l'identité narrative de l'autre et donc de la possibilité de juger si elle s'exprime ou non.


en effet, et ce problème me semble être tout à fait intéressant. Seulement, encore une fois (et n'hésite pas à me corriger si tu crois que je me trompe), à mes yeux il s'agit d'un tout autre problème que celui posé par Phiphilo (je dirais donc que ce serait intéressant de créer un nouveau sujet pour pouvoir en discuter).

A mon avis (à vérifier), dans une perspective ricoeurdienne on ne peut jamais vraiment connaître l'identité narrative de l'autre, puisqu'il s'agit d'une synthèse entre l'identité objective (celle qu'on peut connaître) et l'identité subjective (la façon dont la personne se perçoit elle-même, et qui en gros n'est accessible à elle-même). Ce n'est donc pas le manque éventuel de connaissance de l'identité narrative de l'autre qui empêche la pensée, c'est le manque d'"activation" de sa propre identité objective qui incite à négliger tout "penser par soi-même".

Je dois dire que de prime abord, cette thèse ne me semble pas être absurde donc mérite d'être réfléchie. Car il est clair que ces derniers temps, sur ce forum pas mal de messages ne sont que ce que j'ai appelé des "billets d'humeur". Est-ce qu'on se permettrait d'écrire ce genre de choses lorsqu'on parlait en son nom propre? Lorsqu'on sait que ses collègues/professeurs/... pourront le lire et l'intégrerons dans l'image qu'ils ont de nous? Je n'en suis pas certaine. Est-ce qu'on ne serait tout de même pas un peu plus "prudent" lorsqu'il fallait parler en son nom propre, est-ce qu'on ne vérifierait pas davantage avant de prétendre certaines choses? Je ne dis pas que je crois qu'il faut absolument répondre "oui" à ces questions, mais je crois qu'elles méritent tout de même d'être posées (surtout que personnellement je crois assez fort en l'intérêt de l'anonymat sur internet, notamment pour les raisons que tu as données toi-même il y a quelques jours).

Bardamu a écrit :La connaissance de l'autre et de soi demande du temps, elle est rarement assurée, et donc juger de la qualité d'engagement d'un interlocuteur me semble demander une intelligence de l'humain et de sa communication qui s'applique aussi bien dans une lecture (cf la méthode de Nietzsche ou le travail de Derrida), que dans le face à face ou la communication sur un forum.


oui, tout à fait d'accord.

Bardamu a écrit :Pour la compréhension de l'identité narrative, je ne crois pas être trop loin du compte avec "je suis l'histoire que je me raconte".
PhiPhilo disait : "la mêmeté, l'ipséité et l'identité narrative. La mêmeté, c'est l'identité objective, le fait que ce soit aujourd'hui le même arbre qu'hier qui soit devant mon immeuble. L'ipséité, c'est l'identité subjective, le fait que je me sente être la même personne aussi loin que remontent mes souvenirs. Et l'identité narrative, c'est la synthèse des deux premières."


à mon sens l'histoire que je me raconte risque de se limiter à l'identité subjective. On n'a une identité narrative que lorsque j'intègre dans l'histoire que je me raconte des éléments que les autres me racontent sur qui je suis, des éléments "objectifs". C'est pourquoi il s'agit bel et bien d'une synthèse. Or aussi longtemps que personne ne sait qui est réellement "Bardamu" ou "Louisa", rien n'oblige à faire cette synthèse, car objectivement parlant, il n'y a aucun lien entre ce qu'on écrit ici et qui on est dans la vie réelle, au sens où personne ne va accepter comme fait objectif nous appartenant les idées que l'on défend ici. La question est: est-ce que cette impossibilité risque de diminuer notre prétention à la vérité/objectivité ou non? De prime abord, je dirais non, puisqu'il me semble que je ne cherche pas davantage la vérité en écrivant sur ce forum qu'en discutant avec des amis ou collègues. Mais Phiphilo ne dit pas que cela est tout à fait impossible. Il dit que c'est "quasiment" impossible, ce qui laisse la place à quelques exceptions. A mon avis, cela permet de nous poser la question suivante: est-ce qu'une majorité d'interventions sur ce forum témoignent réellement d'une recherche active de la vérité, ou est-ce qu'on vient y faire autre chose (juste exprimer son point de vue, par exemple, c'est-à-dire juste exprimer son "identité subjective" - ou pire encore, est-ce qu'on ne fait qu'exprimer son identité subjective alors qu'on pense déjà être dans l'objectivité?)? C'est là que je crois que la question est peut-être pertinente ... .
L.

Avatar du membre
Louisa
participe avec force d'âme et générosité
participe avec force d'âme et générosité
Messages : 1725
Enregistré le : 09 mai 2005, 00:00

Messagepar Louisa » 04 avr. 2009, 03:11

Hokousai a écrit :je me demande si Ricoeur n'a pas été victime du syndrome de la traçabilité sociale que mon nom m'impose.

Voila un homme qui s'il n'a pas pu changer d'identité patronymique , s'est vu plus ou moins contraint à l'exil . Se forger comme une virginité gommant son nom c'est ce qu'il chercha peut- être en partant aux USA .

On connait la suites d' évènement ( ?) plutot traumatisants pour cet homme sensible, d'une intelligence rare et au demeurant fort sympathique.

""""" En 1964 il rejoint le département de philosophie de l'Université de Nanterre. Il est élu Doyen de la faculté des Lettres en 1969.Il est alors régulièrement pris à parti et insulté par des agitateurs jusqu'à ce que l'un d'eux le coiffe d'une poubelle.""""""""en référence à la phrase célèbre sur "les poubelles de l'Histoire".

(comportement parfaitement indigne )


on peut certes "psychologiser" le problème, voire passer à une sorte de "jugement moral" de la vie personnelle de Ricoeur. En tant que tel, cela ne me dérange pas, seulement, je ne vois pas en quoi cela pourrait donner une réponse "conceptuel" au problème conceptuel posé par Phiphilo.
Bien à vous,
L.

Avatar du membre
hokousai
participe avec force d'âme et générosité
participe avec force d'âme et générosité
Messages : 4105
Enregistré le : 04 nov. 2003, 00:00
Localisation : Hauts de Seine sud

Messagepar hokousai » 05 avr. 2009, 00:04

Je ne porte pas de jugement moral sur Ricoeur .

Je remarque qu'il y a eu rupture de l'identité (pure et simple )
A un moment donné ( aux yeux de Ricoeur ) le nom de Ricoeur n' a plus signifié ce qu'objectivement il signifiait avant l' évènement ? On a dit qu' il avait été particulièrement meurtri .

(ma remarque est anecdotique )

Je dois préciser que l'argumentation de phiphilo me laisse de marbre ou à peu près .
je me vois mal en mesure de parler intelligence de Ricoeur, ce n'est pas ma sphère de pensée .
ça c'est un vrai problème de communication )

Avatar du membre
Louisa
participe avec force d'âme et générosité
participe avec force d'âme et générosité
Messages : 1725
Enregistré le : 09 mai 2005, 00:00

Messagepar Louisa » 05 avr. 2009, 04:21

Phiphilo a écrit :
louisa a écrit :Vous basez votre développement sur une conception de la pensée inspirée de Hegel et de Ricoeur, là où moi-même je privilégerais plutôt celle de Spinoza, ce qui à mon sens devrait me permettre d'obtenir les arguments susceptibles de défendre la thèse inverse (telle que j'ai déjà commencé à l'esquisser dans le fil de discussion consacrée à la modération, où cette discussion a pris son origine)


Si l'on veut comprendre en quoi consiste la spécificité de l'échange verbal sur un forum de discussion philosophique, il faut se donner un outil conceptuel qui permette de conclure si la manière dont on "pense" sur ce forum est une manière "philosophique" de penser ou non.


certainement. Et comme vous le suggérez déjà ci-dessous: en fonction du concept de la pensée que l'on va privilégier, la réponse à la question de savoir si sur un forum électronique l'on peut penser philosophiquement ou non sera elle aussi différente. On pourrait par exemple opter pour la définition deleuzienne de la pensée philosophique: philosopher c'est créer des concepts. On sait que chez lui il n'y a pas de création de concept sans création de problème. Pour pouvoir créer un concept à deux, il faut donc également s'intéresser à la création d'un seul et même problème. A mon sens, la chance de rencontrer quelqu'un sur internet qui partage ce même intérêt est aussi petite que dans la vie "réelle". Du coup, il faut en conclure que la chance est petite de pouvoir penser philosophiquement sur internet (mais pas moins petite que lors de rencontres non virtuelles).

Ce que pour l'instant je me demande, c'est donc ceci: pourquoi choisir un concept "hégeliano-ricoeurdienne" de la pensée pour répondre à cette question? Pourquoi ce concept, plutôt qu'un autre? Quel est selon vous l'avantage de ce choix? Autrement dit, pourquoi choisir précisément cet outil-là?

Phiphilo a écrit :Or, vous conviendrez avec moi que les propositions spinoziennes selon lesquelles "cogitatio attributum Dei est, sive Deus res cogitans est"(Ethique, II, 1), "per ideam intelligo mentis conceptum quem mens format, propterea quod res est cogitans" (Ethique, II, def.3), et "homo cogitat"(Ethique, II, ax.2), ne nous sont pas d'une grande utilité. Sinon pour conclure trivialement que, dans la mesure où l'intellect humain participe de la Pensée comme attribut de la substance divine, et dans la mesure où l'homme, en tant qu'on le considère sous cet attribut, manifeste nécessairement des pensées singulières comme modes finis dudit attribut, tous les délires, tous les borborygmes, toutes les éructations, toutes les logomachies, tous les bavardages, etc. qui polluent ce site sont donc des pensées ! Auquel cas, comme vous le dites, vous possédez a priori l'argument indifférentiste imparable ("tout se vaut") pour défendre la thèse inverse de la mienne. Sauf que, dans ce cas, vous ne démontreriez rien, car vous procéderiez par pétition de principe.


oui, tout à fait d'accord. D'ailleurs, j'étais jusqu'à présent dans l'idée que chez Spinoza "penser" signifie en général "avoir une idée vraie" (ce qui irait à l'encontre de ce que vous venez d'écrire ici), mais voici que je viens de découvrir qu'il utilise très clairement la notion de la cogitatio aussi dans le sens d'une idée appartenant au premier genre de connaissance (voir notamment E2P18 scolie). Donc en effet, si l'on ne veut pas appeler "philosopher" tout et n'importe quoi, on ne peut pas identifier ce que Spinoza appelle "penser" à ce qu'on veut faire lorsqu'on fait un usage très particulier de la pensée, celui nécessaire pour obtenir une pensée proprement philosophique.

Si donc je préfère me baser sur le spinozisme pour répondre à la question "peut-on penser philosophiquement sur un forum électronique?", je ne peux pas identifier philosophie et pensée. Or, il me semble que vous-même faites quelque part la distinction entre les deux, non? Si oui: il faudrait donc développer le rapport entre philosophie et pensée au sens spinozien du terme pour pouvoir donner une répose proprement spinozienne à la question. A mes yeux, c'est ce que Bardamu a commencé d'entreprendre dans ses messages ci-dessus, mais puisque cela signifie explorer une autre voie de penser (une autre "méthode"), je la laisse pour l'instant de côté. Poursuivons plutôt avec ce que vous proposez vous-même.

Phiphilo a écrit :Par la suite, je n'ai pas d'objection à vous faire jusqu'au passage suivant :

Louisa a écrit :
1. Disons que je ne vois pas en quoi le fait de communiquer ses propos par l'écriture briserait d'office l'identité subjective du locuteur.


Je ne dis pas du tout que "le fait de communiquer ses propos par l'écriture briserait d'office l'identité subjective du locuteur" mais que c'est l'Internet, et non pas l'écriture en général, qui y incite sans toutefois "la briser d'office".


ok, merci de cette précision.

Phiphilo a écrit :L'Internet encourage la perte d'identité. Faisons appel à Pascal pour illustrer le problème :

Pascal a écrit :Nous ne nous contentons pas de la vie que nous avons en nous et en notre propre être : nous voulons vivre dans l'idée des autres d'une vie imaginaire, et nous nous efforçons pour cela de paraître. Nous travaillons incessamment à embellir et conserver notre être imaginaire et négligeons le véritable. [...] Grande marque du néant de notre propre être, de n'être pas satisfait de l'un sans l'autre, et d'échanger souvent l’un pour l'autre ! (Pascal, Pensées, B147)


Développons. Un certain nombre de vicissitudes sociétales qui ne datent pas d'hier (bien, que, manifestement, la bien-nommée "dépression" économique les exacerbe) rendent le lien social problématique. Plus précisément, elles tendent à produire ce que Hannah Arendt appelle de la loneliness (que Ricoeur traduit par "désolation"), et qui exprime le fait paradoxal que nous nous sentons seuls, abandonnés, désemparés au milieu de la foule de nos semblables. Quoi de plus naturel alors, nous dit Pascal de nous réfugier dans le "divertissement" qui a pour fonction de substituer à l'absence de lien social satisfaisant que le Moi réel ne peut pas ou ne peut plus établir un lien social fantasmé sur la base d'un Moi imaginaire et flatteur. Or, le grand problème que pose l'imagination, et là Spinoza nous est du plus grand secours, n'est pas, en soi, le recours à l'imagination (en l'occurrence d'un Moi idéal différent du Moi réel), mais plutôt le fait que nous adhérions pleinement à l'existence de ce que nous imaginons :

Citation:
Mentis imaginationes in se spectatas, nihil erroris continere, sive Mentem ex eo, quòd imaginatur, non errare ; sed tantùm, quatenus consideratur, carere ideâ, quae existentiam illarum rerum, quas sibi praesentes imaginatur, secludat.(Spinoza, Ethique, II, 17, schol.)

Bref, si Pascal ou Spinoza nous étaient contemporains, ils prendraient acte de ce que l'évolution de nos conditions matérielles d'existence poussent le plus grand nombre à se forger, à peu de frais, un Moi imaginaire par media techniques interposés, à commencer par l'Internet. Ils constateraient même, l'un et l'autre quoique en des termes un peu différents, qu'il y a nécessité à le faire. Toutefois, l'un et l'autre seraient catégoriques pour admettre que ce phénomène, pour nécessaire qu'il soit, constitue un obstacle insurmontable s'il s'agit d'accéder à la pensée vraie. Or, si la philosophie à quoi que ce soit à voir avec la pensée vraie, il faut alors en déduire que l'imagination d'un Moi idéal est, en particulier, catastrophique lorsqu'il s'agit de philosopher.


ok, disons déjà que cette thèse est incontestablement intéressante et originale. Pourtant, de prime abord il me semble que le statut octroyé à l'imagination par Pascal d'une part, et par Spinoza d'autre part, est radicalement différent, et cela malgré quelques convergences ponctuelles.

D'abord, je ne vois pas comment intégrer la notion d'un "Moi idéal" dans le spinozisme. Chez Spinoza, ou bien on a une idée vraie donc une connaissance vraie de soi-même, ou bien on est dans l'ignorance de tel ou tel aspect de soi-même. Nulle part il ne mentionne l'idée d'un "Moi idéal". Bien sûr, on pourrait se dire que Spinoza montre tout de même que "Mens, quantum potest, ea imaginari conatur, quae Corporis agendi potentiam augent, vel juvant" ("l'Esprit, autant qu'il peut, s'efforce d'imaginer ce qui augmente ou aide la puissance d'agir du Corps", E3P12), et en déduire que donc l'Esprit a une tendance "innée" à la construction d'un Moi idéal. Or ce n'est pas ce que Spinoza dit. Ce qu'il dit, c'est que ce que l'Esprit imagine augmente réellement la puissance d'agir du Corps. Il se peut que cette augmentation est peu durable, et c'est alors en cela que réside sa faiblesse. N'empêche que c'est bien d'une augmentation et donc d'une Joie qu'il s'agit, ne fût-ce une Joie passive (mais rien n'exclut la possibilité d'une Joie active, puisque justement, comme il le rappelera dans l'E5P7, même dans ce cas il faut que l'idée en question soit "présente à l'Esprit" c'est-à-dire "imaginée" ...). Ce qui montre déjà que chez Spinoza, contrairement à ce qui est le cas chez Pascal, on ne peut pas dire que l'imagination soit un "obstacle" à la vérité.

Vous répondez à cela, à raison, que ce n'est pas l'imagination en tant que telle qui est fausse, ni pour Spinoza ni pour Pascal, mais le fait qu'on adhère aux idées imaginées. Or il me semble que chez Pascal, on s'arrête là, ce qui permet de ranger néanmoins l'imagination parmi les "vices" de notre nature. Si le roi, selon lui, a une réelle puissance, ceux qui se trouvent plus bas dans la hiérarchie sociale ne l'ont pas vraiment, et tirent leur puissance uniquement de l'association imaginaire que produit chez les "sujets" l'ensemble de leurs ornements etc. Le chancelier, le juge, le médecin et ainsi de suite n'ont donc pour Pascal qu'une puissance tout à fait imaginaire et donc fausse (voir Pensées S59-L 25, L87).

Chez Spinoza en revanche, l'imagination est également constitutive de l'ordre social, mais c'est précisément pour cette raison même qu'elle est chez lui valorisée et appréciée, qu'on ne retombe pas dans le manichéîsme pascalien. Comme le dit Henri Laux, l'un des experts de l'imagination spinozienne, dans son article L'imagination chez Spinoza (repris dans Pascal et Spinoza. Pensées du contraste: de la géométrie du hasard à la nécessité de la liberté, dir. L. Bove, G. Bras, E. Méchoulan, collection "Caute!" des Editions Amsterdam, Paris 2007):

Henri Laux a écrit :Chez Pascal (...). Comme chez Spinoza l'imagination imprime un ordre dans les corps et les esprits. Pour le meilleur aussi chez Spinoza, puisqu'on peut travailler à imprimer dans la mémoire des principes de vie droite de manière à en être suffisamment affecté à toute occasion. Pour le pire davantage chez Pascal où l'impression est dite dans le même fragment : "ancienne", "fausse", "mauvaise"; elle abuse, elle usurpe, elle trompe. (...) L'association [des images, louisa] est constitutive d'une conduite sociale. (...) chez Pascal et Spinoza il y a bel et bien le projet de détruire des illusions. (...) Les causes de l'erreur doivent être identifiées, et le premier genre de connaissance est le lieu potentiel de l'erreur ou au moins d'un savoir partiel. Mais les modalités et les finalités de l'analyse ne sont pas les même. (...) [Pascal:]"L'homme n'est qu'un sujet plein d'erreur naturelle et ineffaçable sans la grâce." A travers la puissance de l'imagination, c'est l'impuissance de l'homme réduit à lui-même qu'il faut montrer; en l'obligeant à considérer la vanité de toutes choses, c'est sur sa misère qu'on le conduit à méditer pour le tourner vers la recherche de Dieu et de son salut. (...) La différence avec Spinoza est évidemment radicale sur ce point (...). L'imagination n'indique pas un vice de la nature mais une dimension de la puissance avec laquelle il faut compter en tout connaissance de cause; elle s'inscrit dans une ontologie de la puissance (...). Pascal et Spinoza se rencontrent dans l'expérience de la force de l'imagination, mais ne sont jamais aussi éloignés que sur ce point où ils paraissent se rencontrer.


à mon sens l'argumentation de M. Laux tient tout à fait la route. A l'instar de Filipo Mignini et plus récemment Lorenzo Vinciguerra, il met l'accent sur l'aspect foncièrement constructif et donc positif de l'imagination chez Spinoza. C'est ce qui fait qu'à mes yeux on ne peut pas passer sans problème d'une imagination spinozienne à une imagination de type pascalienne. Au contraire même, je crois que de nouveau, il y a moyen de construire un concept de la pensée philosophique proprement spinozien qui ne le rend pas impossible de philosopher sur un forum électronique. Or ce n'est pas la thèse que vous proposez, donc encore une fois, je ne vais pas me lancer dans un tel développement pour l'instant. Je voulais juste signaler que si ce que vous dites ci-dessus me semble effectivement être tout à fait concevable d'un point de vue pascalien, cela devient déjà beaucoup plus problématique d'un point de vue spinozien.

Or j'ai bien envie d'essayer de prolonger un instant votre approche pascalienne, ne fût-ce parce que je suis assez sensible à ce qui me semble être votre intuition "fondamentale", dans la thèse que vous défendez: que certaines personnes sur un forum comme celui-ci puissent se permettre d'écrire des choses totalement fausses, sans qu'elles ne doivent rendre des comptes à qui que ce soit, et cela notamment grâce à l'anonymat. Je crois qu'il y a là, dans cette idée, quelque chose à explorer/développer. Est-ce que faire un détour en passant par Pascal permet le mieux de saisir de quoi il s'agit? Je n'en suis pas certaine. Mais vous allez peut-être pouvoir me convaincre ... .

Phiphilo a écrit :L'écriture encourage la perte d'identité. Revenons à la mise en garde de Platon :

Platon a écrit :
Socrate - C’est que l’écriture, Phèdre, a, tout comme la peinture, un grave inconvénient. Les oeuvres picturales paraissent comme vivantes ; mais, si tu les interroges, elles gardent un vénérable silence. Il en est de même des discours écrits. Tu croirais certes qu’ils parlent comme des personnes sensées ; mais, si tu veux leur demander de t’expliquer ce qu’ils disent, ils te répondent toujours la même chose. Une fois écrit, tout discours roule de tous côtés ; il tombe aussi bien chez ceux qui le comprennent que chez ceux pour lesquels il est sans intérêt ; il ne sait point à qui il faut parler, ni avec qui il est bon de se taire. S’il se voit méprisé ou injustement injurié, il a toujours besoin du secours de son père, car il n’est pas par lui-même capable de se défendre ni de se secourir.
Phèdre - Tu dis encore ici les choses les plus justes.
Socrate - Courage donc, et occupons-nous d’une autre espèce de discours, frère germain de celui dont nous avons parlé ; voyons comment il naît, et de combien il surpasse en excellence et en efficacité le discours écrit. Phèdre - Quel est donc ce discours et comment racontes-tu qu’il naît?
Socrate - C’est le discours qui s’écrit avec la science dans l’âme de celui qui étudie ; capable de se défendre lui-même, il sait parler et se taire devant qui il convient.
Phèdre - Tu veux parler du discours de l’homme qui sait, de ce discours vivant et animé, dont le discours écrit, à justement parler, n’est que l’image ? (Platon, Phèdre, 275e-276b)


Que reproche Platon au discours écrit ? Premièrement, de donner, tout comme une peinture, l'illusion de la vie. La comparaison avec la peinture (en grec zôgraphia, littéralement, "représentation de la vie") n'est guère élogieuse : on sait en quelle piètre estime Platon la tenait. Je n'y reviens pas. Aussi craint-il, par analogie, que l'écriture (graphia) soit au discours (logos) ce que la peinture (zôgraphia) est à la vie (zôè), à savoir un ersatz, une sorte de rutabaga qui, certes, satisfasse les besoins d'une population indigente en période de disette, mais surtout, qui s'incruste, qui s'éternise dans la vie quotidienne au point d'apparaître pour ce qu'elle n'est pas, à savoir le nec plus ultra. D'où, deuxième reproche que Platon adresse à l'écriture : étant un discours mort et non pas un discours vivant, l'écriture ne peut pas se défendre. Se défendre contre quoi ? Contre la doxa, l'opinion, le sommeil de la raison. Car, comme Platon est le premier à le pressentir (23 siècles avant Hegel !), la vérité n'est jamais terminée, elle est toujours en devenir. C'est un processus infini. Donc, le plus grand ennemi de l'amour de la vérité hè philosophia, en grec), comme de tout amour d'ailleurs, c'est la routine, c'est l'assoupissement, c'est le sentiment d'en avoir fini avec la découverte de ce continent inexploré. A contrario,

Citation:
la dialectique est la seule méthode qui, rejetant les suppositions, s’élève jusqu’au principe même pour établir solidement ses conclusions. (Platon, République, VII, 533d)

On ne le répètera jamais assez : on ne peut faire de la philosophie que par et dans une dialectique permanente. C'est pourquoi, je préfère le terme de "dialectique", à connotation conflictuelle, à celui de "dialogue", trop consensuel, trop politically correct.


en effet, il vaut mieux parler de dialectique que de dialogue, mais peut-être précisément parce que la dialectique est bel et bien une "méthode de penser", alors que le dialogue ne réfère qu'au discours parlé. Et comme l'a entre-temps montré Monique Dixsaut (dans Le naturel philosophe. Essai sur les dialogues de Platon):

Dixsaut a écrit :
Le second malentendu consiste à interpréter la dernière partie du Phèdre à partir d'une différence empirique entre parole et écriture. Or, censé instruire "le procès de l'écriture" et procéder à son "exclusion" ou du moins à son "abaissement" au profit de la parole vive, Socrate commente par annuler cette différence. Parole et écriture relèvent d'un même art des discours. De ce point de vue - comment bien écrire et parler - l'opposition entre l'oral, le phonétique, et la trace écrite par la main, visible et non plus audible, n'a aucune pertinence, et un écrit (suggramma) "ce n'est rien d'autre qu'un discours composé par écrit" (logos suggegrammenos, 258a). La seule distinction valable est celle existant entre les discours de ceux qui se soucient de vérité et disposent du savoir de ce dont ils parlent, et de ceux qui, estimant ce savoir inutile ou impossible, ne se soucient que de vraisemblance et de persuasion. Loin donc de mettre en place une distinction entre écrire et parler aboutissant à valoriser une activité au détriment de l'autre, Socrate d'emblée la récuse, et cela pour deux raisons. (...) L'usage dialectique ou non dialectique du logos est le principe d'une division véritable (...). Seul peut être blamable un certain usage du logos (...).


On pourrait donc se dire que ce n'est pas nécessairement l'écriture en tant que telle qui entrave la pensée, c'est plutôt l'usage qu'on en fait.

Dixsaut a écrit :Mais le propre de l'écrit est que le déroulement du logos y est régulier, rapide, et semble appeler une lecture continue et brève, délimitée dans le temps; la temporalité propre à la pensée disparaît, et n'est restaurée que si celui qui lit prend le temps de la réflexion.


C'est pourquoi il me semble que vous touchez éventuellement à quelque chose de très important: le fait que, comme le dit Dixsaut, "l'écriture induit une illusion d'immortalité en faisant croire qu'est immortel le passé indéfiniment conservé, alors que l'immortalité véritable est engendrement et création d'avenir". Cette création d'avenir, propre au philosophe, n'est possible que lorsqu'on "accepte de se placer dans l'hypothèse d'une réfutation possible (laquelle peut s'opérer, et s'opère d'ailleurs constamment dans les Dialogues, "par écrit")".

C'est là que j'ai l'impression que se trouve le véritable problème: ni l'écrit, ni un forum de discussion, ni même une discussion "réelle" (un dialogue non virtuel) ne peut obliger à fonctionner sur base de l'hypothèse proprement philosophique, qui est de présumer de manière inconditionnée la réfutation possible de tout ce qu'on pense (et donc dit ou écrit). Or cette hypothèse est au fondement même de la dialectique, au sens platonicien du terme, et donc la conditio sine qua non de tout philosopher.

Ce que Spinoza a à dire à ce sujet n'est pas entièrement différent: pour lui le langage en tant que tel, qu'il soit écrit ou parlé, fait entièrement partie de l'imagination. Ce qu'un tel va associer à tel ou tel mot sera d'office différent de ce qu'un autre y associe. Réussir à comprendre l'idée communiquée par telle ou telle parole ou tel ou tel mot écrit, demande une attitude tout à fait particulière de l'auditeur ou du lecteur, attitude qu'aucun discours, écrit ou dit, ne peut imposer. C'est cela le problème dénoncé dans le Phèdre, et c'est donc cela aussi le problème que rencontre tout forum qui se veut philosophique, qu'il soit électronique/virtuel ou non, il me semble. Mais vous ne serez peut-être pas d'accord avec l'interprétation de Dixsaut?

Phiphilo a écrit :Voilà pourquoi je confirme ce que j'écrivais supra

PhiPhilo a écrit :
C'est la raison pour laquelle les philosophes de l'antiquité grecque (Platon, mais surtout Socrate) se méfiaient beaucoup de la philosophie écrite qui, selon eux, avaient le tort de mutiler le discours en ce que, d'une part, elle le soustrait au dialogue, au mouvement dialectique d'universalisation donc de purification du logos, et d'autre part en ce qu'elle se désincarne, défaisant la synthèse du subjectif et de l'objectif en ne laissant subsister que celui-ci au détriment de celle-là. Bref, les Grecs ont été les premiers à poser comme une règle intangible l'exigence dialogique de la pensée philosophique et ils ont été les premiers à pressentir le danger qu'il y aurait (qu'il y aura) à dissocier la pensée du Moi qui pense.


je crois donc que des commentateurs contemporains de Platon tel que Monique Dixsaut permettent d'aller au-delà de cette dénonciation de l'écriture, pour s'attaquer à une forme de discours particulière, qu'elle soit écrite ou parlée, et qui est celle dépourvue de toute dialectique, c'est-à-dire dépourvue de toute prise en compte de la possibilité de pouvoir être réfuté. C'est que le dogmatisme commence, et partant c'est là que tout "philosopher" s'arrête.

Le reste, l'opposition du subjectif et de l'objectif et la synthèse entre les deux, me semble être fort intéressant, mais plus hégelien que platonicien.

Phiphilo a écrit :Bien entendu, Platon a eu tort, objectivement, de placer ses craintes dans l'écriture. Car ce n'est pas l'écriture qui a tué la philosophie. Bien au contraire. C'est l'écriture qui a permis, d'une part, aux philosophes et aux savants de correspondre entre eux.


disons qu'à mon sens Dixsaut a raison lorqu'elle montre que ces commentateurs de Platon qui ont cru qu'il dénonce l'écriture en tant que telle ont eu tort.

Phiphilo a écrit : Et ce n'est pas sans raison que les chercheurs en philosophie s'intéressent, au premier chef, à la correspondance des auteurs. Il est probable que Spinoza n'aurait pas eu l'occasion de pousser aussi loin sa réflexion sur sa distinction conceptuelle fondamentale entre une morale et une éthique s'il n'avait eu, entre le 12 décembre 1664 et le 27 mars 1665, le violent échange épistolaire que l'on sait avec celui à qui il donne du "Très savant Guillaume de Blyenbergh".


oui absolument, car une véritable correspondance n'est rien d'autre qu'un processus dialectique opéré "à deux", au lieu de devoir se contenter d'un "dialogue de l'âme à soi-même". Or, encore une fois, à mon sens ce dialogue est tout à fait possible même sur internet. Tout dépend de l'attitude de ceux qui discutent. Celle-ci est-elle orientée vers la dialectique (et donc se base-t-elle sur l'hypothèse qu'on peut toujours être réfuté)? Alors un penser véritablement philosophique, au sens platonicien du terme, est possible. Sinon pas.

Phiphilo a écrit : Bref, comme vous le soulignez,

Louisa a écrit :tout grand philosophe nous communique sa pensée par l'écriture. Si cela briserait d'office l'identité narrative, et si cette identité est une conditio sine qua non de la pensée, il faudrait en conclure que tous ces grands philosophes ne pensent pas, ce qui serait absurde.


Le problème, c'est que vous ne vous demandez pas ce que signifie "nous communiquer sa pensée par l'écriture". On ne "communique" pas une pensée comme on communique un bulletin météorologique. En philosophie, communiquer, c'est transmettre, non un contenu, mais une méthode, une série d'exigences. Communiquer la pensée de Spinoza, par exemple, n'est-ce pas faire assumer, à travers les ouvrages de Spinoza, la démarche intellectuelle de Spinoza lui-même en relation avec le contexte socio-historico-intellectuel de son temps ? N'est-ce pas lire le texte original de l'auteur, lire les interlocuteurs de l'auteur, lire les commentateurs de l'auteur, non pas pour que nous nous prosternions religieusement (la religion, ce n'est pas Spinoza qui nous démentira, n'ayant pas grand chose à voir avec la recherche de la vérité) devant un texte sacré, c'est-à-dire, étymologiquement, "détaché, séparé, inaccessible", bref, un texte mort, mais au contraire pour que nous l'enrichissions de notre propre critique, c'est-à-dire, toujours selon l'étymologie, de notre propre "jugement".


oui, tout à fait d'accord.

Mais si l'on tient compte des écrits de par exemple Monique Dixsaut, à mon sens il faut dire que déjà Platon nous prévenait du fait qu'un texte écrit en tant que tel (et même un discours parlé) ne peut pas inciter au "jugement", il n'a pas cette puissance-là. Il faut déjà une certaine méthode de lecture/écoute, appelée "dialectique", pour pouvoir "penser avec" un texte ou un discours. Et cela implique bien évidemment que l'on s'intéresse au contexte historique et autre, qu'on dévore les commentateurs etc., pour pouvoir toujours davantage peaufiner son propre jugement. Sans cela, on risque tout simplement de lire Spinoza en réduisant le texte à un "discours mort". Et encore une fois, je suis d'accord avec vous pour dire que visiblement, on peut rencontrer de tels types de lectures sur un forum comme celui-ci. Seulement, je ne vois pas encore très bien en quoi ce serait lié au medium. A mon sens, c'est lié à l'attitude du lecteur: ou bien il a été initié à la dialectique, ou bien non.

Phiphilo a écrit :Finalement, contrairement aux craintes de Platon, l'écriture, non seulement n'empêche pas, mais favorise même, l'exercice de la pensée philosophique :

Descartes a écrit :
La lecture de tous les bons livres est comme une conversation avec les plus honnêtes gens des siècles passés, qui en ont été les auteurs, et même une conversation étudiée en laquelle ils ne nous découvrent que les meilleures de leurs pensées. (Descartes, Discours de la Méthode, i, 7)


Comme j'essaie de l'enseigner à mes élèves et étudiants, disserter n'est rien si ce n'est dialoguer (au sens dialectique restreint) avec les philosophes.


tout à fait d'accord.

Phiphilo a écrit :Mais alors, si comprendre un auteur, si auctorem intelligere, c'est assumer une pensée vivante, encore faut-il pouvoir la faire sienne, c'est-à-dire l'intégrer à sa propre identité pour la faire vivre. Et c'est là que j'ai recours à ce que Ricoeur nomme "l'identité narrative". L'identité narrative, dit-il dans la sixième étude de Soi-même comme un Autre, c'est la synthèse dialectique, donc conflictuelle, de l'identité-idem ou identité objective et de l'identité-ipse ou identité subjective. Conflictuelle parce que ce que je suis pour autrui ne correspond pas nécessairement à ce que je me sens être pour moi-même (tout le monde sait, par exemple, que les anorexiques se perçoivent subjectivement comme gros et gras alors qu'ils sont perçus objectivement comme minces et maigres). D'où le problème de l'identité narrative : lorsque je dis "Je", je suis obligé de faire la synthèse entre mon idem-tité et mon ipse-ité. Or, comment réaliser cette synthèse lorsque ces deux composantes de mon identité sont inconciliables (e.g. l'anorexique objectivement mince et subjectivement gros ne se "racontera" pas comme étant de corpulence moyenne) ? C'est impossible et on est confronté à ce que les psychanalystes appellent die Ichspaltung, littéralement "la décomposition du Moi", laquelle peut dégénérer en psychose schizophrénique. Quelle conséquence cela a-t-il sur le fait de penser philosophiquement sur un forum Internet ? Eh bien je soutiens que celui qui se sent subjectivement spécialiste de Spinoza alors que, par exemple, il n'a jamais lu l'Ethique en latin, ou qu'il ne connaît pas les grandes thèses du cartésianisme desquelles Spinoza n'a de cesse de se démarquer, ou qu'il ne connaît pas le contexte politico-religieux de la Hollande de la fin du XVII°, celui-là, n'est pas perçu objectivement comme un spécialiste de Spinoza, et, par conséquent, n'a pas d'identité narrative cohérente lorsqu'il se prétend tel.


oui, là-dessus nous sommes d'accord. Mais pour moi, ce qui explique ce problème, ce qui en est la "cause", c'est l'absence d'une lecture et donc d'une pensée proprement dialectique, c'est l'absence de l'hypothèse d'une réfutation toujours possible. Autrement dit, la cause me semble être plus "pragmatique" que "psychologique": plutôt qu'une Ichspaltung, je parlerais d'un manque d'apprentissage de la méthode proprement dialectique, bref d'un manque de formation proprement philosophique.

Phiphilo a écrit :Et avec celui-là, on pourra discuter de tas de choses, mais certainement pas de la philosophie de Spinoza, puisque toute objection à l'une quelconque de ses affirmations au sujet de la philosophie de Spinoza entrera en opposition indépassable avec l'idée qu'il se fait de lui-même-comme-spécialiste-de-Spinoza. Cet individu se sentira injustement persécuté par les arguments ad hominem selon lesquels sa maîtrise de Spinoza est sujette à caution (précisons au passage que l'argument ad hominem consiste à mettre en doute la justesse de l'affirmation de l'interlocuteur en prenant argument de son identité objective, comme lorsque Spinoza traite Blyenbergh de "théologien" dans la Lettre XXI, et non pas à l'insulter !) et il réagira de telle façon qu'il ne sera plus question de la pensée de Spinoza mais de l'individu en question. Je n'ai pas besoin de montrer les dégâts que cela occasionne : il suffit pour cela de cliquer au hasard sur n'importe quel fil de discussion de ce forum, pour avoir une probabibilité significative de tomber sur un argument ab homine, si vous me permettez cette assonance tout à la fois avec ad hominem et avec "abominable" ! C'est-à-dire un argument dont la fonction est de tenter de donner à celui qui dit "Je" une identité narrative qu'il n'a pas par des contorsions diverses et variées qui n'ont que peu de rapport avec le sujet traité et qui, en tout état de cause, ne font progresser la pensée philosophique de personne.


ok, je crois qu'on peut être d'accord là-dessus. Je dirais juste que pour moi dire cela c'est peut-être désigner la "cause prochaine", mais pas encore la cause ultime, qui me semble résider, comme déjà dit, dans un simple manque de formation proprement philosophique. On pense, mais on ne pense pas encore de manière philosophique.

Phiphilo a écrit : Voilà pourquoi vous faites fausse route lorsque vous dites :

Louisa a écrit :ou bien un forum de discussion n'a que des propos désincarnés, et alors on ne devrait avoir aucun propos réellement ad hominem, ou bien les propos n'y sont pas désincarnés, et alors on peut se sentir personnellement attaqué ou insulté, mais dans ce cas il faut reconnaître qu'il y a bel et bien des propos incarnés et donc de la pensée.


Les propos insultants, délirants, schizomorphes sont désincarnés non pas dans le sens, trivial, qu'ils ne seraient prononcés par personne, mais dans le sens où ils ne contribuent pas à faire vivre une pensée philosophique en n'étant pas incarnés dans une identité narrative cohérente.


ok, à partir de ce moment-là nous sommes d'accord.

Phiphilo a écrit :Et je prétends en effet que, contrairement à l'écriture physique, l'écriture sur l'Internet encourage cette Ichspaltung inconciliable avec le fait d'assumer une pensée philosophique. La raison en est fort simple : à moins de vous répandre en propos antisémites ou de promouvoir la pédophilie, l'irresponsabilité de tout intervenant sur un forum Internet est a peu près assurée. Or, comme le fait remarquer Paul Ricoeur qui reprend là une idée chère à Hannah Arendt, on ne peut pas avoir d'identité narrative sans être responsable de ses propos devant le monde commun, c'est-à-dire sans risquer de se faire sanctionner, fût-ce de manière extrêmement symbolique (par exemple par le blâme de ses pairs), pour la teneur de ses propos. Or, sur Internet, il n'y a pas de monde commun, il n'y a que du monde virtuel, donc pas de sanction, jamais de condamnation. Et quand même y en aurait-il (ce qui, comme je l'ai dit, ne serait pas commercialement très pertinent, remarque qui ne vise pas Spinozaetnous, mais les sites à visée commerciale qui sont, de facto majoritaires), il existerait toujours une échappatoire pour le Moi décomposé : le blâme viserait non pas l'être réel, mais l'être fictif désigné par le pseudo. Sur ce point, je réaffirme avec force :

PhiPhilo a écrit :
Chacun est invité à prendre un "pseudo". Or faut-il rappeler, premièrement que ho pseudos, en grec, signifie, "le mensonge", et deuxièmement que le nom est une marque objective qui, dans toutes les civilisations, est attribuée à l'individu par la société pour qu'elle puisse le reconnaître. Il suit que le fait de choisir un pseudonyme, un "faux-nom", manifeste l'intention de rompre avec ce que Ricoeur appelle la mêmeté, c'est-à-dire la traçabilité sociale que mon nom m'imposait. En choisissant un pseudo, je ne suis, objectivement, plus le même : je me donne une contenance, des connotations, voire une apparence (via mon avatar) que je n'ai pas forcément dans la réalité.


Le Moi décomposé est, sur l'Internet, une tentation. Et comme we can resist anything, but temptation, comme le disait Oscar Wilde, la probabilité pour que l'on ait un véritable et durable échange philosophique entre contributeurs qui assument leur identité narrative sur l'Internet tend asymptotiquement vers zéro. Bref, on ne peut penser philosophiquement sur l'Internet. Quod erat demonstrandum


je crois que si je partage votre "diagnose", l'explication causale que vous en donnez me semble éventuellement être sujette aux mêmes objections que celles que Dixsaut formule par rapport aux anciens commentateurs de Platon. Le problème n'est pas le medium, le problème est la méthode, donc l'attitude de base que l'on adopte en discutant (par écrit ou non, de manière virtuelle ou réelle).

Rien ne garantit que l'interlocuteur que l'on aura sur internet n'ait déjà été initié en matière de "dialectique". Du coup, on risque de tomber sur du n'importe quoi. Ce risque est réel, et je ne veux absolument pas le nier. Mais pour l'instant, je n'arrive pas encore à comprendre en quoi il serait plus aigue sur un forum électronique où règne l'anonymat. Pourtant, quelque part je sens bien que peut-être vous touchez à quelque chose d'important. Mais je ne parviens pas encore à mettre le doigt dessus. J'ai l'impression que peut-être vous ne fait que "psychologiser" ce qui au fond n'est qu'un problème purement "pragmatique"/"technique", ou du moins peut être pensé ainsi (et peut être plus efficacement résolu en le pensant ainsi ... à vérifier).
L.

Avatar du membre
Louisa
participe avec force d'âme et générosité
participe avec force d'âme et générosité
Messages : 1725
Enregistré le : 09 mai 2005, 00:00

Messagepar Louisa » 28 avr. 2009, 03:01

Je voudrais un instant revenir sur la question de la possibilité de penser sur internet, et cela en opérant un retour à Platon, déjà suggéré par Phiphilo.

En attendant que Phiphilo explicite davantage son point de vue, je me baserai sur un article de Monique Dixsaut intitulé Qu'appelle-t-on penser? Du dialogue intérieur de l'âme paru dans son livre Platon et la question de la pensée. Etudes platoniciennes I.

Dixsaut y montre que Platon distingue le dianoesthai (penser) du doxazein (opiner), la pensée de l'opinion, en faisant de la pensée le prototype du dialogue au sens propre.

Qu'est-ce donc que ce dialogue au sens propre? Et serait-il concevable d'avoir un tel dialogue sur internet, en l'occurrence sur ce forum-ci?

Contrairement à ce que l'on pourrait croire spontanément, le véritable dialogue chez Platon (selon Dixsaut) ne se définit pas par la présence d'un autre, capable de répondre à ce qu'on dit. Le dialogue au sens commun du terme (l'échange, la tentative de communiquer entre deux personnes, le fait de donner du commentaire sur ce que quelqu'un dit/écrit) est tout sauf un dialogue au sens platonicien. Le dialogue au sens stricte se caractérise bien plutôt par le fait de s'interroger et de se répondre. Le paradigme de la pensée et du dialogue, c'est donc le dialogue "intérieur", et non pas la conversation avec quelqu'un. Cette conversation n'est que la "mise en son (phonè)" de ce qu'on a pensé, et non pas le mouvement de la pensée lui-même.

C'est alors que le Ménon peut énoncer "les conditions de toute recherche - qu'elle soit commune ou non ne change rien; il faut "des interrogations maintes fois répétées et par tous les biais possibles", la conscience de ne pas savoir, le désir du vrai, et le plaisir à chercher" (Dixsaut pg. 53).

Autrement dit, si l'on ne s'interroge pas soi-même, si l'on n'est pas prêt à remettre en question tout ce qui est le résultat d'une pensée antérieure (c'est-à-dire toutes nos opinions, l'opinion n'étant rien d'autre que la pensée "achevée"), alors on ne pense tout simple pas, on n'est que dans l'"opiner", dans le legein, dans le dire. Que l'on dise quelque chose à quelqu'un ou à soi-même n'y change rien. Dans les deux cas, il n'y aura eu qu'un faux-semblant de dialogue. On n'est que dans le logos, et non pas dans le dialogos.

Or, si le véritable dialogue est le dialogue intérieur, faut-il en conclure qu'une discussion sur internet ne peut pas être de l'ordre d'un "véritable" dialogue, et que donc l'on ne peut pas penser sur un forum électronique? A mon avis non, et cela précisément parce que les conditions de possibilité d'un véritable dialogue ne dépendent pas de l'attitude de l'interlocuteur, elles ne dépendent que de son attitude par rapport à ses propres opinions. Dixsaut:

"La condition d'un vrai dialogue est donc bien, comme l'affirmait déjà le Cratyle, que ce soit le même qui interroge et qui répond. Pour le dialogue oral adressé à l'autre, il faut multiplier par deux: un qui parle, qui s'interroge et se répond; un qui écoute, qui s'interroge et se répond - cela, à la condition que celui qui parle comme celui qui écoute pensent. Tous deux doivent éprouver la validité de la question, sinon, quelle réponse pourraient-ils valablement estimer recevable?"

Si donc par moments il n'y a pas de véritable dialogue ou une véritable pensée sur un forum électronique, ne pourrait-on pas dire que c'est avant tout parce qu'à ce moment au moins l'un des interlocuteurs refuse d'éprouver la validité de la question posée, et ne fait que l'écarter sur base de ses propres opinions, sans se servir de la question pour enfin commencer à interroger ses opinions?

Ou comme le dit Dixsaut: "C'est la dimension interrogative qui est essentielle à la pensée, non l'échange. Penser, ce n'est pas nécessairement dialoguer avec un autre, "en échangeant questions et réponses", c'est dialoguer avec soi-même, en s'interrogeant et se répondant, et cette manière de dialoguer est la vérité du dialogue. (...) On pense seul, mais si on pense on n'est pas un, mais deux. (...) la pensée, lors de son va-et-vient, se réfléchit perpétuellement sous la double forme de la question et de la réponse, sans arriver à s'immobiliser dans aucune des deux. L'âme ne peut pas être unifiée en restant pensante: cette métamorphose continuelle est essentielle à la pensée."

Dès que l'on utilise la question posée par quelqu'un (sur ce forum ou dans la vie réelle, peu importe) comme une simple question qui cherche à obtenir une réponse, une information, on aura tendance à répondre en donnant notre propre opinion, et on aura manqué l'occasion de penser par soi-même. Si l'on n'utilise pas une question posée comme occasion de se transformer soi-même et ses idées, on n'aura pas pensé. On aura "opiné". Ce n'est que lorsqu'on donne à toute réponse (et surtout celles que l'on donne soi-même) un caractère tout à fait hypothétique, que penser véritablement devient possible. Qui veut la sécurité et la certitude du jugement, en revanche, en restera à l'opinion. Il ne fera que donner son opinion, que ce soit sur internet ou dans la vie réelle. Il ne s'interrogera pas, il s'immobilisera dans le résultat de ce qu'il a pensé auparavant, il n'y a point de mouvement et partant aucun "penser", donc aucun philosopher non plus.

Le "philosophe naturel" est donc celui qui a la capacité de "désirer le vrai" (Philèbe), ou dans des termes spinozistes, on est philosophe dans la mesure où l'on désire le vrai, et donc dans la mesure où l'on pense au sens platonicien du terme, c'est-à-dire dans la mesure où l'on s'interroge, au lieu de se réfugier dans un savoir fixe et figé.

Il me semble que ce désir se produit en amont de toute "communication", que celle-ci soit virtuelle ou réelle. Il s'agit avant tout d'une attitude de l'âme par rapport à soi-même. Et à cet égard, j'aurais tendance à être d'accord avec ce qu'écrivait ci-dessus Bardamu: le fait d'utiliser un pseudo, par exemple, peut favoriser une telle attitude, dans la mesure où l'on peut affirmer et nier, et donc s'interroger, plus facilement lorsque certains essayent de nous "coller" à nos opinions antérieures. Puis l'usage du pseudo permet également de ne se concentrer que sur les idées proposées par quelqu'un, ce qui oblige davantage à se mettre en question que lorsqu'on croit "connaître" la personne "singulière" qui émet tel ou tel propos, car alors on pourrait avoir tendance à rabattre ces idées sur la singularité de la personne, au lieu de les prendre au sérieux c'est-à-dire de les utiliser comme moyen pour "penser par soi-même".

Enfin, j'ai ici voulu défendre la thèse inverse de celle proposée par Phiphilo - sans vouloir nier le problème qu'il aborde (celui de l'absence éventuelle de penser sur un forum électronique et de sa cause/raison), au contraire même (c'est-à-dire, ce problème me semble être tout à fait réel et important). J'espère que Phiphilo (et d'autres) en profitera pour expliciter davantage sa propre thèse.
L.


Retourner vers « Vie et fonctionnement du site »

Qui est en ligne

Utilisateurs parcourant ce forum : Aucun utilisateur enregistré et 16 invités