Phiphilo a écrit :Louisa a écrit :
Votre thèse est alors: le fait même d'utiliser un pseudonyme (ce qui devient bien évidemment inévitable dès que l'on veut se lancer dans une activité collective ou sociale de manière anonyme) IMPLIQUE NECESSAIREMENT (du moins "en général") que celui qui l'utilise va s'inventer une toute nouvelle identité, une identité dont il sait qu'elle est fausse.
C'est exactement cela. Le fait de choisir une identité en commençant par choisir un nom est la négation de la règle la plus fondamentale de la sociabilité humaine : dans toutes les civilisations, c'est la société qui vous identifie et qui vous nomme. Lorsqu'un individu se choisit un nom (faux) et une identité (fausse), il montre par là qu'il entend se créer son propre monde fantasmé conforme au principe de plaisir et échapper ainsi à ce qu'Arendt appelle "le monde commun" conforme à ce que Freud nomme "le principe de réalité". C'est ainsi que fonctionne l'imagination, et cela peut donner des résultats artistiques remarquables. Mais je doute fort que l'on puisse faire de la science, de la politique, du sport, de la philosophie, etc. avec une personnalité fantasmée.
Pour l'instant, j'ai tendance à penser que l'on peut choisir un nouveau nom pour un tas de raisons différentes, dont la volonté d'échapper à l'une ou l'autre réalité n'est qu'une, sans plus. Lorsqu'un artiste choisit un nom d'artiste, serait-ce pour créer un monde fantasmé? Si oui, ne faut-il pas dire que ce monde fantasmé n'existe pas encore juste en se donnant un nom d'artiste, qu'il faut encore que la société, ou une partie de la société, l'accepte et l'utilise de fait, avant que ce nom ne soit capable de "créer" tout un nouveau monde (alors qu'une fois accepté comme artiste, le nom aura réellement un statut officiel dans le monde réel)?
De même, un chômeur qui fait en même temps des études et ne sait pas tout payer avec l'allocation de chômage seule, peut commencer un travail en noir et le faire en utilisant un pseudo. Il le fera dès qu'il s'agit d'un travail où son nom est souvent mentionné en public et relié à son travail (sinon il court le risque d'être reconnu par les institutions de contrôle et donc de perdre à la fois allocation de chômage et les moyens de faire des études).
C'est ce qui me fait penser qu'utiliser un pseudo sur un forum électronique n'est pas encore suffisant pour se créer réellement une nouvelle identité. Je suis d'accord pour dire que toute identité, quelque part, est sociale ou n'est pas (cfr. la définition de l'homme comme
animal sociale mentionnée par Spinoza). A mes yeux cela signifie notamment que être "accepté" en tant que "personne qui s'intéresse réellement à la philosophie" sur un forum électronique ne se fait que lorsque ce qu'on fait sur ce forum correspond à certains critères. Peu d'intervenants sur un tel forum s'amusent à faire des recherches pour savoir qui sont les autres intervenants dans la vie hors forum. On juge les personnes sur base de leurs interventions, sans plus. Et on va s'engager dans une discussion avec un tel ou un tel sur base de ce qu'il écrit concernant la philosophie, et non pas sur base du nom qu'il utilise.
D'ailleurs, prenons mon cas: "Louisa" est-ce mon vrai prénom ou non? Quelle différence cela ferait-il si je vous disais que oui c'est mon vrai nom, ou non, en réalité je m'appelle "Louise", ou "Nathalie", ou si j'y ajoutais mon nom de famille? Est-ce que cela rendrait ce que j'écris plus ou moins "philosophique"? Ainsi quelqu'un qui n'a rien à dire par rapport à la philosophie qui intéresse d'autres personnes qui s'intéressent à la philosophie, à mon avis sera vite négligé sur un forum, qu'il soit électronique ou non, et cela indépendamment du nom qu'il utilise. Raison pour laquelle il me semble que le vrai problème est ailleurs: qu'appelle-t-on "philosopher" et pourquoi?
Phiphilo a écrit :Louisa a écrit :
Et c'est là que j'ai toujours des problèmes à vous suivre. Pourquoi serait-il faux de dire que "en général", un forum électronique de philosophie attire avant tout des gens qui s'intéressent réellement à la philosophie?
Parce que, comme le fait remarquer ironiquement Descartes,
Citation:
le bon sens est la chose du monde la mieux partagée ; car chacun pense en être si bien pourvu, que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose n'ont point coutume d'en désirer plus qu'ils en ont. (Descartes, Discours de la Méthode, i)
et que, comme le souligne Bourdieu,
Citation:
le philosophe adopte un rapport distant et distinctif aux mots et aux choses [...]. La conquête du regard souverain qui voit loin, au sens spatial mais aussi temporel [...] a pour contrepartie un divorce intellectualiste entre l’intellect perçu comme supérieur et le corps tenu pour inférieur.(Bourdieu, Méditations Pascaliennes, i)
Bref, dans notre culture occidentale de souche gréco-latine, il est socialement très valorisant de se prétendre philosophe. Il y a donc un enjeu non négligeable, lorsque l'on désire échapper au principe de réalité, à feindre de s'intéresser à la philosophie en ne s'intéressant proprement qu'à son moi fantasmé.
je reviens sur l'usage de citations ci-dessous. Quant à la "valeur sociale" du philosophe: elle est certes toujours assez considérable, aujourd'hui, mais je ne crois pas que l'on puisse nier que cela ne soit le cas que dans certains milieux sociaux très précis.
Or je suppose qu'ici vous ne voulez pas forcément parler du philosophe "diplômé", mais de n'importe qui qui prétend s'y connaître en matière de philosophie, ou s'y connaître suffisamment pour se permettre de "donner des leçons" à d'autres simplement parce que ces autres ne sont pas d'accord avec lui et parce qu'il a lu un peu de philosophie, sans plus.
Si je vous ai bien compris, l'idée serait alors de dire que ces gens parfois n'ont qu'une connaissance très faible de ce que c'est que la philosophie ou philosopher, mais s'imaginent le savoir mieux que certains autres, imagination qui peut perdurer précisément parce que grâce à l'usage du pseudo, ces gens jamais ne sont obligés de se présenter dans la vie réelle en tant que "expert en philosophie", et donc jamais ne rencontrent une situation réelle permettant de leur faire comprendre l'ampleur réelle de leur connaissance. Autrement dit, dans la vie réelle, il serait beaucoup plus difficile de se faire passer pour quelqu'un qui s'y connaît en matière de philosophie (en tant que "professionnel" ou en tant qu'"autodidacte") qu'ailleurs. Ou plutôt: en le rendant impossible d'être "reconnu" dans son identité "civile" (grâce à l'usage du pseudo), on évite des "sanctions réelles" lorsqu'on prétend être (et y croît soi-même) ce que de fait on n'est pas. Du coup, le "fantasme" ne rencontre aucun obstacle, et devient permanent.
Si c'est cela ce que vous voulez dire: ok, d'accord, c'est-à-dire je ne crois pas que cela soit faux, au sens où il est certain que cela arrive réellement, parfois. Mais j'avoue que je ne comprends pas encore vraiment pourquoi vous semblez proposer ceci comme "explication générale" de ce qui se passe sur les forums électroniques consacrés à la philosophie. Voici ce qui pour moi pose problème là-dedans:
- on peut très bien utiliser son vrai nom sur un forum, et ne jamais être "sanctionné" dans la vie réelle non plus; il suffit que l'on vit dans un milieu social où l'on ne fréquente pas trop les lieux de la "haute philosophie" (sans ironie) pour que toutes les "gaffes" qu'on fait sur tel ou tel forum passent inaperçues dans sa propre vie réelle.
- à mon sens il y a de nombreux philosophes "diplômés" qui n'ont jamais appris à vraiment philosopher; si ce qu'ils disent sur des forums virtuels est lu par leurs pairs, personne dans leur entourage réel ne sera choquée, puisqu'on y partage ses conceptions de ce que c'est que la philosophie.
- utiliser un pseudo pour énoncer certaines idées sur un forum, et ne pas être respecté (au sens de: ne pas recevoir des réponses argumentées) par les intervenants qu'on admire soi-même, constitue à mon sens "réellement" une sanction, du point de vue de celui qui utilise le pseudo, c'est-à-dire est réellement vécu ainsi.
C'est la raison pour laquelle je crois que la véritable cause du problème (car on est bien d'accord pour dire qu'il y a un problème) est
in fine à chercher au sein même de la "philosophie professionnelle": c'est elle qui n'apprend pas suffisamment à ses étudiants ce qu'est la "vraie" philosophie, et qui n'informe pas suffisamment les non philosophes. Autrement dit, les "bons" restent trop dans leur tour d'ivoire, et ne sont trop souvent, même à l'université, qu'une minorité, incapables d'empêcher des collègues de "pourrir" l'esprit des étudiants. Ou - puisque vous aimez les citations - comme le disait déjà Platon:
Platon, dans la République VII, 535c a écrit :Si la philosophie est aujourd'hui frappée de déshonneur, c'est qu'on s'y attache sans en être digne; car il faudrait que s'y attachent non des bâtards, mais des fils légitimes.
Je ne peux donc qu'être d'accord avec Schopenhauer (il suffit de remplacer "professeurs de religion" par "le sens commun") lorsqu'il dit:
Schopenhauer, dans Au-delà de la philosophie universitaire a écrit :Avant tout, un gouvernement ne rémunérera pas des gens pour contredire, directement ou indirectement, ce qu'il faut proclamer du haut de toutes les chaires par des milliers de prêtres ou de professeurs de religion nommés par lui; un tel procédé, dans la mesure où il aurait de l'effet, rendrait nécessairement inefficace l'organisation première. (...). De là ce principe: improbant secus docentes ("ils blâment ceux qui enseignent autre chose qu'eux"). Cette circonstance fait que les philosophes universitaires se trouvent dans une situation toute particulière, dont on peut révéler enfin une bonne fois le secret public. Les professeurs de toutes les autres sciences ont pour seule obligation d'enseigner, en fonction de leurs forces et dans la mesure du possible, ce qui est vrai et exact; c'est seulement dans le cas des professeurs de philosophie qu'il faut comprendre la chose cum grano salis. (...) On voit par là que, dans la philosophie universitaire, la vérité n'occupe qu'une position secondaire et doit, si nécessaire, s'écarter pour laisser place à une autre qualité. Cela donc distingue la philosophie des universités de toutes les autres sciences qui y font l'objet d'un enseignement.
Si ceci est vraie, on ne peut que constater que nous avons aujourd'hui toujours besoin d'une
philosophia militans, d'une philosophie qui s'occupe tout autant de ses "relations publiques" que de la qualité de son enseignement là où elle s'enseigne. Or sur un forum public,
nomen est omen, n'importe qui qui un beau jour a ouvert un livre de philosophie peut venir raconter son expérience. C'est même explicitement le but d'un forum comme celui-ci. Ce qui à mes yeux correspond parfaitement à la vocation pédagogique qui se trouve au coeur même du concept du salut spinoziste. Seulement, cela signifie que lorsqu'on s'y rend il vaut mieux s'attendre à y rencontrer tout et n'importe quoi (puisque même à de nombreuses universités, c'est le cas), au lieu de ...
s'imaginer que c'est là, dans l'espace public, que l'on va rencontrer ce que même dans les hauts lieux de la philosophie on ne rencontre que trop rarement, non ... ?
Phiphilo a écrit :Citation:
Nous voulons vivre dans l’idée des autres d’une vie imaginaire et nous nous efforçons pour cela de paraître, aussi nous travaillons incessamment à embellir et conserver notre être imaginaire et négligeons le véritable. (Pascal, Pensées, B147)
Disons qu'à ce sujet je préfère Spinoza, lui qui rappelle que "
la Gloire ne répugne pas à la raison, mais peut en naître" (E4P58). Car à mon avis, c'est de deux choses l'une: ou bien l'on adopte une "anthropologie" qui se base sur l'idée que l'homme est essentiellement un être social, mais alors ce que d'autres pensent de nous constituera toujours partiellement mais non moins essentiellement notre identité, ou bien on conçoit les individus humains comme des atomes, qui ont une essence totalement indépendante des relations qu'ils ont avec les autres hommes, essence "authentique", que l'on peut alors trahir ou non.
Ainsi, dans le spinozisme, le problème n'est pas que l'on cherche tous, sans exception, la Gloire (ou contraire, à l'opposé de Pascal, Spinoza l'appelle "
le souverain bien, que chacun aime", raison pour laquelle il dira dans le scolie de l'E5P36 que la Liberté ou le salut, ce n'est rien d'autre que ce que l'Ecriture déjà appelait la "Gloire"!!), le problème est qu'on a tendance, aussi longtemps qu'on n'a pas encore acquis une certaine "puissance de penser", d'aller à la recherche de ce que Spinoza appelle dans le scolie de la même proposition des "Gloires vaines". Il s'agit là d'une "satisfaction de soi-même qui n'est alimentée que par l'opinion du vulgaire".
Or sur un "forum public", on peut s'attendre à rencontrer quelques "vulgaires". A mon sens c'est la raison pour laquelle ceux qui ne sont pas encore très "philosophe" risquent de ne pas s'en rendre compte en fréquentant de tels forums: par définition, ils chercheront avant tout l'opinion et l'approbation de leurs pairs, c'est-à-dire de ceux qui pensent comme eux. Qu'ils utilisent un pseudo n'y change
rien du tout: il suffit de lire que quelqu'un est d'accord avec eux pour que leur
ego en soit flatté, et pour qu'ils s'imaginent davantage être réellement philosophe. Mais justement, pour moi cela renforce l'idée que l'usage du pseudo dans ce cas n'y change pas grand-chose: car c'est bien sa propre identité réelle qu'on s'imaginera louée lorsque on cherche sur un forum public l'approbation du "vulgaire" ou de celui qui semble penser comme on pense soi-même. Bref, je crains que le problème soit beaucoup plus vaste que le simple aspect "technique" de l'usage d'un pseudo, et qu'accepter que la Gloire (ou du moins un certain type de Gloire),
c'est le suprême bien de l'homme nous oblige à le poser en d'autres termes que ceux de par exemple Pascal ci-dessus.
Phiphilo a écrit :Louisa a écrit :
D'ailleurs, toute "discussion rationnelle" (Habermas) et même toute pensée ne commencent-t-elles pas par la présupposition que rien ne soit évident, et que tout est toujours à repenser? N'est-ce pas là que la "véritable" pratique philosophique ou pensée a son origine et sa condition de possibilité?
Non. Contra negantem principia, non est disputandum. Je crois que la formule est de Schopenhauer.
Je dirais plutôt, lorsqu'il s'agit d'éviter la discussion: des goûts et des couleurs on ne discute pas, de la philosophie il
faut discuter, car il est hautement probable qu'elle sera encore longtemps mal comprise, aussi bien par "le vulgaire" que par le type de professeur d'université auquel réfère Schopenhauer.
Phiphilo a écrit :Louisa a écrit :
Par conséquent, en ce qui me concerne pour l'instant j'ai le même problème avec votre thèse qu'avec celle que Bouveresse semble défendre au sujet de la pratique de la philosophie en général: on risque de n'admettre a priori qu'une seule conception de la pratique philosophique (la sienne), et d'évacuer la difficile question de la diversité factuelle en passant illico à des arguments qui "psychologisent" le débat (on suppose alors que sa propre conception de la pratique philosophique ne relève que du "bon sens" ou est "évidemment" la meilleure, et on "explique" le fait que d'autres ne sont pas d'accord là-dessus en présumant pour cette raison même qu'ils doivent manquer cruellement, eux, de ce même "bon sens", être "arrogant", "prétentieux" etc.).
La notion d'identité personnelle est un problème philosophique, non un concept psychologique.
certes. Mais remarquons qu'on n'en parle plus, depuis quelque temps. La discussion se concentre sur la question de savoir quelles sont les intentions réelles de la majorité des intervenants sur un forum comme celui-ci, autrement dit on est dans le pur débat d'opinions, et non plus dans le développement de concepts, non?
Phiphilo a écrit :hokousai a écrit :
Vous confondez deux domaines et précisément un qui a des règles et un qui n’en a pas . Car si on joue aux échecs en respectant les règles on ne joue pas d'emblée au philosophe en respectant les règles universelle d’un jeu de société .( sinon énoncez moi les règles )
Ben voyons : vous ne les connaissez pas, donc elles n'existent pas ! En fait c'est beaucoup plus simple qu'au jeu d'échecs. Il n'y a que deux règles, d'ailleurs très souples, à respecter. D'une part, il faut respecter les normes formelles de l'argumentation :
Citation:
Ces vérités [de la philosophie] me paraissent, si je peux dire, tenir l’une à l’autre et former toute une chaîne. Et, si je peux dire, ces vérités sont enchaînées les unes aux autres au moyen d’arguments de fer et de diamant [...] des arguments que tu ne vas pas pouvoir rompre, ni toi, ni quelqu’un d’autre, encore plus impétueux que toi. (Platon, Gorgias, 509a)
D'autre part, il faut se référer aux autres philosophes :
Citation:
Une pensée socialement reconnue comme philosophique est une pensée qui implique la référence au champ des prises de position philosophiques (Bourdieu, l’Ontologie Politique de Martin Heidegger)
Mais admettre et respecter des règles, s'est ce soumettre au principe de réalité. Le principe de plaisir dit au contraire : moi, je veux atteindre la fin sans en passer par les moyens nécessaires pour l'atteindre ... sinon je fais un gros caprice !
A mon avis, c'est plus compliqué que cela. Que faire de Carnap, par exemple, lui qui trouvait que tout ce qui lui précédait n'était pas de la philosophie car de la "métaphysique"? On pourrait dire qu'il continuait néanmoins à citer des philosophes et à argumenter, et que donc cela "prouve" qu'il est un vrai philosophe. Il se fait que je suis d'accord, bien sûr, pour dire que Carnap était un philosophe, et un grand, mais cela non pas parce qu'il a réussi, simplement "formellement", à argumenter et à citer de temps en temps d'autres philosophes. Les citations ne prouvent qu'une chose: qu'on a lu d'autres philosophes. Elles ne garantissent en aucune façon que l'on ait lu ces philosophes de manière proprement philosophique, ni que l'on va faire un usage proprement philosophique de ce qu'ils ont dit.
C'est là, encore une fois, que pour moi le Platon tel que le "dévoile" Monique Dixsaut est très intéressant: si pour Platon la philosophie consiste à faire bouger la pensée, simplement citer un grand philosophe ne garantit en rien qu'on est en train de faire bouger sa pensée. On peut citer un philosophe lorsqu'il y a moyen d'interpréter l'une ou l'autre phrase, isolée de son contexte, d'une telle façon que ce philosophe semble partager notre opinion, et alors on ne l'utilise qu'en tant qu'argument d'autorité, sans plus.
Ceci étant dit, je suis tout à fait d'accord pour dire qu'une connaissance approfondie de l'histoire de la philosophie est tout à fait
essentielle si l'on veut apprendre soi-même à philosopher ou prétendre être philosophe (autodidacte ou diplômé). Seulement, pouvoir citer plein d'auteurs c'est avant tout montrer qu'on les a lus. C'est déjà quelque chose, bien sûr. Mais si on ne les a lu que pour y chercher ce qu'on pense déjà soi-même, on n'a pas fait bouger sa propre pensée, on n'a pas "philosophé" en les lisant, on n'a pas "pensé par soi-même". Avoir lu les grands philosophes est donc une
conditio sine qua non, mais non pas une condition suffisante.
Vous y ajoutez l'idée qu'il faut argumenter en utilisant des "arguments de fer et de diamant". De nouveau, tout à fait d'accord. Seulement, utiliser un tel type d'arguments n'est pas seulement ce à quoi aspirent les vrais philosophes, c'est également l'idéal des scientifiques, des avocats, des professeurs etc. Ce n'est donc pas ce qui permet de décrire la singularité de la philosophie. Donc cela ne suffit pas.
C'est pourquoi je crois que Bouveresse a raison de dire que:
Bouveresse, dans Qu'appellent-ils "penser"? a écrit :Il faudrait, bien entendu, être tout à fait naïf pour croire que l'ignorance de la science ou le manque total de sérieux et la désinvolture avec lesquels sont traités certains de ses résultats constituent la source principale de la mauvaise philosophie. Les sources de la mauvaise philosophie sont en réalité beaucoup plus nombreuses, beaucoup plus plus diversifiées et probablement aussi beaucoup plus triviales que cela. Au nombre d'entre elles figure, bien entendu, en premier lieu le besoin de prestige et de pouvoir. Et, comme dirait Musil, écrire d'une façon qui fait si sérieux qu'un non-mathématicien se persuade immédiatement que seul un mathématicien peut parler ainsi, n'est qu'un des nombreux moyens d'obtenir le prestige et le pouvoir que l'on cherche. Ce moyen peut jouer à certains moments un rôle tout à fait privilégié, comme cela a été le cas, par exemple, à l'époque structuraliste. Mais il y en a malheureusement beaucoup d'autres, qui ne sont pas plus respectables, même s'ils sont généralement très respectés.
Il est clair, en tout cas, que, comme le remarquait déjà Musil, ce ne sont pas de simples bévues occasionnelles et pardonnables qui sont en cause dans l'affaire Sokal, mais bel et bien un mode de pensée et un style de pensée, qui plaisent à notre époque et passent même pour spécialement profonds. C'est là que réside, en fait, le véritable problème que soulève cette affaire et c'est aussi, je dois le dire, ce qui me rend pessimiste sur les effets positifs qu'elle pourrait avoir à court ou à long terme. On aimerait croire qu'elle suscitera une prise de conscience et un examen de conscience salutaires chez les intéressés et ceux qui auraient envie de les imiter. Mais je ne vois personnellement pas beaucoup de raisons pour que cela soit effectivement le cas. Combattre des erreurs est une chose, combattre un style de pensée qui a réussi à ce point à s'imposer comme exemplaire en est une autre.
Si l'on veut combattre les philosophies des auteurs mis en question par Sokal et Bricmont, on doit savoir qu'il faudra combattre des "styles de pensée". Je dirais: des conceptions de ce que c'est que philosopher (on pourrait penser à Deleuze, qui dans les
Dialogues avec Claire Parnet dit que c'est le fait d'inventer son propre style qui fait le philosophe, ou qui dit dans
Qu'est-ce que la philosophie? que chaque philosophe invente une nouvelle "image" de ce que c'est que la philosophie).
Bien sûr, il est important de respecter les règles de la logique. Mais souvenons-nous du statut que par exemple Spinoza accorde à la logique: elle n'est qu'une simple "gymnastique" pour l'esprit (E5, préface). A mon sens, cela signifie que lorsqu'on rencontre des idées qui de prime abord nous semblent être contradictoires, adopter une attitude philosophique signifie être prêt à mettre en question les présupposés qui sont à la base de cette impression de contradiction. Car comme l'a déjà dit Heidegger:
Heidegger, dans Sein und Zeit, Einleitung, KI, §2 a écrit :Formale Einwände, wie die im Bezirk der Prinzipienforschung jederzeit leicht anzuführende Argumentation auf den "Zirkel im Beweis", sind bei Erwägungen über konkrete Wege des Untersuchens immer steril. Für das Sachverständnis tragen sie nichts aus und hemmen das Vordringen in das Feld der Untersuchung.
Je ne maîtrise pas suffisamment le français pour pouvoir traduire ceci correctement, mais pour ceux qui ne lisent pas l'allemand, voici ce qui à mes yeux est "l'essentiel": des objections formelles sont toujours stériles lorsqu'il s'agit d'essayer de se frayer un chemin dans un domaine de recherche concret, elles en empêchent plutôt le progrès. Est-ce à dire qu'on peut laisser de côté la logique? Non! Comme le montrera Heidegger dans le paragraphe suivant, le problème n'est pas qu'il faudrait admettre un genre d'"arrière-monde" où la logique ne vaudrait plus, le problème c'est qu'on a tendance à voir des contradictions qui en réalité n'en sont pas. On ne les voit que parce qu'on s'en tient à ses propres préjugés, au lieu de repenser à fond ce qu'on croyait être évident.
On pourrait rappeler Spinoza qui dans le scolie de l'E2P47 dit que "
la plupart des erreurs consistent seulement en ceci que nous n'appliquons pas correctement les noms aux choses. Car lorsque quelqu'un dit que les lignes qu'on mène du centre d'un cercle à sa circonférence sont inégales, c'est à coup sûr que, par cercle, il entend, du moins à ce moment-là, autre chose que les Mathématiciens. De même, lorsque les hommes se trompent dans un calcul, c'est qu'ils ont dans l'esprit d'autres nombres que ceux qu'ils ont sur le papier. Et donc si tu regardes leur Esprit, ils ne se trompent pas, assurément; pourtant ils semblent se tromper, parce que nous pensons qu'ils ont dans l'esprit les nombres qui sont sur le papier. (...) Et c'est de là que naissent la plupart des controverses, à savoir, de ce que les hommes n'expliquent pas correctement leur pensée, ou bien de ce qu'ils interprètent mals la pensée d'autrui. Car en vérité, alors même qu'ils se contredisent au plus haut degré, ils pensent ou bien la même chose ou bien à des choses différentes, si bien que ce qu'ils pensent être chez autrui erreurs et absurdités n'en sont pas."
Pour moi cette idée est très intéressante: elle nous invite à essayer de
comprendre la
logique derrière les idées que d'autres nous proposent et qui de prime abord nous semblent être fausses, au lieu de "psychologiser" (comme le fait sans cesse Bouveresse, notamment dans l'article cité) ou de déplorer/mépriser/... . Si un "vulgaire" parle de philosophie, et dit des choses qui nous semblent être absurdes, l'attitude "spinoziste" n'est-elle pas de se demander comment il faut lire ces propos afin de pouvoir en ressentir la vérité? Au lieu de se dire que "lu par les yeux d'un philosophe aguerri", cela "ne veut rien dire", et donc ne peut qu'illustrer l'arrogance, l'ignorance, l'orgueil, ... de l''auteur en question ... ?
L.