TRE - § 9 à 13

Lecture pas à pas du Traité de la Réforme de l'Entendement. Utilisez s.v.p. la numérotation caillois pour indiquer le paragraphe que vous souhaitez discuter.
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Messagepar 8 » 27 août 2009, 18:14

Bonjour Louisa,
Vous dites, la nature humaine est a la fois (même) une puissance limitée et une puissance, tout court.
Tout court, même.
Pourriez-vous expliquer davantage?

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sescho
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Messagepar sescho » 27 août 2009, 21:04

Je pense que quand Spinoza dit :

Spinoza a écrit :TRE 13. … quelle est cette nature? nous montrerons, quand il en sera temps que ce qui la constitue, c'est la connaissance de l'union de l'âme humaine avec la nature tout entière.

14. Voilà donc la fin à laquelle je dois tendre : acquérir cette nature humaine supérieure, et faire tous mes efforts pour que beaucoup d'autres l'acquièrent avec moi …

CT2Ch4 : DES EFFETS DE LA CROYANCE, ET DU BIEN ET DU MAL DE L'HOMME.

(4) Le troisième effet est qu’elle nous donne la connaissance du bien et du mal et nous fait connaître les passions que nous devons réprimer. ...

(5) ... L'idée d'un homme parfait, conçue par notre esprit, nous est un motif, quand nous nous observons nous-mêmes, de chercher si nous avons quelque moyen d'atteindre à cette perfection.

(7) Il faut donc, pour traiter du bien et du mal dans l'homme, connaître d'abord l'homme parfait...

(8) ... la fin de l'homme doit être fondé sur la conception de l’homme parfait : or, comme il s'agit ici d’un pur être de raison (ens rationis), nous pouvons en connaître la fin, comme aussi ce qui est bien ou mal pour lui, puisque ce ne sont là que des modes de la pensée.

CT2Ch14 : (2) Je crois donc avoir assez montré et démontré que c'est seulement la foi vraie et la raison qui nous conduisent à la connaissance du bien et du mal. …

CT2Ch16 : (1) Sachant maintenant ce que c'est que le bien et le mal, le vrai et le faux, et en quoi consiste le bonheur de l'homme parfait, il est temps de venir à la connaissance de nous-mêmes et de voir si pour arriver à ce bonheur nous sommes libres ou nécessités. …

CT2Ch26 : (6) ... une sorte d'esprit bienfaisant qui, en dehors de toute erreur et de toute fraude, nous apporte la nouvelle du souverain bien et nous invite à le chercher et à nous unir à lui, laquelle union est notre salut véritable et notre béatitude.

E4Pré : … ces mots de bien et de mal, nous devons les conserver. Désirant en effet nous former de l’homme une idée qui soit comme un modèle que nous puissions contempler, nous conserverons à ces mots le sens que nous venons de dire. J’entendrai donc par bien, dans la suite de ce traité, tout ce qui est pour nous un moyen certain d’approcher de plus en plus du modèle que nous nous formons de la nature humaine ; par mal, au contraire, ce qui nous empêche de l’atteindre. Et nous dirons que les hommes sont plus ou moins parfaits, plus ou moins imparfaits suivant qu’ils se rapprochent ou s’éloignent plus ou moins de ce même modèle. …

... il apparaît on ne peut plus clairement que Spinoza parle de cette "nature humaine supérieure" dégagée par la Raison - tout être de Raison et non être réel soit-elle, la Raison étant par ailleurs ce qu'il y a de meilleur en l'Homme - comme de quelque chose d'infiniment précieux, et donc au contraire pas du tout comme d'un fatras d'idées confuses sans aucune valeur. Non ?


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Messagepar Louisa » 28 août 2009, 16:14

8 a écrit :Bonjour Louisa,
Vous dites, la nature humaine est a la fois (même) une puissance limitée et une puissance, tout court.
Tout court, même.
Pourriez-vous expliquer davantage?


Bonjour 8,

reprenons d'abord ce que j'avais dit (pour ceux qui veulent aller plus vite, l'essentiel de l'argument se trouve en bas en gras):

louisa a écrit :La nature humaine n'est en puissance de rien, elle est puissance, tout court, elle est même une puissance limitée, qui ne s'identifie qu'à ce que tel homme à tel moment sait réellement faire, et non pas à ce que la faiblesse humaine espère qu'un jour elle va pouvoir faire. C'est pourquoi aussi il peut dire par après que l'essence de l'homme, c'est un effort non pas pour changer de nature, mais pour "persévérer dans son être".


Le "tout court" référait au fait que l'expression utilisée par Spinoza n'est pas celle d'être "en puissance", il laisse systématiquement tomber le "en", pour n'utiliser qu'une expression plus courte, qui est que l'homme est puissance. Sans plus. C'est-à-dire: il n'y a pas d'une part l'homme tel qu'il existe, et d'autre part l'homme tel qu'il est essentiellement. Interpréter la "puissance" chez Spinoza comme s'il s'agit d'une potentialité est une erreur. Le "devenir actif", qui est la voie vers la béatitude, n'est pas un "devenir actuel" d'une essence déjà là mais pas encore existant.

Autrement dit, chez Spinoza la puissance ne s'oppose pas à l'acte, la puissance s'oppose à l'impuissance, et elle (= la puissance) est acte. De même, l'actif ne s'oppose pas au potentiel, il s'oppose au passif.

Dès qu'on travaille avec ce genre d'oppositions, on ne peut plus prendre la notion de puissance comme étant chez Spinoza une potentialité, car s'il faut comprendre par "puissance" l'idée de "potentialité", on tombe dans une tout autre pensée, qui a besoin de toute autres oppostions (où la puissance s'oppose à l'acte). C'est une pensée qui est alors aristotélicienne, dans l'une ou l'autre de ces variantes (l'une des variantes étant le thomisme, qui dès le XIXe siècle était la doctrine officielle de l'Eglise Catholique et qui encore aujourd'hui détermine un tas de choses présentes dans ce qu'on appelle le "sens commun" (catholique ou non), la façon ressentie comme "évidente" de penser les choses, voire d'en avoir une expérience).

L'un des problèmes que l'on rencontre lorsqu'on identifie la puissance spinoziste à la puissance aristotélicienne (donc en en faisant une potentialité), c'est que le vocabulaire spinoziste, lorsqu'on le lit attentivement, perd tout sens. Quelques exemples.

Lorsqu'on dit que chez Spinoza la puissance devrait être une potentialité, on est obligé de dire que l'essence elle-même n'est que "potentielle", puisqu'il dit que l'essence humaine est puissance. On suppose ensuite que l'homme tel qu'il existe serait séparé de son essence, Or, dans une pensée où puissance signifie potentialité, c'est le bois qui est en puissance une table. La puissance se trouve donc du côté de ce qui existe déjà et qui va recevoir (ou s'approcher, dans le vocabulaire introduit par Sescho) la forme ou l'essence de la table. Ce n'est pas l'essence de la table qui serait en puissance du bois! Donc ce n'est pas ce qui s'actualise qui était en puissance, c'est ce qui est déjà entièrement actualisé (le bois) qui est en puissance de recevoir l'essence de la table. L'essence de la table s'actualise, s'actualise dans le bois, c'est-à-dire dans une chose qui possède déjà sa propre essence (l'essence du bois), et qui va recevoir une deuxième essence, pour constituer le composé qu'est la table.

Si en revanche on veut lire chaque fois que Spinoza écrit "puissance" plutôt "en puissance", on tombe sur la contradiction suivante. Si moi j'étais "en puissance" de mon essence, que suis-je en attendant? Car le bois qui attend de devenir table n'est pas rien, en attendant. Il existe, donc il a bien sûr une essence. Quelle serait mon essence à moi, aussi longtemps que je ne fais qu'exister et être séparée de l'essence que je devrais devenir, qui devrais s'actualiser en moi? Autrement dit, quel est l'équivalent du bois, si l'on veut remplacer la puissance spinoziste par l'expression "en puissance"?

On voit que la question est absurde. Si je tue mon voisin, par exemple, je suppose que ceux qui travaille avec l'idée d'une essence qui n'est qu'en puissance diraient que là je suis clairement "séparée" de "mon" essence. Mais alors qui a tué mon voisin, si ce n'était pas mon essence à moi? Spinoza répond: la cause du meurtre (si c'est un meutre criminel) c'est mon essence à moi ensemble avec une autre essence (d'une chose extérieure à moi), autre essence/chose qui m'a affecté d'une telle façon que j'étais "contraint" (coactum) à tuer mon voisin.

Le problème des Affects-Passions (ou comme préfèrent l'appeler les "moralistes", les "vices") ce n'est donc pas que lorsqu'on pâtit on serait séparée de son essence, le problème c'est que lorsqu'on pâtit, les actes que l'on pose ne sont plus posés par moi seul, étant moi seul comme cause, on agit là ensemble avec une chose hors de nous qui nous a déterminé à agir. Ce n'est que lorsqu'un acte découle de notre essence seule qu'il peut être appelé "Action", sinon il s'agit d'une Passion.

Autrement dit, il faut bien une essence déjà là pour qu'il y ait possibilité d'une Passion. Car 1) qui pâtirait, si ce qui est affecté était séparé de toute essence? et 2) qui poserait l'acte qu'est cette Passion (par exemple, qui déteste le voisin dont je parlais tout à l'heure), s'il n'y a aucune essence à moi déjà là?

Le problème de l'idée d'une puissance ou essence qui serait elle-même "en puissance", c'est donc qu'il n'y a pas moyen de retraduire une telle pensée dans le spinozisme, c'est-à-dire en tenant compte de tout ce qu'il dit par ailleurs. Donc même si Spinoza avait oublié, par inadvertance, de mettre partout "en" puissance ou lieu d'écrire "puissance" tout court, le problème reste que cette notion de potentialité identifiée à ce qu'il appelle puissance ne nous donne plus rien d'autre que des contradictions, plus aucune pensée cohérente (alors qu'il disposait des Oeuvres complètes d'Aristote, donc probablement connaissait très bien son usage à lui de la notion de puissance).

Si j'essaie de résumer:

1. le bois est en puissance de la table (donc le bois est potentiellement une table), et lorsqu'il devient la table, celle-ci s'est actualisée dans le bois. En attendant, le bois qui existe est lui-même l'essence du bois actualisée en lui, puisque rien qui existe ne peut être sans essence.

2. le thomisme a essayé de christianiser l'aristotélisme (ce dont il a réussi de manière géniale), en appliquant ce raisonnement à l'homme. On s'est dit: l'essence précède l'existence, puisque d'abord Dieu nous pense, puis il nous crée, c'est-à-dire il actualise notre essence dans l'existence sur terre (l'existentialisme a voulu renverser les choses en disant que l'existence précède l'essence: il n'y a rien qui est déjà là il qu'on ne doit qu'"incarner", ce qu'on est, qui on est, est le résultat du trajet que l'on parcourt dans la vie, la vie n'est pas une "actualisation" de cette essence déjà là en nous).

3. le sens commun du XXe siècle occidental a fait de tout cela une histoire un peu différente encore: c'est le fameux "deviens qui tu es" (du moins dans un sens que ce slogan n'avait pas à l'origine). L'idée c'est que dans un certain sens qui on est existe déjà, mais on ne l'est pas encore vraiment, sa vie n'est pas vraiment déjà adaptée à qui on est. Il faut donc apprendre à "devenir soi-même", c'est-à-dire s'approcher toujours plus de qui on est "réellement" (= son essence). Certains y ajoutent l'ideé que qui on est doit forcément être quelque de bon, est alors devenir soi-même acquiert même une connotation morale. Il faut (prescription morale; devoir) devenir soi-même (avec l'idée toujours ajouté à la notion du devoir que ce processus parfois est difficile, qu'il faut du courage etc.). De toute manière, ici l'existence est conçue non seulement comme quelque chose qui ne vient qu'après l'essence (= christianisme), mais en plus comme quelque chose qui n'est même pas (entièrement) actualisée une fois que la créature elle-même existe. Il y a donc comme un "reste", une créature qui existe déjà, mais qui n'a pas encore d'essence, qui attend d'être "uni" avec sa propre essence, et qui en attendant ne fait qu'exister, dépourvue d'essence (ce qui est censé être une triste situation, bien sûr). Souvent on dit alors que ce qui existe c'est le corps, et que l'essence c'est l'âme, et que l'âme doit informer le corps (qui néanmoins a déjà toute une vie à soi), tout comme l'idée ou la forme ou l'essence de la table informe (donne une forme à) le bois.

4. dans le spinozisme, une essence n'est plus en puissance d'une autre essence (comme le bois était en puissance de la table), elle est puissance. La question de savoir comment les deux essences ou substances (celle de l'âme, celle du corps) interagissent pour former "l'Homme" ne se pose plus, car chez Spinoza, l'âme ne peut pas agir sur le corps, âme et corps expriment bien plutôt la seule et même essence que la chose est, ici et maintenant.

Ceux qui introduisent une potentialité dans le spinozisme, essayent de retraduire une version de l'aristotélisme en une sorte de spinozisme, et cela en disant que l'homme que je suis est "en puissance" de ... l'essence de l'homme. C'est comme si le bois était en puissance du bois, ou la table en puissance de la table. Ce qui est déjà assez absurde. Il vaut donc mieux introduire une distinction entre deux types d'homme voir deux types d'essences: l'homme tel qu'il "existe", et l"Homme tel qu'on l'imagine être idéalement. Le premier homme est alors en puissance le deuxième homme. Si on mélange cela avec version 3 ci-dessus, on peut commencer à y injecter toutes les notions qui accompagnent l'idée de devoir devenir soi-même etc. (les hégéliens le font volontiers, ils disent alors que l'homme est "aliéné" de lui-même par l'influence de choses extérieures à lui). Or Spinoza dit bien que l'Homme n'existe pas, n'est qu'une abstraction. Il n'y a donc pas quelque chose comme l'essence de l'Homme, puisque dans le spinozisme, seul ce qui existe a une essence. L'Homme n'est qu'une idée, sans plus. Idée "générale", qui plus est, donc le "devenir soi-même" que ceci impliquerait qu'on devrait tous devenir le même homme.

Enfin, le problème majeur que l'on rencontre lorsqu'on veut ajouter au texte spinoziste partout où Spinoza parle d'une puissance le mot "en" (pour en faire une potentialité), c'est que chez Spinoza la puissance s'identifie à l'essence. Dès lors, c'est l'essence elle-même (l'essence de l'Homme, si l'on veut) qui serait "en puissance" d'autre chose, qui serait potentiellement autre chose. Alors que ceux qui pensent que l'homme est potentiellement autre chose qu'il ne l'est doivent bien sûr supposer que ce n'est que ce qu'on est, tel qu'on existe (notre "existence") qui est potentiellement un Homme meilleur (une "essence"), et non pas l'inverse (ce n'est pas l'essence de l'Homme qui est potentiellement autre chose, l'homme par exemple). Ce qu'ils font par là, c'est séparer essence et puissance (je suis en puissance ou potentiellement mon essence, je ne la suis pas encore; donc je suis déjà en puissance de mon essence, mais je ne suis pas encore mon essence), alors que justement, le coup de génie de Spinoza, c'était de les identifier (toute essence est elle-même puissance). Une fois qu'on fait cela, on est obligé de dire que toute essence est toujours pleinement actualisée, comme il le répète dans le scolie de l'E5P29 (car plus rien n'est "en" puissance, c'est-à-dire est déjà quelque chose mais n'a pas encore actualisé cette chose; ce qu'on est c'est notre essence elle-même, qui est puissance, une quantité déterminée de puissance d'agir et de penser qui se mesure à mes Actions actuelles).

BREF, pour faire de la puissance spinoziste une potentialité, il faut séparer essence et puissance, alors que Spinoza les identifie. Une essence est puissance et non pas "en puissance". Elle est donc puissance, tout court.


Dans l'espoir de m'être exprimée un peu plus clairement ... ? Sinon n'hésite pas à poser des questions supplémentaires!
L.

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Messagepar Louisa » 28 août 2009, 16:35

Sescho a écrit :... il apparaît on ne peut plus clairement que Spinoza parle de cette "nature humaine supérieure" dégagée par la Raison - tout être de Raison et non être réel soit-elle, la Raison étant par ailleurs ce qu'il y a de meilleur en l'Homme - comme de quelque chose d'infiniment précieux, et donc au contraire pas du tout comme d'un fatras d'idées confuses sans aucune valeur. Non ?


La nature humaine supérieure n'est certainement pas en tant que tel un "fatras d'idées confuses sans aucune valeur". La question me semble plutôt être: quel statut lui donner?

Le statut d'un être de raison, en effet. Qu'est-ce à dire? A mon sens, dans le spinozisme cela signifie qu'il s'agit d'une idée qui ne réfère à rien hors de l'intellect. Il n'y a donc pas quelque part une chose réelle qui y correspond. Ainsi le triangle est-il un être de raison, car il n'y a rien dans la nature qui correspond à ce triangle idéal tel que la géométrie le définit. C'est juste une idée qui nous permet de mieux ordonner nos idées à nous, et qui ainsi nous permet de mieux interagir avec la nature, c'est-à-dire d'obtenir d'elle davantage de choses qui sont bonnes pour nous. Et c'est lorsqu'on ne considère pas cette idée ainsi, pour s'imaginer qu'elle réfère à quelque chose de réel, qu'on est dans l'inadéquation.

De même, lorsque Spinoza dit que nous voulons tous acquérir une autre nature que celle que nous avons, une nature beaucoup plus puissante que la nôtre, cette idée de changer de nature n'est qu'un instrument, un modèle (exemplar, E4 Préface), qui devrait nous aider à être plus heureux, à avoir un Esprit plus satisfait. Mais plus satisfait de quoi? De lui-même (E4PLII scolie, E5PXXXI scolie, E5PXXXIII scolie)! C'est donc une idée qui in fine nous permet d'apprendre à nous aimer davantage tels que nous sommes, et d'apprendre à aimer les autres tels qu'ils sont, sans se dire qu'ils auraient tout de même pu et dû faire ceci ou cela. Il s'agit d'apprendre que jamais on n'aurait pu faire autrement que ce qu'on a fait (et ce qu'on va faire), puisque tout est toujours déjà déterminé et que chacun nécessairement pâtit de temps en temps c'est-à-dire pose des actes qui sont nocifs, et cela uniquement parce qu'autre chose que lui-même était en train de l'affecter.

C'est en cela qu'il s'agit à mon avis d'apprendre à laisser tomber l'idée qu'on serait "séparé" de ce qu'on est essentiellement. On est ce qu'on est, ici et maintenant. Ce qu'il s'agit d'apprendre, c'est qu'ici et maintenant je n'aurais jamais avoir pu être "meilleur" que ce que je ne suis. Qui plus est, "être meilleur" signifie être plus puissant. Le "modèle" que Spinoza nous propose nous permet précisément de penser ce "devenir meilleur" comme un "devenir actif" et non pas comme une "actualisation". Il s'agit de devenir plus puissant, et cela en essayant d'avoir davantage d'idées adéquates, donc en essayant de comprendre davantage. Lorsque j'ai compris une chose, je ne me suis pas "approchée" de mon essence censée être toujours là mais tout de même pas encore "moi". Lorsque j'ai compris une chose, je suis passée d'une essence plus faible à une essence plus forte. J'ai acquis davantage de puissance. Le remède aux Affects est à mon sens précisément cela: comment acquérir davantage de puissance d'agir et de penser? C'est-à-dire non pas "comment approcher mon existence (négatif) de mon essence (positif)?" mais "comment exister davantage (et donc avoir en même temps une essence plus puissante/forte?)".

Enfin, du moins est-ce ainsi que je le comprends pour l'instant. Si quelqu'un pense à l'une ou l'autre objection, elle est plus que bienvenue.
L.

PS: je ne crois pas que l'on peut identifier chez Spinoza l'expression "l'essence de l'Homme" et ce que serait l'essence de l'homme libre, tel que ceux qui identifient puissance et potentialité semblent le concevoir. Pour autant que je sache, lorsqu'il écrit l'homme avec majuscule, il désigne l'idée abstrait de l'homme en tant qu'on lui donne le statut d'être réel et non pas d'être de raison. Par conséquent, l'Ethique parle surtout de l'essence de l'homme, et il s'agit bel et bien de l'essence de l'homme tel qu'on pense qu'elle est actuellement, et non pas de l'un ou l'autre idéal. En guise d'exemple: les axiomes de l'E2. D'ailleurs, pour éviter le risque que l'on interpréterait le deuxième axiome comme l'un ou l'autre idéal à atteindre (genre "seul le véritable Homme, celui qui incarne l'essence de l'Homme dans ce qu'il a de mieux, pense"), on trouve y ajouté en néerlandais "autrement dit, nous savons que nous pensons". Ce sont bien nous, nous lecteurs tels que nous sommes, qui pensons, et qui le savons. Cet axiome fait donc appel à une expérience courante et réelle, et non pas à l'un ou l'autre Homo idealis.
Idem en ce qui concerne les Affects-Passions: ceux-ci font réellement diminuer notre puissance et donc notre essence. C'est pas qu'en pâtissant (en ayant tel ou tel vice, au yeux d'un moraliste) nous serions plus éloignés de notre si belle essence, chez Spinoza en pâtissant nous perdons à la fois une quantité de notre essence et de notre existence. Nous existons moins, et nous sommes essentiellement moins, lorsque nous pâtissons. Et tout cela caractérise la nature même de l'homme. Les passions font donc entièrement partie des propriétés de l'être de raison qu'est l'essence humaine. Encore une fois, je ne vois pas comment identifier cet être de raison chez Spinoza à l'un ou l'autre idéal qu'on ne serait que potentiellement.

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Messagepar sescho » 28 août 2009, 21:12

Bien. Peut-être progressons-nous…

1) Premier point : la Raison.

C’est le meilleur de l’Homme. Donc mettre quelque connotation péjorative que ce soit sur un produit de la Raison – comme un être de Raison – sous le prétexte que ce n’est pas un être réel (ce qui est effectivement le cas ; et ceci même s’il est vrai que Spinoza dit parfois que ce n’est QU’un être de Raison) est une erreur monumentale vis-à-vis de la philosophie de Spinoza.

Spinoza a écrit :TRE 44. … pour établir la vérité et bien raisonner il n'est besoin d'aucun instrument, mais que la vérité seule et le raisonnement seul suffisent ; car c'est en raisonnant bien que j'ai confirmé un bon raisonnement et que j'essaye encore de le confirmer.

CT2Ch4 (8) Note 2 : Nous ne pouvons avoir d’aucune créature particulière une idée qui soit parfaite, car la perfection de cette idée (c'est-à-dire la question de savoir si elle est vraiment parfaite ou non) ne peut se déduire que d’une idée parfaite, générale, ou être de raison.

CT2Ch24 [de la supériorité du troisième genre sur le deuxième, sur le même sujet] : (6) Enfin, nous voyons encore que la connaissance par raisonnement n'est pas en nous ce qu'il y a de meilleur, mais seulement un degré par lequel nous nous élevons au terme désiré, ou une sorte d'esprit bienfaisant qui, en dehors de toute erreur et de toute fraude, nous apporte la nouvelle du souverain bien et nous invite à le chercher et à nous unir à lui, laquelle union est notre salut véritable et notre béatitude.

E4P27S : … Or l’âme (par les propos 41 et 43, part. 2, et le Schol. de la Propos. 43) ne connaît les choses avec certitude qu’en tant qu’elle a des idées adéquates, c’est-à-dire en tant qu’elle use de la raison (ce qui est la même chose par le Schol. de la Propos. 40). …

E4P52 : La paix intérieure peut provenir de la raison, et cette paix née de la raison est la plus haute où il nous soit donné d’atteindre.

E5P12Dm : Les objets que nous concevons clairement et distinctement, ce sont les propriétés générales des choses, ou ce qui se déduit de ces propriétés (voyez la Défin. de la raison dans le Schol. 2 de la Propos. 40, part. 2) ...

E5P23S : … Les yeux de l’âme, ces yeux qui lui font voir et observer les choses, ce sont les démonstrations. …

Lettre 21 à Blyenbergh : … convaincu d’ailleurs, quand j’ai trouvé une démonstration solide, qu’il est impossible que je vienne jamais à en douter, je me repose avec une parfaite confiance et sans aucune crainte d’illusion dans ce que la raison me fait voir clairement, et je me tiens assuré, sans même lire l’Écriture sainte, qu’elle n’y peut contredire. …

TTP4 : … La meilleure partie de nous-mêmes, c’est l’entendement. Si donc nous voulons chercher ce qui nous est véritablement utile, nous devons nous efforcer de donner à notre entendement toute la perfection possible, puisque notre souverain bien consiste en cette perfection même. …

TTP13 : … si l’on prétend qu’il n’y a pas besoin à la vérité de connaître les attributs de Dieu, mais de croire tout simplement et sans démonstration, c’est là une véritable plaisanterie. Car les choses invisibles et tout ce qui est l’objet propre de l’entendement ne peuvent être aperçus autrement que par les yeux de la démonstration ; ceux donc à qui manquent ces démonstrations n’ont aucune connaissance de ces choses, et tout ce qu’ils en entendent dire ne frappe pas plus leur esprit ou ne contient pas plus de sens que les vains sons prononcés sans jugement et sans aucune intelligence par un automate ou un perroquet. …

TTP16 : ... ce que la raison dit être un mal n’est pas un mal par rapport à l’ordre et aux lois de la nature universelle, mais seulement par rapport aux lois de notre seule nature.

Ce dernier extrait, illustrant parfaitement le propos, montre que ceci a pour antécédent une erreur qui ne pardonne pas, toujours la même : faire confusion entre le plan de Dieu et le plan de l’Homme chez Spinoza. C’est rédhibitoire.

Il y a aussi, il est vrai, le fait que certaines notions générales sont confuses, telle « animal bipède sans plume » comme définition de l’Homme, et donc n’appartiennent pas à la Raison. Il y a aussi l’erreur elle-aussi rédhibitoire de faire d’êtres de Raison des êtres réels, comme un Bien substantiel (ce n’est pas le cas pour Platon, cela dit, pour lequel le Bien est synonyme de Dieu), ou une Volonté vue comme faculté première. C’est contre cela que Spinoza vitupère dans E2P40, par exemple. Pour autant, il existe des êtres de Raison qui rendent compte adéquatement d’une réalité.

Pour qui considère Spinoza comme un très grand auteur, constate on ne peut plus clairement qu’il base tout sur la Raison (et ultimement la Science qui en découle, ou qui y est contenue suivant l’acception du mot), qu’il dit qu’elle est le seul bien de l’Homme, qui met toute la force pour dire que l’être de Raison qu’est le souverain bien, par exemple, est le fondement incontournable de l’éthique (évidemment), il est totalement incohérent de prétendre que les êtres de Raison n’ont aucune valeur. Admirer la conséquence de quelqu’un qui se contredit de la plus radicale façon, dans la plus totale contradiction performative… ??? !!!

Note : et quoique nullement moralisateur, il utilise aussi nombre de termes fleuris pour qualifier les passions, d’ailleurs. Il ne faut pas confondre moraliste et moralisateur. Quand on rédige une Ethique on est forcément moraliste (au sens noble.) Il n’y a que ceux qui veulent se croire achevés dans leur état du moment pour appliquer « moralisation » à tout ce qui pourrait les remettre en cause, lois universelles de l’éthique comprises (mais cela ne sera jamais puissance et Béatitude, car les passions intactes s'y opposent toujours intrinsèquement.)

Et dire que les êtres de Raison ne sont rien de vrai mais qu’ils sont néanmoins utiles, etc. c’est se payer de mots. Si c’est utile, c’est que quelque part cela traduit une vérité.

Quelle est cette vérité ? Une LOI. Un être de Raison est une façon pratique d’exprimer une LOI. Tous les axiomes et propositions de l’Ethique sont l’expression de LOIS (de la Nature ; voir les nombreux extraits afférents sur le site : http://www.spinozaetnous.org/document-d48.html.)

Un exemple simple (un peu tiré par les cheveux, mais je l’espère parlant ; sur le plan physique c’est contestable mais ce n’est pas le sujet : il convient de regarder la Lune, pas le doigt) :

Supposons que les ballons gonflés à l’hélium acquièrent de la puissance propre en s’extrayant du champ de puissances extérieures à leur nature, soit en s’élevant dans le ciel, et ressentent proportionnellement de la plénitude dans leur âme, ce à quoi ils aspirent donc. Ce sont des LOIS liées à leur nature, dans la Nature qui les dépasse grandement. Pour les traduire, je pose un être de Raison « aller plus haut dans le ciel » et je l’appelle « Bien ». « Le plus haut accessible dans le ciel » je l’appelle « souverain Bien. » Voilà, c’est tout.

Si un ballon est pris dans une branche d’arbre, c’est là un fait réel. Mais la LOI reste : il ne vivra pas la Béatitude (c’est très exactement ce que signifie Spinoza à Blyenbergh et indirectement à Velthuyssen) : ce n’est pas parce que tout est fait de Nature que le ballon à l’hélium coincé au ras du sol ne vivra pas pour autant dans les affres, et qu’à l’occasion ne sera pas crevé… C’est « confatal. »

Une Ethique, cela indique au ballon comment se dégager des branches (ou plutôt expose les LOIS qui font qu'un ballon s'en dégage ou non ; mais il n’en tirera profit ou non qu’en vertu d’autres LOIS de la Nature / de sa nature, car tout sans exception dépend de ces lois.)

Autre exemple : pour l’estomac (ou le Corps, peu importe), le Bien c’est de manger quand la faim tenaille, le souverain Bien c’est la satiété. Ces termes sont aussi des traductions (dont on pourrait se passer, mais c’est alors plus compliqué à expliquer) de LOIS physiologiques. Manger et satiété ne sont pas des êtres réels pour qui meurt de faim ! Ce sont des êtres de Raison. Il n’empêche que si on m’indique comment me nourrir en m’expliquant ce qu’ils représentent (par les lois afférentes, toujours), j’ai un intérêt propre à ma nature (par ces mêmes lois) à m’en servir. Et les conséquences factuelles me le confirment !

Mais si je crève de faim, c’est un fait de Nature, pas de problème. Mais ce ne sera jamais la satiété !


Serge

P.S. On peut évidemment, puisque c'est ce que Spinoza fait lui-même, remplacer "Bien" par "augmentation de puissance" et "souverain Bien" corrélativement par "pleine puissance de l'Homme", autrement dit "maximum de puissance accessible à l'Homme."
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Messagepar Amstel » 29 août 2009, 18:11

Bonjour Louisa,

Louisa a écrit :[Deleuze] reconnaît qu'une essence n'est une essence que dans la mesure où elle est actuelle, or justement, Spinoza à l'air de dire exactement l'inverse.


Si Spinoza a voulu se raconter Dieu, Deleuze a voulu se raconter Spinoza, chacun utilisant son vocabulaire propre. Spinoza et Deleuze expriment les mêmes idées mais avec des mots différents. Par exemple, les «parties extensives» et les «parties intensives» de Deleuze font référence respectivement à la contingence et à l’immanence de Spinoza.

Mais je voudrais revenir à ce que Deleuze exprime par « actualisation du degré de puissance » et démontrer aussi que Deleuze ne dit pas qu'une essence n'est une essence que dans la mesure où elle est actuelle.

Dans son dernier scolie Spinoza précise très clairement « combien le Sage est puissant, et plus puissant que l'ignorant », il y a là, de toute évidence, une différence de degré de puissance entre le Sage et l’ignorant. Cependant, l’essence de l’ignorant est éternellement la même que l’essence de ce même ignorant devenu Sage.

Cette même essence en tant que degré de puissance, en tant que puissance d’accumuler des idées adéquates, en tant que puissance de comprendre un maximum de choses singulières et donc de comprendre Dieu le plus possible (524) ; cette même essence s’élève donc a une puissance supérieure. Et cette élévation ne peut avoir lieu que dans la durée.

Spinoza ne déclarait-il pas a Guillaume de Blyenberg : « Le fruit que j’ai retiré de mon pouvoir naturel de comprendre – sans jamais l’avoir trouvé en défaut – a fait de moi un homme heureux. Car j’en tire de la joie et je m’efforce de traverser la vie non dans la tristesse et les larmes, mais dans la quiétude de l’âme, la joie et la gaieté. Ainsi je m’élève d’un degré. » (Lettre XXI)

La puissance du Sage est manifestement supérieure a celle de l’ignorant (542S), il existe donc chez Spinoza et Deleuze une actualisation ou une élévation du degré de puissance de l’essence, même si cette essence en tant que puissance de comprendre reste éternellement la même.

PS : merci pour les extraits du cours du 21 décembre 1980 que je vais lire intégralement

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Messagepar sescho » 29 août 2009, 22:02

Second point : l’essence de l’Homme.

Déjà, Spinoza utilise clairement le terme. Par exemple :

Spinoza a écrit :PM1Ch1 : … Aristote est tombé dans l’erreur la plus grande s’il a cru avoir expliqué adéquatement l’essence de l’homme par sa propre définition…

E2P10 : L’être de la substance n’appartient pas à l’essence de l’homme ; en d’autres termes, ce n’est pas la substance qui constitue la forme ou l’essence de l’homme.

Corollaire : Il suit de là que ce qui constitue l’essence de l’homme, ce sont certaines modifications des attributs de Dieu. Car l’être de la substance (par la Propos. précéd.) n’appartient pas à l’essence de l’homme. L’essence de l’homme est donc (par la Propos. 15, partie 1) quelque chose qui est en Dieu et ne peut être sans Dieu, autrement dit (par le Corollaire de la Propos. 25, partie 1), une affection ou un mode qui exprime la nature de certaine façon déterminée.

E3AppDA1Expl : … par une affection de l’essence de l’homme, nous entendons un état quelconque de cette même essence, soit inné, soit conçu par son rapport au seul attribut de la pensée, ou par son rapport au seul attribut de l’étendue, soit enfin rapporté à la fois à l’un et l’autre de ces attributs. …

E3P57 : Toute passion d’un individu quelconque diffère de la passion d’un autre individu autant que l’essence du premier diffère de celle du second.

Démonstration : … le désir est la nature même ou l’essence de chaque individu …

Scholie : Il suit de là que les passions des animaux que nous appelons privés de raison (car nous ne pouvons, connaissant l’origine de l’âme, refuser aux bêtes le sentiment) doivent différer des passions des hommes autant que leur nature diffère de la nature humaine. Le cheval et l’homme obéissent tous deux à l’appétit de la génération, mais chez celui-là, l’appétit est tout animal ; chez celui-ci, il a le caractère d’un penchant humain. De même, il doit y avoir de la différence entre les penchants et les appétits des insectes, et ceux des poissons, des oiseaux. Ainsi donc, quoique chaque individu vive content de sa nature et y trouve son bonheur, cette vie, ce bonheur ne sont autre chose que l’idée ou l’âme de ce même individu, et c’est pourquoi il y a entre le bonheur de l’un et celui de l’autre autant de diversité qu’entre leurs essences. Enfin, il résulte aussi de la Proposition précédente que la différence n’est pas médiocre entre le bonheur que peut ressentir un ivrogne et celui qui est goûté par un philosophe, et c’est une remarque que j’ai tenu à faire ici en passant. Voilà ce que j’avais à dire des affections qui se rapportent à l’homme en tant qu’il pâtit. Il me reste à ajouter quelques mots sur celles qui se rapportent à l’homme en tant qu’il agit.

E4D8 : … la vertu, c’est l’essence même ou la nature de l’homme, en tant qu’il a la puissance de faire certaines choses qui se peuvent concevoir par les seules lois de sa nature elle-même.

TTP4 : … Si nous considérons maintenant avec attention la nature de la loi divine naturelle, telle que nous l’avons définie tout à l’heure, nous reconnaîtrons : 1° qu’elle est universelle, c’est-à-dire commune à tous les hommes ; nous l’avons déduite en effet de la nature humaine prise dans sa généralité

Rappelons en passant que l’essence d’un mode n’inclut pas l’attribut (E2P10, confirmé par CTApp2(8) par exemple) : c’est une forme dans l’attribut. Par ailleurs, les essences de toutes choses sont éternelles et sont « partie » de l’essence de Dieu (modifié.) Spinoza dit même dans les PM et le CT que seul Dieu a une essence et les autres choses non (voir extraits plus bas).

Le terme « essence de l’Homme » ne peut s’appliquer qu’à l’essence commune à tous les hommes (« essence de genre ») réels, laquelle est bien sûr partie de l’essence de Dieu (« dans lequel les essences individuelles ne sont pas rangées dans une penderie ».) Cette essence commune (à tous les hommes réels, c’est entendu ; personne ne dit que « nature humaine » est un mode qui marche…) est nécessairement indépendante de l’histoire individuelle de chacun, donc de toute relation avec une essence extérieure (imagination, mémoire, etc.) Cette notion générale est indispensable, comme bien d’autres, au développement de la Raison (qui ne peut plus radicalement absolument pas traiter de singulier en tant que singulier.) Cette essence est « traduite » par un ensemble de lois (de la nature humaine.)

Un éventuel problème est que Spinoza utilise alternativement « essence » en tant qu’ « essence de genre » et en tant qu’ « essence totale » d’un individu particulier (les deux dans E3P57S ci-dessus, singulière dans E3P9Dm, par exemple, et « de genre » dans E4Pré ci-dessous.)

Spinoza a écrit :E3P9Dm : L’essence de l’âme est constituée par des idées adéquates et inadéquates …

E4Pré : … Il est important de remarquer ici que quand je dis qu’une chose passe d’une moindre perfection à une perfection plus grande, ou réciproquement, je n’entends pas qu’elle passe d’une certaine essence, d’une certaine forme, à une autre (supposez, en effet, qu’un cheval devienne un homme ou un insecte : dans les deux cas, il est également détruit) ; j’entends par là que nous concevons la puissance d’agir de cette chose, en tant qu’elle est comprise dans sa nature, comme augmentée ou diminuée. …

Le contexte permet cependant de s’y retrouver.

Une autre erreur fondamentale ici consiste à poser les choses singulières d’abord (de fait, si ce n’est dans les mots), et de plaquer Dieu dessus ensuite, et donc de considérer qu’il n’est d’essence que singulière (y compris en Dieu, donc, d’où « la penderie »), sans doute par extrapolation abusive massive de Spinoza disant que les seuls êtres réels sont les choses singulières et pas les générales. Auquel cas on ne comprend plus rien à la pertinence de l’essence de genre (alors même qu’il est bien clair que tout énoncé de loi au sujet de l’Homme ne peut porter que sur l’essence commune à tous les hommes, et que cela est bien justifié de première évidence par une communauté d’essence, c’est à dire tout simplement une communauté de nature ; et la pertinence de toutes les lois de la nature humaine déduites dans l’Ethique même en dépend indissociablement...) En somme, c’est une façon de substantifier les choses singulières en tant que singulières parfaitement contraire à la démarche correctement ordonnée selon Spinoza :

Spinoza a écrit :E2P10S : … la plupart des philosophes… n’ont pas gardé l’ordre philosophique des idées. La nature divine, qu’ils devaient avant tout contempler, parce qu’elle est la première, aussi bien dans l’ordre des connaissances que dans l’ordre des choses, ils l’ont mise la dernière ; et ces choses qu’on appelle objet des sens, ils les ont jugées antérieures à tout le reste. …

Cette erreur rejoint la divinisation de la singularité en tant que telle, et donc par conséquent le refus de toute règle éthique commune à tous les hommes (tous les hommes singuliers différant forcément, même des jumeaux homozygotes). Outre que c’est, encore une fois, rigoureusement contraire au développement même de l’Ethique telle qu’elle est, Spinoza dit bien :

Spinoza a écrit :TTP1 : … les choses que nous savons par la lumière naturelle dépendent entièrement de la connaissance de Dieu et de ses éternels décrets ; cette connaissance naturelle, appuyée sur les communs fondements de la raison des hommes, leur est commune à tous, le vulgaire en fait moins de cas ; le vulgaire, en effet, court toujours aux choses rares et surnaturelles, et il dédaigne les dons que la nature a faits à tous. …

C’est du tout ou rien, en somme, comme si la chose singulière en tant que singulière était l’alpha et l’oméga de la Nature, avec Dieu plaqué par dessus. C’est oublier que les choses singulières changent en permanence (c’est une évidence absolue : si la singularité est royale, une seule perte d’atome non remplacé, la captation du moindre photon, la fait évoluer. Ceci s’oppose donc directement à plusieurs assertions de Spinoza concernant le maintien de l’essence malgré divers changements (mais il s’agit alors de l’essence de genre, bien sûr.) Non content qu’elles changent en permanence, mais elles sont par nécessité absolue (il n’y a pas de vide dans l’Étendue) en interaction avec d’autres choses singulières (impermanence et interdépendance vont de pair, d’ailleurs, le Mouvement étant là de toute éternité.)

La seule vérité possible dans ce cadre, c’est que les choses singulières (en acte, donc) n’ont aucune essence propre ; elles ne sont que des manifestations transitoires dans l’existence en acte de l’essence divine, ce qui se traduit par un changement continu de « leur » (terme très impropre, donc) essence – ou nature – incarnée – ou formelle –, en tant que singulière, et une certaine durée (finie) en tant que « de genre. »

C’est pourquoi Spinoza dit en plusieurs endroits que seul Dieu a une essence et pas les modes, et aussi que pour les choses singulières l’existence se distingue radicalement de l’existence (ce qui permet par ailleurs la multiplicité des existences avec une unique essence commune), contrairement à ce qui est pour Dieu.

Spinoza a écrit :PM1Ch2 : … l'Être de l'Essence n'est rien d'autre que la façon dont les choses créées sont comprises dans les attributs de Dieu ; …

… en Dieu l'essence ne se distingue pas de l'existence, puisque sans l'existence l'essence ne peut pas être conçue ; dans les autres êtres l'essence diffère de l'existence ; car on peut concevoir la première sans la dernière. …

PM1Ch3 : … les choses créées n’ont d’elles-mêmes aucune nécessité : puisqu’elles n’ont d’elles-mêmes aucune essence et n’existent pas par elles-mêmes.

CT2Ch5 : (10) … Nous savons par expérience que Dieu seul a une essence et que les autres choses n'en ont pas, mais ne sont que des modes ; or les modes ne peuvent être bien compris sans l'essence dont ils dépendent immédiatement …

Le point final tient en cela :

Spinoza a écrit :E4P33 : Les hommes peuvent différer de nature, en tant qu’ils sont livrés au conflit des affections passives, et sous ce point de vue, un seul et même homme varie et diffère de soi-même.

E4P34 : Les hommes, en tant qu’ils sont livrés au conflit des affections passives, peuvent être contraires les uns aux autres.

E4P35 : Les hommes ne sont constamment et nécessairement en conformité de nature qu’en tant qu’ils vivent selon les conseils de la raison.

La démarche de Spinoza est claire : « le problème existentiel » (le « mal » : idées inadéquates, désirs et émotions appuyés dessus : les passions, donc) vient uniquement lorsque notre essence est « hybridée », via la sensation / imagination / mémoire, par des essences étrangères à notre nature (définition de l’inadéquation.) La puissance de l’Homme ne s’établit a contrario que lorsqu’il est habité par ce qui ne relève que de son essence propre, non hybridée, qui est commune à tout le genre humain (donc partie de l’essence de genre, d’où la communauté précédente en acte, etc.) Ce qui relève de son essence propre, c’est la Raison, précisément (qui ne connaît l’essence d’aucune chose singulière en tant que singulière, sauf sans doute celle du Sage pour le Sage), et de fait ultimement seulement la science intuitive qu’elle suscite en lui montrant verbalement le chemin : la connaissance du troisième genre.

Au sommet de cette connaissance se trouve celle de Dieu, qui est antérieur à tout, s’impose parfaitement en tout ; connaissance éternelle, indépendante des circonstances de la vie, commune à tous les hommes (qui se concilient alors d’une amitié parfaite), et bien évidemment incompatible avec toutes les passions, à commencer par l’Orgueil (le libre-arbitre étant une totale fiction dans ce cadre, aucun acte ne peut donc à proprement parler être personnalisé, alors même que généré par un individu particulier.)


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Messagepar Louisa » 30 août 2009, 03:00

Sescho a écrit :1) Premier point : la Raison.

C’est le meilleur de l’Homme. Donc mettre quelque connotation péjorative que ce soit sur un produit de la Raison – comme un être de Raison – sous le prétexte que ce n’est pas un être réel (ce qui est effectivement le cas ; et ceci même s’il est vrai que Spinoza dit parfois que ce n’est QU’un être de Raison) est une erreur monumentale vis-à-vis de la philosophie de Spinoza.


Nous sommes bien d'accord là-dessus, Spinoza dit explicitement que la raison est la meilleure partie de l'homme. Et il dit notamment que "(...) seule la satisfaction qui naît de la raison est la plus haute qui puisse exister" (E4PLII). Car "(...) la vraie puissance d'agir ou vertu de l'homme est la raison elle-même (...)". Donc en effet, il est impossible d'associer une quelconque connotation négative à la raison.

Cela signifie également que la notion "être de raison" n'a rien de négatif ou de péjoratif en soi. Comme déjà dit, le problème ne se pose que lorsqu'on attribue à l'idée qui est un être de raison une existence hors de l'intellect (donc lorsqu'on attribue à l'être de raison un autre statut que celui d'un être de raison). C'est ce qui arrive par exemple lorsqu'on dit que le triangle tel que la raison le définit, existe réellement, hors de l'intellect. Faire cela revient à avoir une idée inadéquate du triangle, puisqu'en vérité, le triangle est un être de raison, et non pas un être réel. Bien sûr, cela ne "dévalorise" en rien la raison ou un être de raison, au contraire même, c'est bien grâce à la raison que nous pouvons nous rendre compte de cette idée inadéquate ou de cette erreur, pour la corriger aussitôt.

Là où je ne serais pas d'accord, c'est lorsque tu dis que l'Homme serait un exemple d'un être de raison. Spinoza dit explicitement (E2P40) que l'Homme (c'est-à-dire le mot écrit avec majuscule) n'est qu'une "notion Universelle", et les notions universelles sont des idées inadéquates, des idées confuses "au plus haut point. On les forme à cause d'une faiblesse de notre imagination, pas du tout grâce à la raison. Il convient donc de distinguer l'universel "Homme" de tout ce que Spinoza par après va dire sur l'homme (avec minuscule) - ce qui inclut non seulement ce qu'il a de mieux, mais aussi ce qui appartient à sa nature et qui est de l'ordre des Passions (en effet, il est autant propre à la nature de l'homme d'avoir des idées inadéquates que d'avoir des idées adéquates).

A mon sens, on peut dire (à vérifier) que ce qu'il dit sur l'essence de l'homme par exemple a le statut d'un être de raison. Donc tout ce qu'il en dit est très intéressant en tant qu'instrument de notre bonheur, aussi longtemps que nous ne nous imaginons pas qu'il y a quelque chose hors de l'intellect qui y correspond. D'autre part, ce à quoi nous aspirons, ce n'est pas d'acquérir l'essence de l'Homme (cette chimère produite par l'imagination qui atteint ses limites), mais acquérir l'essence de l'homme libre, qui se caractérise par une essence beaucoup plus puissante que celle que nous avons actuellement (je reviens là-dessus dans ma réponse à Amstel).

Pour revenir au sujet qui nous occupe, celui de la possibilité d'une potentialité ou d'une identification entre la puissance spinoziste et la puissance aristotélicienne (ou encore entre la puissance spinoziste et la potentialité): on ne peut donc dire que le bonheur consiste à s'approcher de l'essence de l'homme, puisque cette essence n'est qu'une idée, idée qui ne réfère à rien hors de l'intellect. Il n'y a pas quelque part dans le monde une essence que chaque homme singulier serait "en puissance", mais qu'il devrait actualiser. Chaque homme singulier a toujours une essence singulière déjà entièrement actuelle, et ce qui est nécessaire pour devenir heureux, c'est de réussir à maximalement comprendre cette essence actuelle, c'est-à-dire à maximalement comprendre quelles sont les idées adéquates et inadéquates qui la composent à tel ou tel moment.

Sescho a écrit :
Spinoza a écrit :TTP16 : ... ce que la raison dit être un mal n’est pas un mal par rapport à l’ordre et aux lois de la nature universelle, mais seulement par rapport aux lois de notre seule nature.


Ce dernier extrait, illustrant parfaitement le propos, montre que ceci a pour antécédent une erreur qui ne pardonne pas, toujours la même : faire confusion entre le plan de Dieu et le plan de l’Homme chez Spinoza. C’est rédhibitoire.


Disons que je donne un sens moins "dramatique" à ce passage que ce tu sembles faire. Ce qu'il dit ici, c'est juste répéter ce qu'il dira dans la préface de l'E4: lorsque Spinoza parle de bon et de mauvais, il ne parle pas d'un Bien ou d'un Mal. Il ne parle pas de quelque chose qui serait intrinsèquement bon, où la bonté appartenait à son essence même. La bonté est une dénomination extrinsèque. Rien n'est bon "en soi". Les lois de la nature n'ont pas déterminé ce qui devrait absolument parlant être Bien et ce qui devrait être Mauvais. Tout "bien" est toujours bon pour quelque chose. De même, ce qui est bon du point de vue de la raison, n'est pas un bien intrinsèque à la chose dite bonne, c'est ce qui est bon pour tous les êtres qui sont dotés de la raison, c'est-à-dire n'est bon du point de vue de la raison que la chose qui augmente la puissance d'agir et de penser de celui qui l'acquiert. Mais la même chose pourra très bien être mauvaise pour un autre (en effet, se nourir de lait de vache est bon pour certains hommes, mais mortels pour d'autres; le lait de vache n'est donc pas bon en soi, ou absolument bon, ou un Bien, il n'est bon que pour certains, et mauvais pour d'autres).

Enfin, Spinoza ne parle pas du pardon et à mon avis cela n'est pas un hasard. On ne pardonne que celui dont on dit qu'il est coupable de la faute commise, on ne pardonne que celui dont on trouve qu'il aurait pu éviter cette faute, sinon cela ne sert à rien de pardonner. Or justement, dans le spinozisme nous ne sommes responsables que de nos idées adéquates, jamais de nos idées inadéquates ou de nos erreurs, qui sont causées par des choses extérieures à nous.

Je dirais donc que le pardon est lié à l'idée de péché au sens où l'utilisent ce que Spinoza appelle les "moralistes": il y aurait quelque part un Bien absolu, et l'homme qui s'en détourne volontiers est en ce sens-là vicieux. A cause du péché originel, nous sommes mêmes vicieux par nature. Alors que chez Spinoza toutes ces notions ("péché", "vice", ...) deviennent "relatives" et ne sont plus des termes qui peuvent désigner la nature de l'homme, ils ont plutôt trait aux lois de la Cité, si bien que ce qui est péché dans une Cité ne l'est absolument pas dans une autre, et ainsi de suite (voir les deux dernières phrases de l'E4P37 scolie II).

Enfin, je ne crois pas que l'erreur le plus dénoncée chez Spinoza ce serait de confondre le "plan" de Dieu et celui de l'homme. Ces deux "plans" ne sont précisément que deux plans différents dans une pensée de la transcendance (telle que le christianisme), où ce qui est crée par le divin ne peut pas être divin lui-même. Tout est divin chez Spinoza, il n'y a plus de créateur et de créature, il n'y a plus de distance entre Dieu et l'homme, Dieu est devenu cause immanente, et l'homme est une modification de l'essence même de Dieu, l'homme est un accident qui arrive à Dieu, et à l'intérieur même de Dieu. C'est pourquoi Bernard Pautrat (traducteur de l'Ethique) a raison de dire que dans le spinozisme l'homme est "du Dieu". Tout mode d'une substance appartient à cette substance. Ma jambe qui se promène est une "modification" de mon essence à moi, mais cela ne rend pas cette jambe moins "louisa" que ce qui constitue mon essence même. Dans une substance, aussi bien l'essence de la substance que les modes de cette essence appartiennent entièrement à la substance. Si la substance est divine (et dans le spinozisme il n'y a qu'une seule substance, c'est la substance divine), alors aussi bien l'essence de la substance que les modes de la substance sont divins.

Dans le spinozisme il faut donc abandonner le schéma classique où l'homme et Dieu se situent sur deux plans différents (ce qui constitue précisément l'une des grandes innovations du spinozisme). La distinction ne se joue plus du tout entre l'homme (hors de Dieu) et Dieu (fin de toute transcendance), elle se joue à l'intérieur même de Dieu (puisque plus rien ne se trouve hors de Dieu), où l'être de l'essence de la substance est totalement différente de l'être d'un mode de la substance (l'un est infini, l'autre pas, l'un est cause immanente de toutes choses, l'autre est cause transitive d'un nombre fini de choses, etc.). Les deux sont divins. Mais ils n'ont pas le même type d'essence, et bien comprendre en quoi les deux types d'essence sont différents est important pour pouvoir comprendre le troisième genre de connaissance (j'anticipe déjà sur ma réponse au dernier message de Sescho; j'y reviens).


Sescho a écrit :Il y a aussi, il est vrai, le fait que certaines notions générales sont confuses, telle « animal bipède sans plume » comme définition de l’Homme, et donc n’appartiennent pas à la Raison.


Il me semble que Spinoza est plus radicale, il dit que la notion Universelle "Homme" est elle-même confuse au plus haut point (E2P40).

Sescho a écrit :Il y a aussi l’erreur elle-aussi rédhibitoire de faire d’êtres de Raison des êtres réels, comme un Bien substantiel (ce n’est pas le cas pour Platon, cela dit, pour lequel le Bien est synonyme de Dieu), ou une Volonté vue comme faculté première. C’est contre cela que Spinoza vitupère dans E2P40, par exemple. Pour autant, il existe des êtres de Raison qui rendent compte adéquatement d’une réalité.


je ne suis pas certaine de bien comprendre ce que tu veux dire par "Bien substantiel", mais en effet, nous sommes d'accord pour dire que donner à un être de raison (Spinoza ne met pas de majuscule à "raison", et j'ai l'impression que son jeu avec les majuscules et minuscules n'est pas fait par hasard, donc je tends à respecter sa manière d'écrire les mots) le statut d'un être réel, c'est avoir une idée inadéquate de cet être de raison.

Si tu dis qu'il existe des êtres de raison qui rendent compte adéquatement d'une réalité, sommes-nous d'accord pour dire que ces réalités ne se trouvent que dans l'intellect humain, et non pas hors de lui? Et si tu n'es pas d'accord, à quel type d'êtres de raison penses-tu?

Sescho a écrit :Pour qui considère Spinoza comme un très grand auteur, constate on ne peut plus clairement qu’il base tout sur la Raison (et ultimement la Science qui en découle, ou qui y est contenue suivant l’acception du mot), qu’il dit qu’elle est le seul bien de l’Homme


là-dessus nous sommes d'accord.

Sescho a écrit :, qui met toute la force pour dire que l’être de Raison qu’est le souverain bien


je crois qu'il dit plutôt que comprendre est le souverain bien, et ce qu'il faut avant tout comprendre c'est l'essence de Dieu, puis l'essence des choses singulières. Je vois mal comment ces essences ne seraient que des êtres de raisons, c'est-à-dire des idées qui ne réfèrent à rien hors de l'intellect humain. Ce serait faire du spinozisme un idéalisme, plus même un solipsisme. Je ne veux pas exclure a priori cette possibilité, mais qu'est-ce qui te ferais penser cela?

Sescho a écrit :il est totalement incohérent de prétendre que les êtres de Raison n’ont aucune valeur.


je ne pense pas avoir dit cela. A mon avis il s'agit d'un malentendu. Dire qu'un être de raison ne réfère à rien hors de l'intellect n'est pas du tout la même chose que dire qu'il n'aurait aucune valeur. Je ne parlais pas des "valeurs" éventuelles des êtres de raison, mais de leur statut ontologique, sachant qu'on peut s'imaginer que ce sont des idées qui réfèrent à quelque chose hors de l'intellect (comme le pense le réalisme des universaux), alors que dans le spinozisme, qui en ce sens est un nominalisme, ils n'existent que dans l'intellect. Mais cela ne les rends pas moins nécessaire en tant qu'instrument de penser et d'action pour les hommes. Au contraire même, on pourrait dire qu'ils n'acquièrent leur véritable utilité, du point de vue du spinozisme, que lorsqu'on comprend qu'ils ne réfèrent à rien hors de l'intellect, car alors on en aura une idée adéquate, et donc on aura compris quelque chose, et on pourra construire sur base d'eux d'autres idées adéquates. Les êtres de raison ont donc tout à fait leur place dans tout "devenir Actif".

Sescho a écrit :Note : et quoique nullement moralisateur, il utilise aussi nombre de termes fleuris pour qualifier les passions, d’ailleurs.


en effet, mais il ne les utilise que pour les retraduire en des termes non moralisateur. C'est-à-dire en enlevant tout ce qui réfère au libre arbitre, à la possibilité de choisir et donc de pécher juste en ayant telle ou telle Passion. On subit les Passions chez Spinoza, on n'en n'est pas l'auteur ultime. C'est en cela que le Courage perd tout "mérite", une fois qu'on le considère more geometrico, pour ne devenir qu'une idée peu adéquate. Il y a un gigantesque exercice de retraduction là, qui est précisément ce qui permet de quitter, pour chaque Passion singulière, le royaume des moralistes pour commencer à les traiter (et donc à y remédier) tout autrement. A chaque fois, il prend un mot propre au vocabulaire des moralistes, pour le rédéfinir et lui donner un tout nouveau sens, "non moraliste", un sens purement more geometrico. Ce qui signifie que dans la vie quotidienne c'est cela qu'il faut faire lorsqu'on veut appliquer le spinozisme: lorsque je pense de x qu'il est courageux, il faut que je me dise immédiatement qu'en fait je ne suis qu'en train de ne pas comprendre ce qui fait que x sait faire ce qu'il vient de faire alors que je m'imagine ne pas être capable de faire la même chose moi. On voit qu'ainsi x perd tout "mérite" de son acte. On le "dé-moralise" donc. C'est faire cela systématiquement pour toutes les notions qui viennent du moralise qui constitue le remède proprement spinoziste aux Affects.

Sescho a écrit :Il ne faut pas confondre moraliste et moralisateur. Quand on rédige une Ethique on est forcément moraliste (au sens noble.) Il n’y a que ceux qui veulent se croire achevés dans leur état du moment pour appliquer « moralisation » à tout ce qui pourrait les remettre en cause, lois universelles de l’éthique comprises (mais cela ne sera jamais puissance et Béatitude, car les passions intactes s'y opposent toujours intrinsèquement.)


Je crois qu'à ce sujet il faut être prudent. En philosophie les grandes pensées s'équivalent, on ne peut pas attacher des étiquettes "moralisantes" à telle ou telle pensée, selon qu'on s'y sent plus proche ou plus éloigné. Kant, qui a créé une merveilleuse pensée basée notamment sur le libre arbitre, n'était pas un homme plus "vicieux" et n'a pas produit une philosophie plus vicieuse que Spinoza. Il propose tout simplement une toute autre manière de penser et de concevoir les choses, d'enchaîner ses idées (en se basant lui aussi sur Dieu!), que Spinoza.

Sinon il est clair que Spinoza n'utilise jamais le mot "moraliste" dans un sens positif. Il faut donc à mon avis passer à un autre type de pensée pour pouvoir y concevoir un sens noble. En attendant, que comprends-tu par "moraliste au sens noble"?

Sescho a écrit :Et dire que les êtres de Raison ne sont rien de vrai mais qu’ils sont néanmoins utiles, etc. c’est se payer de mots. Si c’est utile, c’est que quelque part cela traduit une vérité.


je n'ai certainement pas dit que les êtres de raison ne sont rien de vrai. La définition du triangle telle que le donne Euclide est vraie, bien sûr, tout en étant un être de raison (car tout ce que la raison produit est vrai, elle ne sait pas produire du faux). Et seul ce qui est vrai est utile à l'homme, dans le spinozisme. Ou inversement, comme tu le dis, ce qui est utile à l'homme traduit inévitablement quelque part une vérité.

Sescho a écrit :Quelle est cette vérité ? Une LOI. Un être de Raison est une façon pratique d’exprimer une LOI.


Dirais-tu que la définition du triangle donne une loi?

De prime abord je dirais: elle donne la manière de construire conceptuellement (c'est-à-dire à l'intérieur de l'intellect) une figure appelée "triangle" (c'est ainsi que je crois que Spinoza caractérise lui-même ce qu'il appelle une "vraie" définition). J'aurais tendance à penser que Spinoza ne parle de lois que quand il s'agit de lois de la nature. Alors que justement, il n'existe aucun triangle dans la nature qui correspond à la définition d'Euclide (puisqu'il n'est qu'un être de raison).

Sescho a écrit : Tous les axiomes et propositions de l’Ethique sont l’expression de LOIS (de la Nature ; voir les nombreux extraits afférents sur le site : http://www.spinozaetnous.org/document-d48.html.)


de nouveau, j'aurais tendance à dire que les axiomes portent sur des propriétés des choses. Une loi à mes yeux dit comment une chose produit systématiquement une autre chose. Les axiomes ne disent pas vraiment quelque chose de semblable.

Sescho a écrit :Un exemple simple (un peu tiré par les cheveux, mais je l’espère parlant ; sur le plan physique c’est contestable mais ce n’est pas le sujet : il convient de regarder la Lune, pas le doigt) :

Supposons que les ballons gonflés à l’hélium acquièrent de la puissance propre en s’extrayant du champ de puissances extérieures à leur nature, soit en s’élevant dans le ciel, et ressentent proportionnellement de la plénitude dans leur âme, ce à quoi ils aspirent donc. Ce sont des LOIS liées à leur nature, dans la Nature qui les dépasse grandement. Pour les traduire, je pose un être de Raison « aller plus haut dans le ciel » et je l’appelle « Bien ». « Le plus haut accessible dans le ciel » je l’appelle « souverain Bien. » Voilà, c’est tout.


je crois que cet exemple permet peut-être en effet de mieux comprendre comment tu vois les choses (à vérifier, néanmoins ...).

Si je t'ai bien compris, je serais en effet d'accord pour dire qu'ici tu donnes un bel exemple d'une loi. Si l'on met de l'hélium dans un ballon (cause), alors il s'élèvera dans le ciel (effet). On a donc déterminé un rapport causal précis, autrement dit une loi.

Or, lorsque Spinoza dit dans un axiome "l'homme pense", je ne crois pas qu'il donne une loi, il donne plutôt une propriété de la nature de l'homme, tout court, non?

Enfin, ce avec quoi je ne serais pas d'accord dans ton exemple (mais là je me permets un instant de regarder le doigt et non pas la lune), c'est qu'à mes yeux ici tu parles vraiment en bon aristotélicien, et non en tant que spinoziste. Tu appliques en effet très bien l'idée aristotélicienne d'entélechie (qui est une forme de finalisme): toute chose aspire à sa "fin", à sa "destinée", à ce qu'elle doit être, à son "lieu naturel" dit aussi Aristote. C'est précisément ici que nous rencontrons les notions aristotéliciennes de potentialité et d'actualité. Et c'est précisément ce genre de "mouvement" qui à mon sens est totalement absent dans le spinozisme (pour les raisons déjà données, mais aussi parce que le more geometrico, comme il le dit explicitement dans l'Ethique, se caractérise par le fait d'expliquer tout sans faire appel aux notions de fin ou à un quelconque finalisme; en effet, Spinoza suit en cela la grande invention du XVIIe siècle, ce par quoi la science moderne est née, et qui est le geste fondateur de Galilée de laisser tomber toute référence à la cause finale d'Aristote, geste qui a précisément fait tomber la science aristotélicienne dans ce qui depuis lors appartient au passé pré-moderne ou pré-scientifique. En effet, lorsque Galilée a trouvé la loi de la chute des corps en faisant rouler des billes le long d'un plan incliné, il l'a trouvé en ne supposant plus qu'ainsi les billes vont aller rejoindre leur "lieu naturel", "aspirés", comme tu le dis, par ce qu'elles devraient être/faire, et sa loi n'y réfère plus du tout non plus; la science moderne ne laisse subsister que la cause efficiente, et c'est exactement ce que Spinoza dit vouloir faire dans son Ethique, reprochant aux moralistes de continuer à penser en des termes finalistes).

Sescho a écrit :Si un ballon est pris dans une branche d’arbre, c’est là un fait réel. Mais la LOI reste : il ne vivra pas la Béatitude (c’est très exactement ce que signifie Spinoza à Blyenbergh et indirectement à Velthuyssen) : ce n’est pas parce que tout est fait de Nature que le ballon à l’hélium coincé au ras du sol ne vivra pas pour autant dans les affres, et qu’à l’occasion ne sera pas crevé… C’est « confatal. »


de nouveau, je ne vois pas comment identifier la béatitude chez Spinoza à un genre de "lieu naturel" aristotélicien, que toute chose devrait rejoindre. D'une part je ne le vois pas pour les raisons que je viens de donner, et d'autre part aussi parce que je crois que dans le spinozisme, seul l'homme peut devenir béat/heureux. Je ne crois pas que cela a un sens de dire qu'une pierre peut atteindre la béatitude (or cela n'était peut-être pas important dans ton exemple, ici je suis peut-être en train de regarder le doigt au lieu de la lune? Si oui, on peut laisser tomber ce que je viens d'en dire).

Sescho a écrit :Une Ethique, cela indique au ballon comment se dégager des branches (ou plutôt expose les LOIS qui font qu'un ballon s'en dégage ou non ; mais il n’en tirera profit ou non qu’en vertu d’autres LOIS de la Nature / de sa nature, car tout sans exception dépend de ces lois.)


oui, tout à fait d'accord.

Sescho a écrit :Autre exemple : pour l’estomac (ou le Corps, peu importe), le Bien c’est de manger quand la faim tenaille, le souverain Bien c’est la satiété. Ces termes sont aussi des traductions (dont on pourrait se passer, mais c’est alors plus compliqué à expliquer) de LOIS physiologiques. Manger et satiété ne sont pas des êtres réels pour qui meurt de faim ! Ce sont des êtres de Raison. Il n’empêche que si on m’indique comment me nourrir en m’expliquant ce qu’ils représentent (par les lois afférentes, toujours), j’ai un intérêt propre à ma nature (par ces mêmes lois) à m’en servir. Et les conséquences factuelles me le confirment !


je crois que Spinoza n'appelle "être de raison" que ces idées qui sont produites par la raison et qui ne réfèrent à rien hors de l'intellect. Ce qui signifie que lorsqu'un corps mange, cette activité à mon sens n'a rien à voir avec un quelconque être de raison. La raison n'intervient pas ici, le corps est affecté d'une telle façon qu'il peut persévérer dans son être. Il s'agit d'une affection qui n'est pas un Affect, puisque manger n'augmente ni ne diminue ma puissance. C'est juste nécessaire pour que cette puissance ne diminue pas, sans plus.

Si Spinoza dit qu'il n'y a pas d'ordre dans la nature (et donc pas de lois non plus), à mon avis il veut dire par là que pour avoir un ordre, donc une succession, il faut du temps, or le temps est fruit de l'imagination. L'essence de notre corps est tel que lorsqu'elle est actuelle au deuxième sens que Spinoza dit donner à ce mot, c'est-à-dire lorsqu'elle vit dans un temps et un lieu précis, alors ce corps a besoin d'un tas de corps hors de lui pour pouvoir persévérer dans son être. Dire que tout corps animal doit se nourrir, serait-ce prononcer une loi? Je pense que oui. Serait-ce par là même construire un raison d'être? Cela est tout à fait possible, il faudrait que j'y réfléchisse. Seulement, je ne crois pas que manger en tant que tel a quelque chose à voir avec les êtres de raison (à vérifier; d'ailleurs je ne crois pas que cela est très important pour ce qui nous concerne, c'est-à-dire la possibilité d'une potentialité chez Spinoza).

Mais si je crève de faim, c’est un fait de Nature, pas de problème. Mais ce ne sera jamais la satiété !

Sescho a écrit :P.S. On peut évidemment, puisque c'est ce que Spinoza fait lui-même, remplacer "Bien" par "augmentation de puissance" et "souverain Bien" corrélativement par "pleine puissance de l'Homme", autrement dit "maximum de puissance accessible à l'Homme."


justement, il ne remplace jamais "souverain Bien" par "pleine puissance". Il ne parle même jamais d'une puissance pleine ou pas pleine, tout court. Pas non plus d'un "maximum de puissance accessible à l'Homme" (si tu penses que je me trompe et que j'ai lu trop vite (ce qui est possible), merci par avance d'indiquer les passages où il utilise ces mots). Il dit juste que notre essence actuelle, c'est une puissance, et que c'est notre faiblesse de désirer acquérir une toute autre nature ou essence, une nature "plus forte" que la nature humaine (début du TIE, passage dont nous discutons dans ce fil). Il ne s'agit donc pas de remplir maximalement ce qui est toujours en partie vide, et ainsi atteindre notre "lieu naturel", il s'agit carrément de changer de nature, de ne plus avoir une nature humaine (d'acquérir une nature "sur-humaine", serait-on tenté de dire avec Nietzsche).

A bientôt pour quelques réponses aux deux derniers messages,
Cordialement,
L.

PS: j'ai essayé de répondre de la manière la plus "exhaustive" possible (c'est-à-dire en prenant maximalement (autant que je le peux) au sérieux chaque idée abordée), mais si à partir d'ici quelqu'un préfère en isoler une partie pour ne travailler que sur elle, en laissant les autres aspects (temporairement ou non) de côté, il va de soi que cela me convient tout aussi bien.

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Messagepar sescho » 30 août 2009, 11:02

Bien. Il est encore une fois hors de question que je replonge dans ce cadre d’application scrupuleuse de l’Art d’avoir toujours raison de Schopenhauer. Grandes généralités, choses déjà admises, mise en argument contraire d'une conformité de propos chez Spinoza, querelles sur les mots, etc., etc. Je ne reprends pas une énième fois la confusion grossière entre les différentes acceptions, très nettes, de « bien » et « mal » chez Spinoza, ni n’entre dans le détail...

Aucun exemple n'est parfait. Plus généralement on peut tout pinailler ; le faire effectivement n'est qu'une question de mentalité.

Bref, la conclusion qui s’impose est : non, nous ne progressons pas, et je ne répondrai pas quoique tu sortes ensuite (tout en continuant bien sûr à présenter sans rien y changer aux autres intervenants ce que je vois ou pense être le vrai sens – et non pas les mots – du texte de Spinoza.)

Quelques dernières pistes cependant :

Pour les notions générales soi-disant établies comme idées nécessairement extrêmement confuses en vertu de l’applicabilité universelle de E2P40S1 paragraphe 2, l’honnêteté (?) me semble être : soit (sans alternative sensée ; je ne parle pas d’arguties, donc ; il est bien clair à tout le monde que les notions générales ne sont pas des modes, par exemple) :

1) Tu prouves que Spinoza n’en utilise aucune (bon courage…). Soit :

2) Tu expliques comment tu peux tolérer que Spinoza base le développement de la Raison sur des idées extrêmement confuses.

Des indices :

Spinoza a écrit :E2P48S : On démontrerait de la même manière qu’il n’y a dans l’âme humaine aucune faculté absolue de comprendre, de désirer, d’aimer, etc. D’où il suit que ces facultés et toutes celles du même genre, ou bien, sont purement fictives, ou ne représentent autre chose que des êtres métaphysiques ou universels que nous avons l’habitude de former à l’aide des choses particulières. Ainsi donc, l’entendement et la volonté ont avec telle ou telle idée, telle ou telle volition, le même rapport que la pierréité avec telle ou telle pierre, l’homme avec Pierre ou Paul.

TTP4 : … Si nous considérons maintenant avec attention la nature de la loi divine naturelle, telle que nous l’avons définie tout à l’heure, nous reconnaîtrons : 1° qu’elle est universelle, c’est-à-dire commune à tous les hommes ; nous l’avons déduite en effet de la nature humaine prise dans sa généralité

On peut peut-être distinguer chez Spinoza une notion générale confuse d’une définition générale adéquate de genre…

L’Ethique n’indique pas le triangle comme être de Raison (terme qu'elle reprend très peu, en fait), mais comme être tout simplement. Ce qui vaut pour le triangle vaut pour le cercle. Or nous trouvons :

Spinoza a écrit : … un cercle qui existe dans la nature et l’idée d’un tel cercle, laquelle est aussi en Dieu, c’est une seule et même chose exprimée par deux attributs différents, …

Donc assez mauvais exemple pour contredire, en passant, sur ce qui est de toute façon un détail : le sujet était le souverain bien. Et même si ces figures n’existent pas exactement dans la nature, elles permettent quand-même manifestement de façonner tout un tas d’objets bien réels les approchant sur leurs faces. Même la lettre 83 à Tschirnhaus dit « … à des objets très-simples ou à des êtres de raison, comme sont les figures de géométrie… ». Mais bon, je n’ai pas tout vérifié et on admet souvent les figures de géométrie comme telles. Enfin, la Raison – le meilleur de l’Homme – ne peut JAMAIS traiter d’êtres réels dans leur singularité (et les essences de genre / notions générales pertinentes sont bien comprise par tout le monde - ou presque - NON comme des êtres réels mais comme un COMMUN d’essence réel à des êtres réels.) Toute chose singulière manifeste évidemment une essence puisque c’est ce qu’elle est…

Je ne me souviens pas avoir dit que « nature humaine » était un être de Raison, mais je ne vois pas d’objection à l’y assimiler : tout ce qui est utilisé par la Raison est un être de Raison quelque part, tout simplement. Nous avons même été à admettre que des notions générales (pertinentes) devaient être assimilées aux notions communes, puisque utilisées ab initio dans les définitions et axiomes (« axiome » étant en premier lieu synonyme de « notion commune ».)


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Messagepar Louisa » 30 août 2009, 17:05

Sescho a écrit :Bien. Il est encore une fois hors de question que je replonge dans ce cadre d’application scrupuleuse de l’Art d’avoir toujours raison de Schopenhauer. Grandes généralités, choses déjà admises, mise en argument contraire d'une conformité de propos chez Spinoza, querelles sur les mots, etc., etc. Je ne reprends pas une énième fois la confusion grossière entre les différentes acceptions, très nettes, de « bien » et « mal » chez Spinoza, ni n’entre dans le détail...


Sescho, je te demande de laisser de côté ce genre de remarques. On sait que tu as tendance à soupçonner celui qui a une interprétation fort différente de la tienne et qui est prêt à rentrer dans les détails d'être de mauvaise foi, cela ne sert à rien de le répéter sans cesse. Moi aussi j'ai quelques hypothèses concernant toi en tant que personne, mais ces hypothèses n'ont pas leur place dans une discussion sur un forum public, et encore moins dans une discussion qui se veut philosophique. On peut traiter de cela en MP si tu le trouves important de revenir là-dessus, mais je te demande de t'en tenir aux idées lorsque tu écris sur un forum public.

Ou bien tu lis ce que j'écris comme étant ce que je pense réellement (comme c'est bien sûr le cas), et tu essaies de me dire ce que tu en penses, ou bien tu préfères des spéculations concernant la personne derrière ces idées, mais alors de fait nous ne sommes pas en train de discuter de nos interprétations du spinozisme, puisque l'un de nous deux est en train de concentrer son attention sur autre chose.

Enfin, rappelons que supposer que l'autre est sincère dans ce qu'il écrit est la condition de possibilité même de tout dialogue. Si tu ne m'accordes même pas le bénéfice du doute à ce sujet, nous ne sommes pas dans le dialogue, nous sommes dans un échange qui ne peut être ressenti que comme violent. Ce qui n'est agréable pour personne, ni pour toi, ni pour moi, ni pour les visiteurs du forum qui lisent nos messages.

C'est à mon sens exactement cela que Platon a voulu dire (en le disant mieux que moi) lorsque Socrate dans le Gorgias demande ceci à son interlocuteur:

Platon a écrit :SOCRATE.
J'imagine, Gorgias, que tu as eu, comme moi, l'expérience d'un bon nombre d'entretiens. Et, au cours de ces entretiens, sans doute auras-tu remarqué la chose suivante: les interlocuteurs ont du mal à définir les sujets dont ils ont commencé de discuter et à conclure leur discussion après s'être l'un et l'autre mutuellement instruit.

Au contraire, s'il arrive qu'ils soient en désaccord sur quelque chose, si l'un déclare que l'autre se trompe ou parle de façon confuse, ils s'irritent l'un contre l'autre, et chacun d'eux estime que son interlocuteur s'exprime avec mauvaise foi, pour avoir le dernier mot, sans chercher à savoir ce qui est au fond de la discussion. Il arrive même, parfois, qu'on se sépare de façon lamentalbe: on s'injurie, on lance les mêmes insultes qu'on reçoit, tant et si bien que les auditeurs s'en veulent d'être venus écouter pareils individus.

Te demandes-tu pourquoi je parle de cela? Parce que j'ai l'impression que ce que tu viens de dire n'est pas tout à fait cohérent, ni parfaitement accordé avec ce que tu disais d'abord au sujet de (...). Et puis, j'ai peur de te réfuter, j'ai peur que tu ne penses que l'ardeur qui m'anime vise, non pas à rendre parfaitement clair le sujet de notre discussion, mais bien à te critiquer. Alors, écoute, si tu es comme moi, j'aurais plaisir à te poser des questions, sinon, j'y renoncerais.

Veux-tu savoir quel type d'homme je suis? Eh bien, je suis quelqu'un qui est content d'être réfuté, quand ce que je dis est faux, quelqu'un qui a aussi plaisir à réfuter quand ce qu'on me dit n'est pas vrai, mais auquel il ne plaît pas moins d'être réfuté que de réfuter.

En fait, j'estime qu'il y a plus grand avantage à être réfuté, dans la mesure où se débarrasser du pire des maux fait plus de bien qu'en délivrer autrui. Parce qu'à mon sens, aucun mal n'est plus grave pour l'homme que se faire une fausse idée des questions dont nous parlons en ce moment.

Donc, si toi, tu m'assures que tu es comme moi, discutons ensemble; sinon, laissons tomber cette discussion, et brisons-là.

GORGIAS.
Voyons, Socrate, pour ma part, j'affirme être en tout point semblable à l'homme que tu as décrit.


La condition de possibilité de tout dialogue (philosophique), c'est d'affirmer chacun pour soi-même (et non pas à la place de l'autre) ce que Gorgias vient d'affirmer. Socrate ne se lance pas dans des hypothétiques "oui mais si Gorgias ici était déjà de mauvaise foi?". Il dit même qu'il faut laisser carrément de côté ce genre d'hypothèses, sinon ou bien il n'y a pas de dialogue, ou bien celui-ci est pénible aussi bien pour ceux qui s'y adonnent que pour les "auditeurs".

Je te demande donc de relire mon dernier message, en t'obligeant de laisser de côté tout soupçon de "schoppenhauerianisme", et en prenant tout simplement au sérieux ce que j'écris, aussi et surtout là où à partir de ta façon de comprendre les choses, ce que je dis te semble être incompréhensible ou confus.

Dans un dialogue philosophique, il est normal de rencontrer sans cesse de tels passages dans ce que dit l'autre. Cela n'est aucunement la preuve d'une quelconque 'mauvaise foi", c'est au contraire exactement ce qui fait qu'une discussion peut être utile car cela aide chaque intervenant et tout "auditeur" à clarifier les choses, à mieux distinguer ce qui paraissait être obscur ou confus ou contradictoire, ce qui est la condition même de pouvoir être davantage dans le vrai. Si en revanche tu ne veux pas me dire pourquoi tu ne comprends pas telle ou telle chose que je dis, pour supposer que si ce n'est pas clair pour toi, ton interlocuteur doit être en train de "ruser", alors le dialogue n'a pas beaucoup de valeur, on risque d'en rester à des choses superficielles, sans les approfondir ensemble, et sans pouvoir apporter quelque chose aux "auditeurs" qui ont pris la peine de nous lire.

Tu dis par exemple:

Sescho a écrit :Aucun exemple n'est parfait. Plus généralement on peut tout pinailler ; le faire effectivement n'est qu'une question de mentalité.


Je t'invite à me relire. Est-ce que j'ai dit que ton exemple n'était pas parfait? Non (et puisque tu t'intéresses aux intentions: est-ce que je l'ai pensé? Pas non plus). J'ai dit exactement le contraire: que cela me semble être un très "bel exemple" (je me cite) de l'idée que tu étais en train de proposer. Donc cela m'a aidé à mieux comprendre ce que tu voulais dire, ce dont je te remercie (à moins que tu croies que la façon dont je l'ai compris était erronée, et alors je ne peux que te prier de m'expliquer comment il fallait comprendre l'exemple en question).

Seulement, il se fait que je pense que cette idée, que ton exemple illustrait parfaitement, est fausse. Et bien sûr lorsque je pense cela, par définition je crois que là c'est mon idée qui est vraie, autrement dit que c'est moi qui ai raison (il ne s'agit pas de "vouloir" avoir raison, lorsque je pense que mon idée est vraie, je pense déjà que j'ai raison; ensuite j'essaie d'expliciter ces raisons, afin de pouvoir les soumettre à ton jugement et au jugement de n'importe quel visiteur lisant ce forum).

A partir de ce moment-là, il faut donc nécessairement développer les deux idées contradictoires, la tienne et la mienne, afin de pouvoir les examiner plus en détail, pour pouvoir savoir qui se trompe où.

Bien sûr, cela n'est nécessaire que là où nous ne sommes pas d'accord. Si je voulais "tout pinailler", je devrais faire cela pour tout ce que tu dis. Or si tu me relis un peu attentivement, tu verras aisément que pour la moitié des choses que tu dis, je pense déjà comme toi, et je te le dis explicitement en te citant et en y ajoutant un "nous sommes d'accord là-dessus". Ce qui est bien la preuve (ou l'une des preuves) que soupçonner de la mauvaise foi c'est y aller un peu trop vite.

Autrement dit, si nous sommes d'accord sur une idée, alors il n'est pas nécessaire de développer davantage, ou en tout cas est-ce plus difficile de développer, car on ressent tous les deux cette idée comme étant évidente. C'est bien pourquoi la discussion doit s'arrêter aux idées sur lesquelles nous ne sommes pas d'accord, pour les analyser patiemment jusqu'à ce qu'on a trouvé une façon qui permet de comprendre laquelle des deux idées doit être rejetée. La discussion philosophique sert avant tout à clarifier les différentes positions ou idées défendues. Une fois que c'est suffisamment clair, on peut commencer à voir ensemble qui a raison sur quoi. Mais nous n'en sommes pas encore là, nous ne sommes qu'au stade où nous essayons tout simplement de comprendre une interprétation qui de prime abord semble être fort différente de voire à certains égards incompatible avec la nôtre. Je ne peux que t'inviter chaleureusement à prendre ce stade au sérieux. En ce qui me concerne, je suis certaine que cela doit être possible.

Cordialement,
L.


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