TRE - § 9 à 13

Lecture pas à pas du Traité de la Réforme de l'Entendement. Utilisez s.v.p. la numérotation caillois pour indiquer le paragraphe que vous souhaitez discuter.
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Messagepar Louisa » 30 août 2009, 19:56

Sescho a écrit :Pour les notions générales soi-disant établies comme idées nécessairement extrêmement confuses en vertu de l’applicabilité universelle de E2P40S1 paragraphe 2, l’honnêteté (?) me semble être : soit (sans alternative sensée ; je ne parle pas d’arguties, donc ; il est bien clair à tout le monde que les notions générales ne sont pas des modes, par exemple)


Pour commencer, ce scolie ne parle pas de "notions générales". C'est important, parce que la généralité est une catégorie aristotélicienne non utilisée par Spinoza, du moins pas dans l'Ethique, pour autant que je sache (tout contre-argument est le bienvenu).

Puisqu'on parlait plus précisément de la notion d'Homme: Spinoza l'appelle "notion Universelle". Il dit qu'il s'agit d'une idée. Idée confuse au plus haut point, dit-il. Donc idée. Or toute idée est nécessairement un mode de l'attribut de la Pensée (il n'y a aucune idée qui existerait quelque part "en dehors" de l'attribut de la Pensée). Donc je ne vois pas ce qui te fait dire qu'une notion Universelle telle que l'idée "Homme" ne serait pas un mode?

Cette question implique que je suppose que tu as peut-être une bonne raison pour penser que l'idée de l'Homme n'est pas un mode de l'attribut de la Pensée, et t'informe du fait qu'il va falloir m'expliquer avant que moi aussi je puisse comprendre quelle est cette raison. L'expliquer signifie laisser de côté tout discours morale ("honnêteté", "arguties", seule chose "sensée" etc.) pour simplement donner un argument compréhensible pour tous (ou qui essaie de l'être; si on ne comprends pas tout à fait l'argument, on pourra sans problème te le dire, et cela n'enlève rien à l'éventuelle vérité de l'argument). Cela signifie aussi accepter que ce qui est clair pour toi très souvent ne l'est pas du tout pour certains autres (cela ne vaut pas uniquement pour toi, cela vaut pour nous tous), donc supposer que "tout le monde" pense comme toi, c'est y aller un peu vite.

Dans l'espoir que tu vas répondre en donnant des idées qui portent sur le sujet même de la discussion,
je te remercie par avance,
L.

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Messagepar Louisa » 30 août 2009, 20:16

Sescho a écrit :Pour les notions générales soi-disant établies comme idées nécessairement extrêmement confuses en vertu de l’applicabilité universelle de E2P40S1 paragraphe 2, l’honnêteté (?) me semble être : soit (sans alternative sensée ; je ne parle pas d’arguties, donc ; il est bien clair à tout le monde que les notions générales ne sont pas des modes, par exemple) :

1) Tu prouves que Spinoza n’en utilise aucune (bon courage…). Soit :

2) Tu expliques comment tu peux tolérer que Spinoza base le développement de la Raison sur des idées extrêmement confuses.


Pour savoir ce que Spinoza pense de la généralité, il faut d'abord parvenir à trouver des passages où il en parle. Tu donnes le TTP4 comme exemple, mais il s'agit d'une mauvaise traduction. Ce qui est rendu par "général" dans la traduction que tu cites, et en fait le mot universali, donc exactement le même mot que celui utilisé au début de la même phrase que tu cites, et que là heureusement le traducteur en question a correctement traduit par "universel".

Si donc on prétend qu'il utilise des notions auxquelles il donne le statut de notion "générale", la première chose à faire est de trouver des passages où il en parle explicitement. Par coeur comme ça je ne pense à aucun passage, mais si tu en as trouvé un, ce sera intéressant de voir ce qu'il en dit.

Puisqu'en vérité nous sommes en train de parler de la notion d'Homme, qui selon toi serait comme une sorte de "potentialité", ce que tout homme pourrait devenir potentiellement, et devrait même devenir, sans déjà l'être, traitons de l'alternative que tu viens de créer ici en supposant que tu veux parler des notions dites "Universelles".

Je ne crois pas que Spinoza en fait la base de la raison. Ce qui est dans le spinozisme le fondement de la raison ou du deuxième genre de connaissance, ce sont les notions communes. Les notions communes sont des idées vraies, donc pas confuses du tout. Seulement, elles ne portent pas sur ce que Spinoza appelle l'"Universalité", elles portent sur la "communauté". A mon avis il convient de distinguer les deux.

Maintenant, il se peut que tout ceci à tes yeux est déjà trop rentrer dans les détails, trop prendre au sérieux les mots que Spinoza utilise. Si tu n'as pas envie de faire cela, personne ne peut t'y obliger, bien sûr. Dans ce cas je te dis tout simplement que pour moi on ne peut pas confondre la généralité, l'Universalité, et la communauté chez Spinoza, et que pour moi essayer de faire ce genre de distinctions appartient au travail quotidien du philosophe ou de celui qui veut philosopher. Si donc quelqu'un s'intéresse à cette thèse pour la mettre en question, la réfuter ou l'approfondir, tant mieux, si ce n'est pas le cas, pas de problème.

Toujours est-il que je ne crois pas qu'il faut nécessairement discuter du statut des êtres de raison ou de notions comme l'Homme avec majuscule (même si cela m'intéresse aussi) pour pouvoir savoir si la puissance chez Spinoza est "en puissance" (donc est une potentialité elle-même) ou si elle est toujours actuelle (ce qui était le point de départ de cette discussion). Une analyse de son usage du terme "puissance" suffit à mon sens pour pouvoir établir clairement la distinction entre la puissance spinoziste et la puissance aristotélicienne. Et c'est surtout cela que j'ai essayé de faire ci-dessus.

L.

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Messagepar Louisa » 30 août 2009, 20:35

Sescho a écrit :On peut peut-être distinguer chez Spinoza une notion générale confuse d’une définition générale adéquate de genre…

L’Ethique n’indique pas le triangle comme être de Raison (terme qu'elle reprend très peu, en fait), mais comme être tout simplement. Ce qui vaut pour le triangle vaut pour le cercle. Or nous trouvons :

Spinoza a écrit:
… un cercle qui existe dans la nature et l’idée d’un tel cercle, laquelle est aussi en Dieu, c’est une seule et même chose exprimée par deux attributs différents, …


ok, excellente remarque. Cela fait pas mal de temps que je pars de l'idée que chez Spinoza les mathématiques sont une science qui ne porte que sur des êtres de raison. Du coup, je ne sais plus exactement sur quoi je me base pour dire cela. J'essayerai de retrouver l'argument. En attendant, supposons que j'ai tort de dire cela.

Sescho a écrit :Donc assez mauvais exemple pour contredire, en passant, sur ce qui est de toute façon un détail : le sujet était le souverain bien.


tu as en effet notamment introduit le sujet du souverain bien. Je rappelle que la seule chose que je contestais dans ta réponse initiale dans ce fil, c'était l'usage de l'idée d'une identification entre la puissance spinoziste et la potentialité. Je crois que ce serait intéressant d'essayer de focaliser notre réflexion là-dessus. Ceci étant dit, tu as entre-temps abordé pas mal d'autres sujets. S'ils ne m'intéressaient pas, je n'y aurais pas répondu, donc cela ne me dérange pas d'y réfléchir également, au contraire.

En tout cas, ce que Spinoza appelle le souverain bien, c'est la connaissance de Dieu. Je ne vois pas en quoi cela introduirait une potentialité, ou ferait de la puissance spinoziste (donc de l'essence singulière de toute chose) quelque chose que la chose ne possède que "en puissance" (puisque cette essence est puissance, et non pas "en puissance", alors qu'en principe c'est ce qui reçoit l'essence ou la forme ou l'idée d'une chose qui est en puissance de la chose, et non pas inversément. Ceci est vraiment un des arguments les plus importants contre l'idée d'une potentialité chez Spinoza. Comme je l'ai déjà dit quelques fois mais que tu n'en dis rien: est-ce que tu as compris le raisonnement ou faudrait-il d'abord que je l'explicite davantage? Et au cas où tu l'as déjà compris: qu'en penses-tu? Est-ce vrai ou faux, ou est-ce que tu hésites encore, et si oui pour quelles raisons?

Sescho a écrit : Et même si ces figures n’existent pas exactement dans la nature, elles permettent quand-même manifestement de façonner tout un tas d’objets bien réels les approchant sur leurs faces.


oui en effet, c'est bien pour cela que j'ai déjà dit deux fois qu'à mes yeux dans le spinozisme les êtres de raison ont le statut ontologiques d'idées qui sont d'excellents instruments pour agir sur les choses.

Sescho a écrit : Même la lettre 83 à Tschirnhaus dit « … à des objets très-simples ou à des êtres de raison, comme sont les figures de géométrie… ».


ah voilà, voici la preuve que je cherchais. C'était donc bien ce que je pensais: pour Spinoza, le cerle, le triangle etc. sont des être de raisons. Cela me semble être logique, puisqu'aucun cercle réel ne correspond réellement à la définition du cercle géométrique, la géométrie opère sur des figures "idéales", qu'on ne trouve pas dans cette partie de la nature qui n'est pas notre intellect.

Sescho a écrit : Mais bon, je n’ai pas tout vérifié et on admet souvent les figures de géométrie comme telles.


en effet. Donc si tu es d'accord pour dire que dans cette lettre Spinoza dit que les figures de la géométrie sont des êtres de raison, et si tu y ajoutes qu'on les considère souvent comme ça, même en dehors du spinozisme, qu'est-ce qui te fait penser que ce ne serait tout de même pas le cas?

Sescho a écrit : Enfin, la Raison – le meilleur de l’Homme – ne peut JAMAIS traiter d’êtres réels dans leur singularité (et les essences de genre / notions générales pertinentes sont bien comprise par tout le monde - ou presque - NON comme des êtres réels mais comme un COMMUN d’essence réel à des êtres réels.) Toute chose singulière manifeste évidemment une essence puisque c’est ce qu’elle est…


oui, de nouveau, nous sommes tout à fait d'accord là-dessus. Tu sais, j'ai souvent l'impression que nous sommes d'accord sur beaucoup plus de choses que ce qu'une certaine "rhétorique" laisse penser. Je crois que ce serait intéressant de se baser sur ce que nous avons de toute façon déjà en commun, pour essayer de profiter de la présence de l'autre sur ce forum pour davantage clarifier et interroger nos diverses interprétations.

Sescho a écrit :Je ne me souviens pas avoir dit que « nature humaine » était un être de Raison, mais je ne vois pas d’objection à l’y assimiler : tout ce qui est utilisé par la Raison est un être de Raison quelque part, tout simplement.


Tout ce qui est utilisé par la raison est un être de raison? Je ne l'avais pas encore conçu comme ça. Thèse intéressante. Il faut qu'on y réfléchisse.

Sescho a écrit :Nous avons même été à admettre que des notions générales (pertinentes) devaient être assimilées aux notions communes, puisque utilisées ab initio dans les définitions et axiomes (« axiome » étant en premier lieu synonyme de « notion commune ».)


je crois aussi que chez Spinoza, un axiome garde son sens traditionnel de "notion commune". Mais cela m'intéresserait bien de savoir où dans l'Ethique Spinoza parle de "généralités", car l'une de mes hypothèses de travail pour l'instant c'est que son épistémologie rejette cette catégorie de "généralité" (je dis bien "hypothèse", donc à vérifier).
Cordialement,
L.

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Messagepar Louisa » 30 août 2009, 22:45

Amstel a écrit :
louisa a écrit :[Deleuze] reconnaît qu'une essence n'est une essence que dans la mesure où elle est actuelle, or justement, Spinoza à l'air de dire exactement l'inverse.


Si Spinoza a voulu se raconter Dieu, Deleuze a voulu se raconter Spinoza, chacun utilisant son vocabulaire propre. Spinoza et Deleuze expriment les mêmes idées mais avec des mots différents. Par exemple, les «parties extensives» et les «parties intensives» de Deleuze font référence respectivement à la contingence et à l’immanence de Spinoza.


Bonjour Amstel,

je crois en effet que Deleuze a pu apporter des choses essentielles à la compréhension du spinozisme. Mais n'oublions pas qu'il a dit lui-même que nous devons encore commencer à comprendre Spinoza, s'incluant lui-même sans hésitation dans ce "nous". Ce qui à mes yeux signifie que ses idées concernant le spinozisme sont "à vérifier", comme celles de n'importe quel autre grand commentateur. Qui plus est, il admet qu'il n'ait pas encore très bien compris en quoi Spinoza avait besoin de travailler avec un troisième genre de connaissance et avec la notion d'essence. C'est pourquoi il propose (dans le CD publié par Gallimard sur Spinoza, si je ne m'abuse, donc dans l'un ou l'autre cours, on devrait pouvoir trouver cela sur le net) ce qu'il appelle un "spinozisme tronqué", où l'on enlève le troisième genre de connaissance, pour obtenir un système où les choses singulières ne sont rien en dehors des rapports, et n'ont pas besoin d'un troisième niveau qui fonderait ces rapports. Enfin, c'est vaguement ce que je me souviens du CD, il faudrait que je ré-écoute pour voir si ce que je pense avoir compris est bien ce qu'il dit.

Amstel a écrit :Mais je voudrais revenir à ce que Deleuze exprime par « actualisation du degré de puissance » et démontrer aussi que Deleuze ne dit pas qu'une essence n'est une essence que dans la mesure où elle est actuelle.

Dans son dernier scolie Spinoza précise très clairement « combien le Sage est puissant, et plus puissant que l'ignorant », il y a là, de toute évidence, une différence de degré de puissance entre le Sage et l’ignorant. Cependant, l’essence de l’ignorant est éternellement la même que l’essence de ce même ignorant devenu Sage.

Cette même essence en tant que degré de puissance, en tant que puissance d’accumuler des idées adéquates, en tant que puissance de comprendre un maximum de choses singulières et donc de comprendre Dieu le plus possible (524) ; cette même essence s’élève donc a une puissance supérieure. Et cette élévation ne peut avoir lieu que dans la durée.

Spinoza ne déclarait-il pas a Guillaume de Blyenberg : « Le fruit que j’ai retiré de mon pouvoir naturel de comprendre – sans jamais l’avoir trouvé en défaut – a fait de moi un homme heureux. Car j’en tire de la joie et je m’efforce de traverser la vie non dans la tristesse et les larmes, mais dans la quiétude de l’âme, la joie et la gaieté. Ainsi je m’élève d’un degré. » (Lettre XXI)

La puissance du Sage est manifestement supérieure a celle de l’ignorant (542S), il existe donc chez Spinoza et Deleuze une actualisation ou une élévation du degré de puissance de l’essence, même si cette essence en tant que puissance de comprendre reste éternellement la même.


Merci de ton commentaire.

A mon sens (à vérifier) si on dit ce que tu viens de dire (et si je t'ai bien compris), il s'agit d'une pétition de principe. On suppose d'abord que la puissance chez Spinoza est une potentialité, puis on interprète les passages où il parle de puissance d'une telle manière qu'on peut y lire une potentialité (c'est également ce que faisait Durtal ci-dessus: d'abord il suppose que quand Spinoza écrit "on peut", il désigne par là un potentiel, puis il dit que c'est parce que Spinoza écrit "on peut" qu'il doit s'agit d'un potentiel).

Car comme tu viens de le dire, ce que Spinoza dit en réalité, c'est que l'âme de l'ignorant est beaucoup moins puissante que celle du sage. Ou comme il le dit dans la démonstration de la même proposition:

dans l'E5P42 démo Spinoza a écrit :Ensuite, plus l'Esprit jouit de cet Amour divin ou béatitude, plus il comprend, c'est-à-dire plus grande est la puissance qu'il a (...).


Si la puissance qui définit mon essence était une "potentialité", ce que je pourrais potentiellement acquérir mais ne suis pas encore, alors il y aurait effectivement, comme le propose Sescho, une "distance" entre ce que je suis et mon essence. Il y a deux problèmes avec cela:

1. Dans ce cas, c'est moi qui, tout en étant éloignée de ma propre essence, serait mon essence mais uniquement "en puissance". C'est dire que mon essence ne m'appartiendrait pas, "je" suis encore autre chose que mon essence (une chose qui pourtant n'aurait PAS d'essence elle-même, donc on peut déjà se demander comment alors elle pourrait exister, car exister c'est être quelque chose, et on n'est quelque chose que si l'on a une essence, non?). Mais dans ce cas, la puissance se trouve du côte du moi-encore-dépourvu-d'essence, tu vois, alors que chez Spinoza c'est l'essence elle-même qui est puissance.

2. Si mon essence n'est que ce que moi je suis "en puissance", alors on peut en effet dire que "actualiser" cette puissance c'est m'approprier les idées adéquates qui sont déjà contenues dans cette essence mais pas encore dans mon Esprit. Et en effet, l'ignorant aurait alors râté ce moment heureux, il serait "essentiellement" toujours déjà possesseur d'un grand nombre d'idées adéquates, tout en ne les ayant pas, en en étant "séparé", et cela même au moment de sa mort. Du coup, seulement une toute petite partie de lui-même n'est éternelle, la plus grande partie de son Esprit étant composée d'idées inadéquates, qui périssent au moment même où l'on meurt. Mais alors c'est une toute petite partie de sa propre essence qui ne serait éternelle ... ce qui est absurde, puisque toute idée adéquate est éternelle, et donc l'essence censée déjà être là et qui serait celle de l'ignorant mais qui ne se serait pas "actualisée", doit forcément être elle aussi éternelle, vu qu'elle n'est composée que d'idées adéquates. On aurait à la mort de l'ignorant donc DEUX essences éternelles: celle qui correspond à l'ensemble du petit nombre d'idées adéquates qu'il a réellement pu avoir, et celle qui correspond au beaucoup plus grand ensemble d'idées adéquates qu'il aurait dû acquérir puisque c'était cela ce qu'il était "essentiellement", alors qu'il ne l'a pas pu faire. Ce qui me semble être absurde. L'ignorant a réellement une essence très petite, et il n'a que cette essence-là, il ne se divise pas en deux pour après sa mort continuer à exister de deux manières, d'une part en tant que grand sage, et d'autre part en tant que grand ignorant.

3. Puisque c'est l'essence elle-même qui est un degré de puissance, et non pas moi qui aimerait un jour réellement posséder ma propre essence mais qui ne l'a' pas encore, avoir une idée adéquate ou avoir compris quelque chose ne signifie pas "actualiser" ce que je ne serais qu'en puissance (actualiser mon essence), avoir compris quelque chose, dit Spinoza, c'est augmenter ma puissance. C'est donc mon essence même qui passe à un plus grand degré de puissance, et non pas l'une ou l'autre chose qui serait à la fois moi mais dépourvue de ma propre essence, tu vois?

Le sage n'est pas sage parce qu'il a pu "capter" sa propre essence qui flottait déjà quelque part dans l'air mais qu'il n'avait pas encore pu mettre dans sa poche, pour ainsi dire. Il est devenu sage parce que il a pu augmenter la puissance et donc l'essence qu'il avait avant d'acquérir toutes les idées adéquates qu'il a pu acquérir dans sa vie. De même, l'adulte qui a compris infiniment plus de choses que le bébé qu'il était, n'a plus la même essence que lorsqu'il était bébé. Il a changé de puissance et donc d'essence.

Enfin, je ne sais pas si j'ai été claire ... ?

Amstel a écrit :PS : merci pour les extraits du cours du 21 décembre 1980 que je vais lire intégralement


merci à toi pour le premier extrait! Je n'ai pas encore lu le cours qui précède celui du 21, ni celui d'après, donc si par hasard tu les lis et tu y découvre quelque chose qui fait qu'on doit nuancer l'interprétation qu'on vient de donner du cours de 21, merci de nous le faire savoir!
Cordialement,
L.

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Messagepar sescho » 30 août 2009, 23:01

pierreimparfaite a écrit :Merci pour cette réponse ... qui mérite réflexion ... Je me permettrai donc de vous répondre plus longuement un peu plus tard. Bien cordialement !

Je ne voudrais pas que, telle une marée noire venant s'échouer sur les côtes de Bretagne (ou d'ailleurs), suite à dégazage, le énième épisode qui vient de précéder et qu'il m'était urgentissime de stopper pour ma part, ne l’ayant par ailleurs pas sollicité, ne vienne gâcher une attirance naissante pour le grand Spinoza.

Il est clair par ailleurs qu'il y a infiniment plus de lecteurs de l'Ethique que de sages "spinoziens" (E5P42S.) L'orgueil s'emparant de tout ce qui brille, on peut même en "extraire", au prix de diverses contorsions, l'exact contraire de ce qu'il signifie pour s’en gonfler un peu plus, tout le reste étant de l’habillage.

Ceci n'est rien : juste un bruit. Et la caravane passe…

Spinoza est un très grand auteur, majeur, qui se situe au plus haut niveau de l'être (et donc ni de l'avoir, ni de la prétention ou du jeu intellectuels.) Ce qui importe donc, d’une part, c'est la voie qu'indique Spinoza, et d’autre part que se manifeste un intérêt profond, même juste naissant et lesté de peu de connaissances, pour ce qu’il expose. Car c'est effectivement la réalisation de la béatitude en soi, comme soi, qui est au bout, pour qui a la force mentale de la percevoir intuitivement (et non seulement intellectuellement, et encore moins verbalement) dans toutes les conséquences. Le trésor ultime est là pour chacun, en soi.

Spinoza parle bien explicitement d’atteindre la perfection de la nature humaine supérieure, telle que la Raison nous la fait entrevoir. Il n’y a rien finalement à y ajouter…

Ce que je voudrais préciser, c’est que cette nature n’est évidemment pas extérieure, mais intérieure. C’est notre nature fondamentale. Elle est déjà en chacun de nous, et commune à tous les hommes. Le problème, tout phénomène naturel qu’elle soit et parfait au plan de Dieu comme tout ce qui est, c’est la gangue de passions : la pollution par des fictions mémorisées, des idées inadéquates, des hybrides confus avec des essences extérieures à la nôtre propre, les désirs et émotions qui s’y greffent, etc. C’est cela que vise déjà le Traité de la Réforme de l’Entendement, autrement dit le « Traité de l’épuration de la psyché. » Il ne s’agit pas d’acquérir mais de dégager, de dé-couvrir.

On peut dire que Spinoza propose pour cela plusieurs voies dans la voie :

- Bien sûr, utiliser la Logique de l’entendement, qui est partie saine. Le problème dans ce cadre est la perception claire des prémisses (et tout spécialement de Dieu, qu’il s’agit en même temps de percevoir en vérité au cours de la voie, ce qui est paradoxal, sauf si l’on considère qu’a l’exposé du sage se superpose un chemin pour le non-sage.)

- S’entraîner à agir selon les prescription de la raison (morale) tant que cette attitude n’est pas tout-à-fait spontanée ; en particulier traiter avec générosité (ou compassion) les diverses relations interpersonnelles, y compris les agressions haineuses, et même les grandes injustices, ce qui est le plus difficile.

- Dé-couvrir l’idée de Dieu Nature en quoi tout est, et est parfait de ce simple fait de ce point de vue, et en tirer toutes les conséquences.

- Prendre conscience du phénomène passionnel et dé-couvrir en soi les passions à l’œuvre.

Spinoza a écrit :E5P10S : … ce que l’homme a de mieux à faire tant qu’il n’a pas une connaissance accomplie de ses passions, c’est de concevoir une règle de conduite parfaitement droite et fondée sur des principes certains, de la déposer dans sa mémoire, d’en faire une application continuelle aux cas particuliers qui se présentent si souvent dans la vie, d’agir enfin de telle sorte que son imagination en soit profondément affectée, et que sans cesse elle se présente aisément à son esprit.
Pour prendre un exemple, nous avons mis au nombre des principes qui doivent régler la vie, qu’il faut vaincre la haine, non par une haine réciproque, mais par l’amour, par la générosité (voyez la Propos. 46, part. 4, et son Schol.). Or, si nous voulons avoir toujours ce précepte présent à l’esprit, quand il conviendra d’en faire usage, nous devons ramener souvent notre pensée et souvent méditer sur les injustices ordinaires des hommes et les meilleurs moyens de s’y soustraire en usant de générosité ; et de la sorte il s’établit entre l’image d’une injustice et celle du précepte de la générosité une telle union qu’aussitôt qu’une injustice nous est faite, le précepte se présente à notre esprit (voyez la Propos. 18, part. 2). Supposez maintenant que nous ayons toujours devant les yeux ce principe, que notre véritable intérêt, notre bien, est surtout dans l’amitié qui nous unit aux hommes et les biens de la société, et ces deux autres principes, premièrement, que d’une manière de vivre conforme à la droite raison naît dans notre âme la plus parfaite sérénité (par la Propos. 52, part. 4), et en second lieu que les hommes, comme tout le reste, agissent par la nécessité de la nature, il arrivera alors que le sentiment d’une injustice reçue et la haine qui en résulte ordinairement n’occuperont qu’une partie de notre imagination et seront aisément surmontées. Et si la colère qu’excitent en nous les grandes injustices ne peut être aussi facilement dominée, elle finira pourtant par être étouffée, non sans une lutte violente, mais en beaucoup moins de temps certainement que si d’avance nous n’avions pas fait de ces préceptes l’objet de nos méditations (cela résulte évidemment des Propos. 6, 7 et 8, part. 5).
...

E5P20S : … Dans les propositions qui précèdent, j’ai réuni tous les remèdes des passions, c’est-à-dire tout ce que l’âme, considérée uniquement en elle-même, peut contre ses passions. Il résulte de là que la puissance de l’âme sur les passions consiste :

1° dans la connaissance même des passions (voyez le Schol. de la Propos. 4, part. 5) ;

2° dans la séparation que l’âme effectue entre telle ou telle passion et la pensée d’une cause extérieure confusément imaginée (voyez la Propos. 2 et son Schol., et la Propos. 4, part. 5) ;

3° dans le progrès du temps qui rend celles de nos affections qui se rapportent à des choses dont nous avons l’intelligence, supérieures aux affections qui se rapportent à des choses dont nous n’avons que des idées confuses et mutilées (voyez la Propos. 7, part. 5) ;

4° dans la multitude des causes qui entretiennent celles de nos passions qui se rapportent aux propriétés générales des choses, ou à Dieu (voyez les Propos. 9 et 11, part. 5) ;

5° enfin dans l’ordre où l’âme peut disposer et enchaîner ses passions (voyez le Schol. de la Propos. 10, et les Propos. 12, 13, 14, part. 5).


S’il y a quelque chose qui vaut par dessus tout, c’est bien cela (qu’on peut trouver aussi dans quelques autres grands auteurs et traditions millénaires dégagées de superstition.)


Amicalement


Serge
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Messagepar Louisa » 30 août 2009, 23:39

Sescho a écrit :Ceci n'est rien : juste un bruit. Et la caravane passe…


Bon, Sescho, je ne comprends rien à ta façon de réagir.

Tu expliques à quelqu'un qui commence à s'intéresser à Spinoza ce que serait le spinozisme en te basant sur la notion d'une "potentialité". Je signale qu'aujourd'hui, les chercheurs de la communauté spinoziste ont abandonné l'hypothèse qu'il y aurait une potentialité chez Spinoza (ce qui ne fait que rendre le spinozisme plus originale encore et partant plus "digne" d'études approfondies encore), et j'essaie de tout faire pour t'expliquer en détail pourquoi cette hypothèse est fausse. Au lieu de me dire ce que tu trouves de ces arguments (car en théorie rien n'empêche qu'ils se trompent tous et que ce soit toi qui aies raison, bien sûr), on a une sorte de discussion sur le statut de l'être de raison, puis tu te fâches et tu laisses tomber. Pourquoi... ?

Tu dis toi-même que chez Spinoza, la meilleure partie de l'homme c'est la raison? Pourquoi ne pas l'appliquer un peu, et répondre à des arguments avec des arguments?

En tout cas, tu comprendras bien qu'en disant simplement que tout ça ce n'est "rien", tu n'auras convaincu personne, ce qui est bien dommage.

Néanmoins bien cordialement,
louisa.

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Messagepar pierreimparfaite » 31 août 2009, 15:41

Je vous lis les uns et les autres avec grand intérêt ... même si manifestement certaines querelles me dépassent ... mais c'est le propre (me semble-t-il) de toute pensée vivante. Je continue donc mon chemin ... Merci à vous tous :D

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Messagepar Louisa » 31 août 2009, 16:03

Bonjour pierreimparfaite,

si tu as pu lire tous nos échanges jusqu'ici, chapeau .. ! :D

Car en effet, nous sommes rentrés assez vite dans des aspects plus "techniques" du spinozisme, et cela grâce à tes questions initiales.

Or, puisque c'est toujours à ces questions que nous sommes en train d'essayer de répondre, n'hésite surtout pas à intervenir pour nous demander de ralentir et de mieux expliquer tel ou tel point mentionné, si ce n'est pas suffisamment clair pour toi de quoi on parle (qu'éventuellement tu n'aies pas encore trop lu Spinoza n'est pas un problème, c'est à nous, le cas échéant, de le citer et d'expliciter le lien entre ce qu'il dit et ce que nous en disons).

Ce qui souvent est intéressant aussi, c'est que celui qui lance un nouveau fil après quelque temps reformule sa question initiale en rappelant les différents intervenants qu'il voulait en fait parler de x et de y et qu'il ne voit pas trop la réponse à tout cela dans ce qu'on a dit jusqu'à présent, qu'il faudrait qu'on soit plus précis, ou que dorénavant on se concentre davantage sur telle ou telle question.

Enfin, ceci ne sont que quelques suggestions, tu en fais bien sûr ce que tu veux.

En tout cas bonne continuation ! :D
L.

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Messagepar bardamu » 31 août 2009, 16:18

Louisa a écrit :
Sescho a écrit :Ceci n'est rien : juste un bruit. Et la caravane passe…


Bon, Sescho, je ne comprends rien à ta façon de réagir.

Bonjour Louisa,
c'est pas pour dire mais j'ai comme une impression de déjà-vu...

Je ne crois pas que Serge soit là dans des questions "techniques" sur le potentiel et l'actuel chez Spinoza et Aristote, d'autant plus qu'il s'agit de parler à quelqu'un qui débute à peine sa lecture.
On peut certes dire que Spinoza n'utilise pas les notions de "potentiel" comme Aristote, mais dans le langage commun il me semble qu'on saisit assez bien de quoi veut parler Serge.

Prenons E5p39 scolie :
Ethique, E5p39 Scolie a écrit :C'est pourquoi notre principal effort dans cette vie, c'est de transformer le corps de l'enfant, autant que sa nature le comporte et y conduit, en un autre corps qui soit propre à un grand nombre de fonctions et corresponde à une âme douée à un haut degré de la conscience de soi et de Dieu et des choses ; de telle sorte qu'en elle ce qui est mémoire ou imagination n'ait, au regard de la partie intelligente, presque aucun prix, comme nous l'avons déjà dit dans le Schol. de la Propos. précédente.

Ce "autant que sa nature le comporte et y conduit" se comprend très bien dans le langage courant par "réaliser son potentiel".
Certes, ce potentiel est logiquement actuel, ce n'est pas un "monde possible" à la Leibniz, mais lorsqu'on n'entre pas dans un registre technique (Spinoza vs Aristote, Spinoza vs Leibniz etc.), lorsqu'on est dans le registre du langage courant ou celui d'une recherche de philosophie à vivre, je ne vois pas de problème à présenter Spinoza comme proposant une démarche de réalisation de soi, de mise en valeur de son potentiel, de libération maximale de ce qui nous coupe de ce qu'on peut comme dirait Deleuze.

Et je crois qu'aucun commentateur ne passe à côté de cet aspect essentiel de Spinoza, qu'il prenne ou pas des précautions oratoires pour distinguer le "potentiel actuel" spinozien d'un potentiel vs actuel chez Aristote.
Pour l'exemple, dans le commentaire de l'Ethique de Misrahi :

"Cette partie V décrit minutieusement l'activité réflexive de libération (utilisant l'énergie du Désir de Joie) par laquelle l'esprit, passant de la simple conscience à la connaissance adéquate, accède à cette joie que confère la pleine réalisation de soi, pleinement comprise. Mais Spinoza va plus loin : IL DECRIT L'HOMME PARFAIT."

Est-ce que la différence est grande avec ce que dit Serge ? :
"Au plan relatif (...) il appert que chaque homme peut être considéré "avoir", avec sa nature propre, un potentiel de puissance maximale. Son histoire personnelle - idées confuses, émotions, désirs impulsifs ou compulsifs - le tient plus ou moins à distance de ce potentiel dans la réalité (...) Dans ce cadre, on peut appeler "Bien" ce qui rapproche de ce potentiel, et "Mal" ce qui en éloigne. C'est aussi ce que fait Spinoza.
Le "souverain bien" c'est le maximum de puissance précédent réalisé, c'est la connaissance de l'union de l'âme humaine avec la nature tout entière.
"

Donc, si je ne me trompe pas sur le problème, je comprends son agacement dès lors que tu critiques sa présentation en te plaçant sur un autre registre que lui. C'est un peu comme si un peintre disait que le rouge est une couleur chaude et le bleu une couleur froide, et qu'un physicien venait dire que c'est l'inverse parce qu'un photon rouge est moins énergétique qu'un photon bleu.
Il y a toutes les chances que l'artiste prenne cela comme une manoeuvre pour avoir raison.

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Louisa
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Messagepar Louisa » 31 août 2009, 17:34

Bardamu a écrit :Donc, si je ne me trompe pas sur le problème, je comprends son agacement dès lors que tu critiques sa présentation en te plaçant sur un autre registre que lui. C'est un peu comme si un peintre disait que le rouge est une couleur chaude et le bleu une couleur froide, et qu'un physicien venait dire que c'est l'inverse parce qu'un photon rouge est moins énergétique qu'un photon bleu.
Il y a toutes les chances que l'artiste prenne cela comme une manoeuvre pour avoir raison.


Bonjour Bardamu,
merci pour ces précisions, qui aident effectivement à davantage comprendre ce qui pour Sescho peut éventuellement être la source de son irritation (s'il se reconnaît dans cette analogie).

Je reviens bientôt plus en détail sur ce que tu dis, je voulais juste déjà dire ceci.

En effet, je me place très clairement sur un autre registre que celui dont semble souvent parler Sescho. Tu as appelé ci-dessus ce deuxième niveau celui du "langage commun". Je crois que ce qui est fondamental, en philosophie, c'est d'apprendre à quitter ce langage commun. Dès Platon, la philosophie a voulu instituer un langage à elle, et cela non pas pour pouvoir faire quelques jeux "techniques" seulement compréhensibles aux "initiés" qui ont le temps de s'amuser entre eux, mais précisément parce que ce dont elle parle ne fait pas partie de ce dont le langage commun nous permet de parler. La philosophie nous oblige à revoir de fond en comble ce langage commun, et elle le fait d'une part en donnant de nouvelles définitions à des mots qui existent déjà (comme l'Ethique le fait très souvent, mais on en trouve autant dans les philosophies qui ne sont pas exposées more geometrico), et d'autre part en inventant de nouveaux mots ou expressions (tel que "Amour intellectuel de Dieu" pour désigner le "troisième genre de connaissance" ou la béatitude chez Spinoza etc.).

Ces redéfinitions et ces introductions de nouveaux mots correspondent à des véritables révolutions dans nos manières de penser et donc de percevoir et d'organiser le monde et notre vie. Le parti pris de la philosophie, dès sa naissance, a été que le langage commun n'est pas suffisant pour acquérir le "bien souverain", puisqu'il limite trop notre pensée, il contient trop de présupposés implicites, que l'on prend pour des évidences précisément parce qu'étant implicites, parce qu'on ne les questionne jamais, on n'en examine jamais la vérité. L'idée c'est qu'il faut un "autre" langage, "technique" si on veut (mais pas moins concret et ayant une portée fondamentalement existentielle et éthique, au contraire même), pour pouvoir dépasser toutes les limites du langage commun.

Dans ce cadre, laisser tomber toute notion de potentialité est un coup de génie gigantesque, ayant des conséquences palpables dans notre vie quotidienne lorsqu'on le prend au sérieux et essaie de l'appliquer dans notre vie (et, soit dit en passant, je crois qu'expliquer cela à un "débutant" est tout à fait faisable). Là il faut repenser un tas d'expériences que nous catégorisons a priori sous l'étiquette du "potentiel", pour les aborder tout autrement. A mon avis, c'est donc un des apports fondamentaux du spinozisme.

Or je peux bien m'imaginer que lorsqu'on pense que le langage commun, puisqu'il nous est de prime abord le plus familier, doit forcément être dans le vrai, alors proposer de l'abandonner sur tel ou tel point peut être ressenti comme un acte violent, voire absurde. Mais à mon sens on ne commence à philosopher qu'à partir du moment où l'on accepte ne fût-ce que la possibilité que parfois le langage commun peut avoir tort, et être la source même de notre malheur.

C'est pour ça que je crois que n'importe quel philosophe insiste tellement sur les mots qu'il utilise. Etant le "fabricant de noms" (onomatourgos, Platon, Cratyle 389a) par excellence, il est obligé de reformuler le langage commun pour pouvoir nous faire percevoir les choses autrement. Les mots ne sont pas juste des conventions, ils structurent notre pensée, ils découpent notre façon d'être affecté par le monde et de l'affecter, ils sont donc tout sauf innocents. Ou comme le dit Spinoza, notamment dans le scolie de l'E2P18, suivant en cela le Cratyle: ce qu'on associe aux mots n'est que le résultat d'une habitude. Ce que nous "co-mettons" dans un seul et même mot, les idées qu'on associe à un mot, ne se trouvent rassemblées dans ce mot que "par la rencontre fortuite avec la nature". En soi, il n'y a aucune nécessité de parler ainsi, donc de respecter pieusement le langage commun. Au contraire même, puisque ce qu'on associe à un mot n'est que le fruit de rencontres fortuites, ce que le langage commun nous fait penser et voir a toutes chances d'être faux. C'est pourquoi tout philosophe est un onomaturge: il est mû par un "terrible amour de la vérité", comme le dit Platon, et pour cette raison même doit faire violence au langage commun, doit briser des ensembles d'idées soujacents à tel ou tel mot pour parvenir coller à ce mot une toute nouvelle idée, ou pour inventer un tout nouveau mot (et cela demande tout un "art" à part entière).

Tout ceci implique que lire un philosophe comme il demande à être lu c'est avant tout accepter (et donc essayer de comprendre) le fait qu'il nous invite à quitter le langage commun, c'est accepter le fait qu'il va faire subir aux mots de ce langage commun les aventures les plus inédites et étranges, afin de nous faire voir des choses et des idées pas moins surprenantes.

Pour moi, c'est précisément toute cette démarche que Sescho semble refuser. C'est pourquoi il y a peut-être avant tout entre lui et moi un problème de méthode. Dès qu'on rentre dans l'étude attentive des mots, il s'impatiente et croit que cela n'a aucun sens, alors que pour moi philosopher sans faire cela est absurde. C'est donc de la méthodologie qu'il nous faudrait discuter, je crois, s'il faut trouver une issue au problème que lui et moi on rencontre assez souvent dès qu'on essaie de discuter ensemble (mais il va de soi qu'une telle discussion dépasse le cadre du sujet abordé ici; il faudrait donc créer un nouveau fil).

Ou pour reprendre ton exemple du peintre. Pour moi c'est comme si on se trouve devant les Demoiselles d'Avignon de Picasso et qu'on lui reproche d'avoir fait une peinture trop "technique", puisqu'elle n'est plus comme une "photo" du réel tel qu'on a l'habitude de le voir à l'oeil nu (ce qui est d'ailleurs ce qu'on lui a reproché, et c'est ce que beaucoup de gens non initiés en histoire de la peinture lui reprochent toujours aujourd'hui). On se dit alors que le sens commun (ici le langage commun dans son mode d'expression visuel et non pas linguistique) ne peut que déclarer une telle peinture absurde, et que cela suffit. Exit Picasso.

On pourrait alors se dire qu'on peut tout de même comprendre l'irritation des gens vis-à-vis d'un tel tableau, qui semble tellement déformer la "réalité". On comprend tout de même ce que les gens veulent dire, il suffit de se baser sur le sens commun pour comprendre qu'effectivement, Picasso déforme le "réel". Du coup, lorsque Picasso répond, indigné, que cela n'est pas le cas et va essayer de montrer pourquoi, on peut effectivement comprendre que certains gens vont se dire que là Picasso ne fait rien d'autre que de "vouloir avoir raison".

Donc tout cela est bien vrai. Or, l'essentiel ici c'est que le but même de Picasso, et l'essence même de toute peinture au sens historique du terme, c'est de nous apprendre à voir autrement. De voir autre chose, qui n'est pas moins réel mais qui est entièrement caché par ce que le sens commun nous permet de voir. On suppose même que faire cela, donc faire en ce sens précis violence à la manière habituelle de voir, c'est un "bien". Tout comme apprendre à penser sur base de catégories tout à fait nouvelles est censé, en philosophie, être ce qui nous apporte un bien, bien très important, puisque il n'est rien d'autre que la spécificité même de la philosophie, ou son efficacité propre.

Ou comme le dit Picasso lui-même: "Les motifs différents exigent inévitablement des modes d'expressions différents. (...) car nous avons introduits dans la peinture des objects et des formes qu'elle ignorait autrefois." (dans Picasso. Propos sur l'art, Gallimard 1998).

C'est pourquoi on ne peut pas faire l'économie des mots (seul mode d'expression dont dispose le philosophe), lorsqu'on lit un philosophe. On ne peut pas se dire qu'on va remplacer le mot "puissance" par celui de "en puissance" c'est-à-dire de "potentialité". C'est comme dire que là, dans ce portrait de Picasso, on reconnaît la forme d'un oeil tel qu'on a l'habitude de le voir, donc ça va, on peut aimer Picasso, on va juste laisser de côté tout ce qui déforme par rapport au sens commun. Faire cela c'est passer à côté de l'essentiel même, aussi bien en peinture qu' en philosophie. On passe à côté du "motif" inventé par l'artiste ou le philosophe. Or ce motif c'est précisément l'essence même du message. Le reste, tout le monde le sait déjà, on le voit déjà chaque jour, on pense déjà chaque jour ainsi, c'est déjà "commun" à notre façon de parler, de penser, de voir.

Enfin, ceci donc pour ce qui concerne la méthode de lecture. Quant à ce que tu dis plus précisément concernant la potentialité chez Spinoza, j'y reviens bientôt.
L.


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