L'opérationnalité en philosophie

Questions philosophiques diverses sans rapport direct avec Spinoza. (Note pour les élèves de terminale : on ne fait pas ici vos dissertations).

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YvesMichaud
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L'opérationnalité en philosophie

Messagepar YvesMichaud » 13 juin 2006, 16:14

L'opérationnalité est un mot que j'ai fait dériver de la science. En science, généralement (là où on applique les mathématiques, ce qui exclut l'anthropologie, par exemple) un concept doit être opérationnel, c'est-à-dire qu'il doit pouvoir être déterminable par des mesures objectives. Par exemple, on a opérationnalisé le concept de «sommeil» grâce à l'électroencéphalogramme. On a aussi opérationalisé, concrètement, un concept comme «l'adolescence» en déterminant de quel âge à quel âge cette période s'étendait.

Là où je veux en venir, c'est qu'il y a certains concepts en philosophie qui sont inutiles, par le fait qu'ils sont impossibles à opérationnaliser. Ce sont des concepts qui ne permettent pas de résoudre des problèmes concrets. De tels concepts peuvent être rejetés, c'est une option rationnelle.

Deux exemples:

Hume a fait un célèbre argument contre les miracles où il dit, en gros, qu'on doit choisir dans l'interprétation des affirmations miraculeuses l'option qui est la plus cohérente avec notre expérience. Or, dit-il, les erreurs et les mensonges sont plus cohérents avec notre expérience que les violations des lois de la nature. Donc les erreurs et les mensonges constituent une interprétation plus valable des soi-disant miracles.

D'accord, mais cet argument laisse théoriquement la possibilité d'admettre l'existence de violations de lois de la nature. Seulement, on n'a pas le moyen concrètement de déterminer QUAND une violation des lois de la nature devient une meilleure interprétation que l'erreur et la tromperie.

Si UNE personne rapporte un miracle, on peut se méfier. Mais si deux témoins indépendants rapportent le miracle, à quel point doit-on se méfier? S'ils sont 1000, 10 000, 100 000? Rendu à quel point aurait-on le droit de croire au phénomène extraordinaire?

Et même s'il n'y a qu'un seul témoin. Si ce témoin ne nous a jamais menti, est-ce une raison suffisante de le croire? On peut supposer qu'il a déjà menti en faisant un argument par analogie avec les autres humains.

Le problème, c'est qu'il n'y a aucun moyen d'opérationnaliser l'analogie: on ne peut pas mesurer quelle est sa force. En d'autres termes: à quel point cette personne se compare-t-elle à l'homme ordinaire, qui ment parfois?

Deuxième exemple:

Selon des thomistes, la plupart des inductions sont incomplètes: elles ne recensent pas tous les cas possibles. L'exception, ce sont les ensembles fermés, comme les cinq sens.

Mais ils font une distinction entre induction incomplète INSUFFISANTE [pour induire une loi universelle] et une induction incomplète SUFFISANTE.

Mais cette distinction est impossible à opérationnaliser. On ne peut pas la manier pour résoudre des cas concrets. Quand une induction est-elle suffisante? Combien de cas faut-il examiner? Peut-être que ça dépend du type d'objet observé, mais dans quelle mesure cela varie-t-il selon le type d'objet? Cette distinction ne vaut rien, sauf si pour nous, «suffisant» est une sorte d'asymptote que visent les chercheurs.

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Henrique
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Messagepar Henrique » 21 juin 2006, 17:50

Ne parle-t-on pas plutôt de quantifiabilité, ou veux-tu dire autre chose ?

Je ne sais pas si ce que je vais dire répond à ta préoccupation mais on peut quantifier beaucoup de choses sans que cela suffise à relever d'une démarche scientifique. Pour qu'un phénomène comme le sommeil soit appréhendé dans ce sens, il faut partir d'une hypothèse quantifiable, permettant d'établir un protocole expérimental assez précis pour pouvoir être clairement contredit par les résultats obtenus. La mesure sert à éviter les variations d'interprétation du type de celles qu'on peut trouver dans les pseudo-sciences comme l'astrologie, par exemple la prédiction "cette semaine, vous rencontrerez une personne qui sera déterminante dans le reste de votre vie" qui est assez vague pour pouvoir être "vérifiée" dans tous les cas.

Mais l'erreur consiste à croire qu'il faut alors appliquer cette démarche à tout domaine où on prétend établir un savoir certain. D'abord parce qu'une hypothèse établie sur des bases expérimentales n'est jamais prouvée définitivement, du fait qu'une nouvelle expérience changeant la compréhension des facteurs du phénomène est toujours possible en droit. Ensuite parce qu'il existe des domaines où la quantification est non seulement impossible parce que l'objet ne s'y prête pas mais où elle est parfaitement inutile. Je sais par exemple que je suis vivant avec une bien plus grande certitude que tout ce que je peux entendre dire à propos des mesures que l'on peut établir à propos de mon fonctionnement biologique. Car "être vivant" ne se réduit pas à pouvoir se mouvoir, ou même s'automouvoir mais consiste à pouvoir être affecté, à pouvoir s'émouvoir.

Nous savons en ce sens aussi que nos proches sont vivants en raison d'une intersubjectivité, voire d'une intrasubjectivité commune, bien plus fondamentale que la relation de sujet à objet à laquelle se réduit l'approche physicaliste.

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Messagepar YvesMichaud » 22 juin 2006, 00:20

Bonjour Henrique,

Je suis content de te revoir.

Ce qui m'a donné envie de revenir sur ce sujet aujourd'hui, ce sont les témoins de Jéhovah, qui disent que la fin du monde est proche.

C'est un très bon exemple de concept qui n'est pas opérationnel: proche comment? Au temps de Jésus aussi on croyait que la fin du monde était proche. Il faudrait faire une prédiction exacte avec une date, pour qu'on puisse la vérifier.

Effectivement, l'opérationnalité signifie s'entendre sur des quantités.

(à suivre)

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Messagepar YvesMichaud » 22 juin 2006, 01:09

(Suite)

Effectivement, opérationnaliser un concept signifie désigner des quantités et des repères quantifiés par lesquels on puisse le vérifier, parce qu'il n'y a rien de plus universel, de plus objectif et de plus précis que le calcul et des unités de mesure.

Néanmoins, ce ne sont pas tous les problèmes de philosophie qui ont besoin d'être opérationnalisés, donc traduits en des nombres et des mesures. Par exemple l'existence des choses. Le scepticisme. La nature de Dieu. Le rapport corps-esprit.

Par contre, il y a une certaine utilité à s'entendre conventionnellement sur les limites des grandes périodes historiques: préhistoire, antiquité, moyen âge, modernité, époque contemporaine. Cela nous permet d'être sûr que tout le monde parle de la même chose avec ces termes.

On a tenté d'opérationnaliser le commencement de la vie humaine pour savoir jusqu'où on pouvait avorter (conséquence éminemment concrète). Mais personnellement, je pense que cette approche est dans l'erreur.

Bref, dans le monde concret, le monde de la pratique, on est souvent guidés par des repères quantitatifs. D'où l'importance d'établir des ponts entre des abstractions philosophiques et ses applications concrète dans le monde. Ce que les témoins de Jéhovah ne réussissent pas à faire.

Un concept qui devrait être opérationnalisé pour servir en pratique mais qui ne peut pas l'être à cause des limitations de la perspective d'où il est tiré peut être considéré comme creux et ignoré.


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