Cher Hokousai,
Hokousai a écrit :
Citation:
Pour arriver à accéder à cela (à ce sens proprement philosophique des mots), il faut arrêter l'habitude de relier tout mot à l'usage le plus ordinaire
L’usage c’est l ‘expérience ..non ? or je ne fais que des expériences ordinaires … disons les mêmes que tout le monde .
oui, l'usage est un type d'expérience. Dans ce sens, les mots aussi nous font expérimenter la vie d'une certaine manière. Mais s'en tenir à l'usage ordinaire des mots, c'est effectivement n'expérimenter les mots que d'une manière ordinaire. Or la philosophie (mais aussi la littérature, donc in fine toute activité qui consiste dans un travail actif des mots), dès le début s'est proposée comme tâche de délier l'ensemble rigide 'mot x -expérience x'. Elle a voulu changer le sens des mots, créer un nouveau langage, et par là permettre des expériences extra-ordinaires. Dès lors, ce n'est que quand on est prêt à se livrer à ce jeu, à s'imaginer le même mot ordinaire dans un tout nouveau sens, et à s'imaginer ce nouveau sens jour après jour dans sa vie quotidienne, que l'on puisse expérimenter les mots dans leur(s) sens extraordinaire(s), celui (ceux) créé(s) par les 'travailleurs' du langage que sont notamment les philosophes.
Voir pe 'Le langage et la logique archaïque' de Ernst Hoffman (traduit par Martin Rueff), qui montre que déjà dans la logique archaïque, logos (discours) et epos (mot) s'opposent. Comme le dit Hoffman à propos de Héraclite et Pythagore: "l'objet de la philosophie grecque ne fut pas simplement le 'monde', mais aussi le 'discours' sur le monde". Les mots ont d'ordinaire pour tâche de dénommer et de désigner des objets de manière univoque (on pourrait peut-être dire que le premier Wittgenstein rêve d'une philosophie où les mots auraient également cette capacité). En réalité, nous savons que les mots sont tout sauf univoque, ils sont plutôt ambigues. C'est donc le discours/logos, l'enchaînement de différents mots, qui doit permettre d'en sélectionner les sens adéquats, ceux que l'interlocuteur voulait véhiculer.
C'est alors que l'on peut voir autre chose que de simples contradictions dans les mots: on a accès à ce que Héraclite appelle "l'harmonie" du logos. Tandis que, selon lui, la "masse" est "victime de l'illusion qui consiste à croire aux mots isolés, à leur sens apparent, et elle ne comprend absolument pas ce que signifie écouter ou parler. Les hommes énivrés, ne pensent qu'à se rassasier comme des bêtes; et l'on pourrait aussi dire qu'ils se rassasient de mots simples et qu'ils font trop confiance aux aèdes qui s'en tiennent au monde de l'epos, au lieu d'écouter les philosophes qui leurs annoncent le logos. (...) il leur manque cette intuition que le monde des choses n'est qu'un 'amas d'ordures' tant qu'ils croient pouvoir le nommer avec des 'mots' et qu'ils ne comprennent pas qu'il ne pourra être un 'cosmos' que pour celui qui s'élèvera des significations des mots qui donnent toujours l'illusion trompeuse de leur isolement vers la signification du tout. (...) Mieux: c'est là et là seulement qu'il y a progression; seul le logos est mouvement et devenir."
C'est donc, déjà avant Platon et Socrate, le logos qui donne la possibilité d'un renversement, pour Héraclite, un renversement conceptuel. Le concept rassemble de différentes notions en un 'tout organique', là où les mots tel que l'usage ordinaire les traite ne permettent que des expériences chaotiques et contradictoires. Expériences qui par habitude peut-être peuvent se répéter à l'infini, mais qui par là n'admettent que très peu de mouvement conceptuel. Les mots dans leur usage quotidien donnent donc lieu à des expériences ordinaires, banales, car répétées et partagées par un grand nombre de gens. En revanche, les mots tels qu'ils forment le matériau du concept ou du logos acquièrent la puissance d'induire chez celui qui sait écouter un véritable devenir, un devenir conceptuel, qui permet de concevoir les choses autrement, et donc de les expérimenter autrement, bref d'avoir des expériences extra-ordinaires. C'est peut-être cela que l'on pourrait appeler la 'liberté' à laquelle donne accès la philosophie, toute philosophie (tandis que chaque philosophie particulière crée sa propre variation sur ce thème)? La liberté de pouvoir prendre du recul par rapport aux expériences que l'habitudes nous fait éprouver dans l'usage ordinaire des mots. La liberté de ne plus être 'fixé' par l'usage ordinaire des mots.
Hokousai a écrit :
Je vous dis qu’en philosophie s’ il faut pour convaincre en passer par l’argumentation il faut être convaincu par avance que cela suffit à convaincre ;
Il faut quelqu’un en face qui respecte les règles de votre jeu .
Mais il en est exactement de même de celui qui est partisan de l’expérience .Il lui faut des élèves qui croient à l’expérience .
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Vous voudriez maintenant soutenir que Socrate n’ argumente pas ?Il me semble qu’il ne dialectise pas toujours sur le chemin menant à Athènes , à ce régime la tous les randonneurs seraient platoniciens .
il faut certes respecter les règles du jeu, sinon pas de jeu possible, bien sûr. Mais je ne suis pas aussi certaine que vous que la règle du jeu en philosophie, ce soit de penser d'abord 'argumentation' et 'expérience' en opposition, puis d'essayer d'argumenter en écartant toute expérience.
Si 'convaincre' passe pour vous par 'argumenter', j'ai plutôt l'impression que vous pensiez à la conviction propre à la rhétorique, discipline dont se sert sans doute de temps en temps la philosophie (et Spinoza s'en sert beaucoup). Mais même chez Spinoza il y a un tas de scolies. Et justement, Socrate n'est pas en train de faire le chemin menant à Athènes tout en argumentant, comme s'il s'agissait là de deux activités séparables. Au contraire, s'il compare l'opinion à un savoir par ouï-dire (par signes, dirait Spinoza) et la philosophie à l'expérimentation, c'est pour dire que faire de la philosophie, C'EST la même chose que d'expérimenter.
Seulement, on peut expérimenter tout et n'importe quoi. La philosophie propose d'expérimenter la consistance des concepts. Et UNE manière de construire cette consistance, c'est de respecter les règles de la logique, c'est l'argumentation. Mais aucun philosophe ne s'en tient à la pure et simple argumentation. Et pourtant, tous les grands philosophes ont bel et bien inventés des concepts de manière rigoureuse. La rigueur ou la consistance d'un concept dépasse donc la pure argumentation. L'argumentation n'est qu'un des moyens pour retracer le chemin parcouru et vécu par le philosophe. Comme le dit Platon: ses écrits ne sont que des 'rapports' d'une expérience conceptuelle que lui il a fait, et dont il nous veut faire part sur un mode tel que nous aussi, nous pouvons expérimenter la même chose.
C'est pourquoi, à mon avis, il n'y a pas moyen d'éprouver les expériences extra-ordinaires qui forment l'efficacité propre de la philosophie aussi longtemps que l'on sépare argumentation et expérience. Il faut expérimenter l'argumentation, en philosophie (et aussi en mathématiques, d'ailleurs). Juste vérifier dans quelle mesure une argumentation respecte les règles logiques, et comparer chaque étape et la conclusion avec ses propres expériences ordinaires pour juger de leur vérité, c'est dissèquer ce qui n'a d'efficacité que si l'on le consomme comme un 'tout harmonieux', comme un 'logos'. Ce qui demande un tout autre traitement des mots. Cela demande une reconstruction active de tout ce qui n'est pas dit dans les différentes étapes explicites de l'argumentation (en puisant dans les scolies, chez Spinoza, pe), pour ensuite s'entraîner à concevoir sa propre façon de vivre sa vie sous la lumière de ces concepts. Ce n'est qu'après avoir fait tout cela que l'on devient capable de juger un concept ou une pensée proprement philosophique. En attendant, on ne peut juger que de l'étrangeté de ceux-ci, sans plus.
Hokousai a écrit :Maintenant pour ce qui nous occupe l’essentiel est dans ""« expérimenter les concepts »"".
Et c’est bien là la difficulté .On se trompe de domaine d 'expérience aisément .On expérimente des idées en pensant qu’on est dans le domaine des affectes alors qu’on est dans le domaine des idées .
Et puis on s’étonne que les affects ne répondent pas aux attentes .
Car ils ne répondent pas .
Vous pouvez avoir une belle théorie de l’amour et ne jamais tomber amoureuse et réciproquement ce qui est quand même le cas le plus fréquent .
pour un certain courant philosophique idées et affects s'opposent effectivement. Pour l'usage ordinaire des mots aujourd'hui en Occident, c'est le cas aussi. Spinoza, en revanche, est un de ceux qui proposent de laisser tomber cette opposition pour lier de manière intrinsèque idée et affect. L'affect, c'est une affection du Corps qui entraîne un changement de puissance d'agir TOUT EN étant une idée. On peut se dire que cela, c'est impossible, tout comme on peut se dire que 'sentir' que nous sommes éternels, c'est absurde. Et dans le langage ordinaire, c'est effectivement tout à fait absurde. Cependant, si nous tombons souvent amoureux sans avoir une belle théorie de l'amour, c'est précisément parce que souvent, nous nous en tenons 'aux mots', comme le disait Héraclite, notre théorie ne consiste qu'en des mots, mots isolés et contradictoires. Ou bien on peut avoir 'lu' l'une ou l'autre théorie philosophique de l'amour, mais si on l'a lu en prenant le sens ordinaire des mots comme critère de vérité, on n'aura pas pratiqué une lecture 'expérimentée', on aura juste lu les mots. Ce que prétend la philosophie (à mes yeux, bien sûr; tout ceci ne sont que des hypothèses et rien de plus), c'est que si l'on prend la peine de vraiment expérimenter ses concepts, on en sort changé. On n'entre plus de la même façon dans une histoire d'amour quand celle-ci se présente. On 'bricole' moins, ou peut-être avant tout mieux.
Mais en effet, on se trompe de domaine d'expérience facilement. Si on lit un philosophe tout en n'expérimentant que le sens ou l'usage ordinaire des mots, on se tient quasiment entièrement sur un 'terrain connu', et on essaie de transformer l'inconnu derrière ce qu'on lit en du connu, de l'habituel, du banal, de l'ordinaire. Tandis que si l'on fait de l'inconnu derrière le texte philosophique le domaine d'expérience, il s'agit de l'exercice inverse: arriver à transformer le terrain connu en le regardant à partir d'un terrain voisin, demeuré jusqu'à là tout à fait inconnu. On apprend alors à voir ce qui était jusque-là banal d'un tout nouveau point de vue. Du coup, le banal ne l'est plus du tout.
Mais donc c'est bel et bien l'attitude de lecture qui détermine si l'on ne va voir que du connu et de l'incompréhensiblement étrange, ou en revanche de l'inconnu dans le connu. Pour arriver à la deuxième expérience, il faut d'abord accepter de se dépayser, de quitter son terrain à soi pour comprendre comment accéder au terrain du voisin, et ensuite regarder ce qui était ordinaire pour soi, dans le terrain que l'on habite soi-même, à partir de ce point de vue nouvellement acquis, pour y (chez soi, dans l'ordinaire) découvrir des choses tout à fait inattendues.
Enfin bon, j'ai l'impression que tout ceci sans doute peut être exprimé de façon beaucoup plus claire ... peut-être que vos questions/remarques/infos/objections me le rendront plus facile.
Chaleureusement,
Louisa