Louisa:
... ne faudrait-il pas conclure de ce passage de l'Ethique que le sage est bel et bien capable de sentir un plaisir à se vêtir de telle ou telle façon (et cela sans qu'aucune "utilité sociale" n'intervienne)? ...
Sescho:
J'ai fait le rapprochement avec mon propre texte, évidemment, et n'y ai pas vu contradiction...
dans ce cas il me semble que nous sommes d'accord sur l'essentiel, en ce qui concerne la question de Népart, non?
Sescho a écrit :Le "même" qu'ajoute Spinoza - traduit par Saisset ; voir plus bas - sur ce point précis me convient on ne peut mieux : nous sommes à la frange de ce que j'appelle plaisir "pur" (qui, comme je l'ai déjà précisé à ta demande, est pour moi celui qui reste au sage, ce qui ne pose donc strictement aucun problème avec Spinoza ; de plus s'agissant d'un détail marginal très peu traité par Spinoza, il me semble pour le moins exagéré d'aller chercher Kant et autres à ce sujet...) Spinoza ne dit pas à quel titre c'est bon, mais pourquoi pas un brin d'esthétique.
si j'ai parlé d'un langage plutôt kantien par rapport au fait que tu utilises l'adjectif "pur" pour désigner le sage, c'est simplement parce qu'en philosophie, cet adjectif n'est plus du tout neutre mais caractérise un grand courant de pensée fort répandu, et qui me semble être peu compatible avec le spinozisme. Mais c'est peut-être juste une question de "prudence": quand un mot a été sélectionné par l'un ou l'autre grand philosophe pour en faire l'étiquette d'un tout nouveau concept, il me semble prudent de ne plus l'utiliser pour décrire la pensée d'un autre philosophe, surtout quand le mot en question n'y apparaît même pas.
Une deuxième raison pour éviter ce type de vocabulaire est à mes yeux le "fait" que le sens commun occidental contemporain est largement "kantien" (ceci n'est qu'une hypothèse de travail, je ne le considère pas du tout comme une "vérité bien établie"). C'est alors qu'après deux millenia de christianisme et après le kantisme, dire que le sage n'a que des "plaisirs purs" pour moi indique trop qu'il s'agirait de plaisirs a-corporels, qui n'ont rien d'esthétiques ou de sensuels, tandis qu'une telle "pureté" n'est concevable que dans une pensée radicalement dualiste, là où Spinoza souligne la position inverse.
Sescho a écrit :Note : Pautrat, toutefois, traduit beaucoup plus simplement ce passage de E4P45S (et non E3 comme je l'ai écrit par erreur) par "... en usant des odeurs, de l'agrément des plantes vertes, de la parure, de la musique, des jeux qui exercent le corps, des théâtres, et des autres choses de ce genre dont chacun peut user sans aucun dommage pour autrui. ..." Il n'y a effectivement en regard que le mot latin ornatu. On peut alors se demander ce qu'il entendait par-là. Entre les odeurs et la musique, ne serait-il pas plutôt question d'esthétique visuelle ? Pas de quoi révolutionner le propos, néanmoins.
merci pour cette note. Je n'avais pas encore vérifié la citation, mais en effet, le latin (et la traduction de Pautrat) est tout de même moins "fort" que celle que tu avais cité auparavant.
Sescho a écrit :Ce qui m'apparaît intéressant, c'est que dans le passage Spinoza assimile les "plaisirs esthétiques" à des aliments, lesquels préparent à la fonction supérieure : bien penser (même s'il y a là-encore pas mal de différences entre Saisset et Pautrat ; différences dans le texte latin traduit ?)
à mon sens il est erroné de "réduire" l'utilité des plaisirs esthétiques, chez Spinoza, à une "préparation" à quelque chose de "supérieur". Un plaisir sensuel, qui ne comporte pas d'excès et ne fixe pas toute l'attention sur lui, est "bon en soi". Cela veut dire, dans le spinozisme, qu'il augmente parallélement notre puissance d'agir et notre puissance de penser, la puissance de notre Corps et la puissance de notre Esprit. C'est donc en MÊME TEMPS que l'effet positif se produit dans le Corps et dans l'Esprit, puisque ceux-ci sont une seule et même chose. Ce qui est agréable aux sens n'est donc plus une préparation à une augmentation de la puissance de penser, C'EST simultanément une telle augmentation (pour une explication plus claire: voir le message d'Henrique dans le fil "Etre heureux" concernant le fait qu'écouter de la musique peut augmenter, en tant que telle, ma puissance).
Si donc pour l'essentiel il me semble que nous sommes d'accord à ce sujet (être sage ne consiste pas à fuire à tout prix les plaisirs esthétiques/sensuels), nos divergences concernent à mes yeux assez systématiquement ce qui pour moi sont des éléments plutôt "kantiens" dans la façon dont tu t'exprimes (même si éventuellement tu n'as pas lu Kant, puisqu'à mon sens le kantisme est la pensée implicite plus ou moins dominante dans nos sociétés actuelles). Cela n'est pas très "grave", bien sûr, ne fût-ce qu'à mes yeux cela "occulte" un peu l'originalité radicale de la pensée de Spinoza, et donc aussi ce qu'elle a à nous offrir comme nouveau mode de vie.
Voici par exemple ce que Luc Ferry appelle la "solution kantienne" en ce qui concerne le beau:
"
tout en étant l'objet d'un sentiment
particulier et intime, la beauté éveille les Idées de la raison
qui sont présentes en tout homme - ce par quoi elle peut transcender la subjectivité particulière et susciter un sens commun (les Idées "éveillés" par l'objet beau étant communes à l'humanité."
On retrouve l'idée d'un "usage" de l'objet beau pour arriver à avoir des idées adéquates, idée à laquelle tu sembles adhérer, tandis qu'à mes yeux pour Spinoza le beau n'est pas un moyen mais "bon en soi". Puis on retrouve également l'idée d'un sens inné du beau, commun à toute l'humanité, là où Spinoza dit explicitement que nous n'appelons beau que ce qui nous touche de façon agréable (et qui par là est déjà utile à la santé), cela dépendant entièrement de chaque Individu et donc n'étant pas du tout commun à tous (le beau est donc "sujbectif" chez Spinoza, pour le dire en des termes kantiens). C'est précisément ce que Kant lui reprocherait. Comme le dit Ferry: dans ce cas, le "Beau est réduit à l'agréable et l'art de la cuisine".
Bref, s'il fallait résumer nos divergences, je dirais que tu réserves pour le sage un type de beauté proche du Beau kantien, tandis que d'une part jamais Spinoza ne mentionne un type de beau propre au sage (beauté autre que celle éprouvée par les hommes qui sont moins sages/libres) - la différence est plutôt que le sage spinoziste sait que le beau ne réside pas dans les objets beaux mais dans l'affection de notre Corps, tandis que les hommes peu libres attribuent de la beauté aux choses. D'autre part Spînoza refuse l'idée d'un beau "universel", ce type de Beau dont Kant dit qu'on le postule tous et qui fait que nous nous intéressons à essayer de convaincre notre interlocuteur de la VERITE de notre jugement du beau quant à tel ou tel objet (ce qui fait qu'il y a un lien entre le beau et le rationnel ou les idées de la raison, lien qui me semble être absent chez Spinoza). Le beau étant par essence "individuel", chez Spinoa, une telle universalité est inconcevable. Il s'en tient littéralement à un "des goûts et des couleurs on ne discute pas". Si tu crois que ce n'est pas le cas (et que donc je me trompe): où vois-tu des passages chez Spinoza qui indiqueraient qu'il existe un deuxième genre de beauté, proche du Beau kantien et apanage du sage?
Bien à toi,
louisa