Alexandre_VI a écrit :Je m'oppose à l'idée qu'il existe une nature humaine (une essence), car pour moi, les individus sont la seule réalité. Il n'y a rien que l'ensemble des individus humains partagent, sinon un patrimoine génétique et un milieu. L'homme n'est rien à part de cela. Les essences ne sont qu'une fiction du cerveau destinée à expliquer les ressemblances entre individus.
Je me demande si à force de conceptualiser, nous ne perdons pas le sens, en fait...
L'essence est à la base quelque chose de très simple : ce qu'une chose est. C'est quelque chose d'assez intuitif s'agissant d'une chose existante, encore que relevant du premier genre de connaissance.
Dans l'élévation de la connaissance, il apparaît quelque chose de commun à toutes les choses singulières : elles ne sont pas en elles-mêmes, mais en autre chose : Dieu - la Nature. C'est la vérité, et commence pour le moins à faire vaciller l'idée que seules les choses singulières existantes existent. Ce qu'elles sont appartient donc à Dieu.
Note : Il y a même des moments où je me demande si Spinoza n'a pas que cela en vue, et rien d'autre. C'est en tout cas l'alpha et l'omega de l'Ethique (qui se relie - et se relit - en boucle.)
Les ressemblances sont-elles réelles ou non? Si elles ne le sont pas, aucune notion générale n'a de pertinence, et donc aucun raisonnement non plus, qui ne connaît que les générales. Et donc la conclusion c'est que la seule solution économique est de ne rien dire du tout, vu que cela n'a aucun sens.
Ou alors cela a un sens, et il n'y a alors aucune raison de nier que cela a un sens (que cela recèle une part de vérité, donc, même s'agissant d'un "être de raison.")
Cela a un sens, et il est évident, par exemple, qu'il y a une communauté de nature importante entre les différents individus humains, et donc une essence commune. On peut éventuellement parler des essences par genre et différence, mais c'est un peu biaisé, me semble-t-il, car cela sous-tend qu'on met la chose singulière existante en premier. Et les raisonnements portent sur cette essence commune, quoique n'étant l'essence d'aucune chose particulière (dans son entier), et c'est cela seulement qui peut être vu selon le deuxième genre, puis par l'intuition selon le troisième, comme constituant partiellement l'essence d'une chose singulière existant en acte avec laquelle on est en contact. L'essence d'une chose singulière dans son entier est en revanche largement hors de portée de la connaissance adéquate (trop de complexité, en particulier.)
Qui dit essence commune, dit que l'essence individuelle, strictement parlant, n'existe pas ! Pour le dire autrement : il n'y a pas d'individuation absolue dans l'essence. C'est pourquoi toute la Tradition dit que les autres sont des autres moi-même, en particulier. Spinoza en est et donc manie les "essences de genre" en toute conséquence.
La dernière question est : Dieu - la Nature change-t-il ou non ? La considération que la Nature est "cause de soi", qu'elle est donc éternelle et immuable (elle ne saurait elle-même se surpasser ou se restreindre), répond assurément : Non, elle ne change pas, quoique le changement s'y déroule en permanence. Tout ce qu'ont de réel les choses existantes à un instant donné (lesquelles se produisent à l'infini temporel) est donc partie de Dieu - la Nature, et donc éternel. Le reste est fiction.
Et il n'y a en Dieu aucune "collection", "penderie", d'essence singulières, mais un continuum d'essence, qui est l'essence divine même, sans aucune redondance.
Alexandre_VI a écrit :Une fiction que l'on a intérêt à remplacer par le principe d'uniformité des lois de la nature.
Je suis assez d'accord, mais Spinoza présente et donc concilie les deux approches. Et elles se concilient effectivement : l'ensemble attributs - entendement - mouvement - modalité - lois détermine toutes les choses singulières, et c'est ce qui est le plus solide (mais met passablement à mal la notion d'"individu", justement, et exclut largement la réalité intrinsèque des "choses singulières" ; c'est d'ailleurs très exactement la position bouddhiste.) Mais d'un autre côté, elles se concilie mal avec l'expérience, qui montre des modes constitués, quoique partiellement impermanents et clairement interdépendants, comme le dit explicitement Spinoza.
Les essences au contraire sont plus proches de cette perception, et traduisent en fait ce que les lois, etc. sont susceptibles de produire comme formes. Pour Spinoza, je n'en doute pas, les deux approches ne traduisent qu'une même réalité. On refuse les essences quand on pense que Dieu-la Nature change avec le temps, en fait, ce que pourtant la perspective des lois dément.
Alexandre_VI a écrit :L'homme n'existe pas si on entend par là une essence universelle. Le concept même d'espèce en biologie n'est qu'une simple convention utile.
Pour moi si c'est utile c'est que cela a du sens. C'est en jouant comme cela sur les mots qu'on ne peut plus comprendre. L'Homme existe en tant qu'ensemble de dispositions et lois commun à tous les hommes. Donc cela existe, même si cela ne permet pas de décrire entièrement chaque homme particulier existant, ce qui est d'ailleurs impossible.
Alexandre_VI a écrit :L'idée qu'il existe des essences est à la fois utile et nuisible en morale. Utile, parce que l'on peut dire que la nature humaine est sacrée, ce qui protège les droits de l'homme. Nuisible, parce qu'une fois qu'on a commencé à projeter des essences dans l'univers, on peut très bien continuer et distinguer des sous-groupes d'humains, comme le faisaient les nazis, et être tenté de les hiérarchiser.
Je vous suggère, mon cher, avec modestie, de vous débarrasser de ces parallèles avec le nazisme, qui méritent leur réputation de "fond du trou" de l'argumentation. Les nazis mangeaient aussi ; heureusement qu'on continue à le faire, malgré tout. Par ailleurs, cela dût-il nous donner de l'urticaire, ils étaient des hommes comme nous (pour la grande part commune), et tout défaut - aussi grand soi-il - est la perversion d'une qualité.
Cela n'a rien de scandaleux de distinguer les sous-groupes humains, et en vérité quasiment tout le monde le fait (mais le dit plus rarement.) Même hiérarchiser sur des faits réels, en moyenne, ne l'est pas. Cela devient nauséabond, cependant, dès que la hiérarchie en question porte sur une valeur globale - qui peut prétendre la connaître -, oublie que les différences sont peu par rapport à la communauté de nature, viole enfin l'amour (ou compassion) qui fait indissociablement partie de la puissance de l'esprit.
Amicalement
Serge