Sescho a écrit:
Qu'est-ce donc que nous tirons et qui appartient à la connaissance du troisième genre ?
louisa:
toujours en nous basant sur le même scolie (E5P36) je dirais: ce que nous y tirons est une conclusion. Une idée, donc. Quelle l'idée? L'idée que tout "dépend de Dieu selon l'essence et selon l'existence".
Sescho:
Sommes-nous bien d'accord qu'il s'agit de connaissance du troisième genre ?
De même sommes-nous bien d'accord que "Tout dépend de Dieu selon l'essence et selon l'existence" n'est en aucune façon l'essence d'une chose singulière, mais une loi ?
je crois qu'ici se situe éventuellement l'un des éléments clefs de notre désaccord.
Que "tout dépend de Dieu selon l'essence et l'existence" est à mon sens ni une essence, ni une loi, mais simplement une idée. Une conclusion tirée d'autres idées. Idée adéquate, appartenant au deuxième genre de connaissance (car obtenue par raisonnement).
Le troisième genre de connaissance porte à mon avis uniquement sur les essences, tandis que toute essence est par définition singulière. En même temps, aucune essence n'est une loi. Les lois appartiennent au deuxième genre de connaissance. Le troisième genre de connaissance ne comporte lui aussi que des idées, mais ici il s'agit d'idées adéquates obtenues par l'intuition, et non plus par le raisonnement. Je m'explique.
La définition de l'essence dit que pour Spinoza, contrairement aux autres philosophes, l'essence est non seulement ce sans quoi la chose ne peut être, mais en outre ce qui ne peut être sans la chose. C'est cela, à mon avis, qui rend toute essence "singulière", et qui empêche la possibilité d'essences "communes" : si une essence commune à tous les hommes existait, elle devrait périr dès qu'un seul homme périt, puisque les seules choses qui existent sont des hommes individuels. Si "l'Homme" existait, flottant quelque part au-dessus des têtes des hommes individuels/singuliers, on pourrait encore croire que cette essence commune à tous les hommes, étant en réalité l'essence singulière de l'Homme, demeure telle quelle quand un seul homme individuel meurt. Or l'Homme n'existe pas, pour Spinoza, il n'y a que des hommes. Du coup, on ne peut plus concevoir non plus une essence commune à tous les hommes - hormis le fait que Spinoza répète régulièrement que ce qui constitue l'essence ne peut jamais être ce qu'une chose a en commun avec une autre. Ce qu'un homme a en commun avec un autre homme, ne peut donc jamais constituer son essence à lui.
Or toute loi (naturelle) est le résultat d'une connaissance du deuxième genre. Car elle ne nous dit que ce qui détermine telle ou telle chaîne causale "transitive", reliant entre elles des choses que les différents effets et causes ont un commun (c'est ainsi qu'elle peut "expliquer" la connaissance de l'un par la connaissance de l'autre). Une loi ne peut donc porter sur les essences. Les essences ont comme cause Dieu en tant que cause immanente, sans devoir passer par un enchaînement "dans un temps et un lieu précis". La raison, la connaissance du deuxième genre, et donc les sciences naturelles, ne concernent que l'actualité de l'essence non pas en tant qu'elle est en Dieu, éternellement, mais en tant qu'elle dure dans un temps et lieu précis.
Cependant, si je t'ai bien compris, tu identifies bel et bien loi et essence. Peut-on dire que pour toi, il ne s'agit pas ici d'essence singulière? Les lois portent-elles pour toi sur les essences communes? Si oui: que fais-tu avec le troisième genre de connaissance: porte-t-il sur les essences singulières ou les essences communes?
Louisa a écrit:
Seulement, dans les propositions qui précèdent, il vient de montrer cela non plus pour "tout" (= notion universelle), mais pour mon essence singulière à moi (c'est-à-dire celle du lecteur, essence réelle car singulière et non plus "abstraite").
En particulier mon essence à moi. Mais cela n'implique pas que j'en aie une connaissance du troisième genre, de cette essence.
veux-tu dire qu'on peut lire l'E5, avoir l'impression d'avoir compris l'essentiel, et néanmoins ne pas avoir même une seule idée adéquate relevant du troisième genre?
Sescho a écrit :Pour tout te dire, je trouve cette interprétation pour le moins "audacieuse", et je te propose l'abandon de tout argument d'autorité (nombre et qualité des commentateurs, par exemple) pour nous confronter directement au texte.
nous sommes d'accord: les arguments d'autorité sont à éviter, ils n'ont aucun intérêt dans une discussion "conduite selon les règles de la raison".
Mais à mon avis tu confonds l'argument d'autorité avec ce qui relève simplement de l'honnêteté intellectuelle.
Quand je dis par exemple que telle idée a été proposée par Bernard Pautrat, comme je viens de le faire aujourd'hui, je le dis parce que la compréhension que j'ai de ce passage, je la dois partiellement à lui. Non pas à lui en tant que personne, mais à son interprétation, qu'il explique de façon rationnelle. Mentionner cela, donc dévoiler ses sources, est aussi important en philosophie qu'en science.
Or l'argument d'autorité stipule qu'on REMPLACE un argument rationnel pro l'une ou l'autre thèse interprétative par le simple fait de référer à un nom censé faire autorité dans le domaine. On attend alors de l'interlocuteur qu'il accepte la vérité de cette thèse, pour la simple raison qu'un tel l'a dit. Il est évident que là on quitte le débat rationnel, on demande à l'interlocuteur d'adhérer à la vérité de la thèse sur base d'une simple croyance. Or cela, je n'ai, pour autant que je sache, JAMAIS fait. Si l'un ou l'autre passage de ce que j'écris donne l'impression que je demande l'adhésion sans donner un argument rationnel, je ne peux que demander qu'on me le signale, pour que je puisse le retirer.
Car encore une fois: un argument d'autorité n'a simplement pas sa place dans un débat rationnel. Il ne peut fonctionner que si:
1) l'interlocuteur donne déjà au préalable le statut d'autorité à la personne dont le nom est mentionné - ce qui souvent n'est pas le cas
2) l'interlocuteur est prêt à passer d'une conviction sur base de la raison à une adhésion non rationnelle, donc à une croyance.
Je ne vois pas comment on pourrait s'attendre à une telle attitude d'un interlocuteur sur ce forum. Quand donc j'ai mentionné au début de notre discussion ici le fait que les commentateurs accordent en principe l'existence d'essences singulières et la possibilité de les connaître via le troisième genre de connaissance, je n'y ai point ajouté: "et tu devrais faire la même chose".
Au contraire, à mes yeux défendre malgré ce fait l'idée que les essences singulières sont largement hors portée de toute connaissance humaine, c'est audacieux ET DONC c'est la raison même pour laquelle essayer de mieux comprendre ton interprétation m'intéresse. C'est parce que ta thèse à ce sujet est originale (du moins à mes yeux) qu'une discussion en vaut la peine, car il est quasiment inévitable que j'y vais apprendre quelque chose. Si donc il faut déceler ici une quelconque audace, l'audace me semble plutôt se trouver de ton côté, audace intellectuelle, bien entendu, ce qui à mes yeux ne peut qu'être une chose positive et intéressante.
Louisa a écrit:
Autrement dit: à mon avis Spinoza dit ici que quand on étudie correctement l'essence de moi-même comme chose singulière, on n'arrive pas seulement à la conclusion que mon essence dépend de l'essence de Dieu (cela, on le savait déjà depuis l'E1, mais sans directement penser à nous-même et à ce que cela impliquait au fond pour nous), on a comme "plus-value", si j'ose dire, la Béatitude que comporte une telle compréhension, la Béatitude ou l'Amour intellectuel de Dieu que provoque nécessairement la compréhension du fait que mon essence à moi est éternelle (c'est rien moins que la peur de la mort qui tombe, par exemple). C'est de mon salut à moi qu'il s'agit ici, non seulement de la possibilité d'avoir une compréhension générale de la Nature/Dieu.
Sescho:
Pour moi, les deux vont ensemble. Je suis d'accord avec ce que tu dis, mais il n'y a pas de connaissance du troisième genre de l'essence singulière là-dedans, seulement - mais c'est essentiel - que cette essence, quelle qu'elle soit, est éternelle, car appartenant à la Nature éternelle.
dans ce cas, comment distinguerais-tu le troisième genre de connaissance du deuxième?
Cordialement,
louisa