Sur le sophisme naturaliste

Questions philosophiques diverses sans rapport direct avec Spinoza. (Note pour les élèves de terminale : on ne fait pas ici vos dissertations).

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Alexandre_VI
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Sur le sophisme naturaliste

Messagepar Alexandre_VI » 23 avr. 2009, 05:20

David Hume a le premier souligné que les faits (is) ne permettaient pas en soi de déduire une obligation (ought). Mais ce constat est surtout associé au nom de Moore, dans ses Principa Ethica.

En effet, on change d'univers de discours quand on cesse de parler de faits pour parler de valeurs. Les deux ne sont pas sur le même plan. Cela signifie-t-il qu'il n'y a pas de passerelle possible? Je ne crois pas.

Si quelque chose est naturel, voire génétiquement déterminé, je ne vois pas comment on pourrait le déclarer immoral. Seuls les héros peuvent résister à leur nature toute leur vie. Par exemple l'Église catholique prône l'abstinence plutôt que la contraception. Mais cela est complètement irréaliste, et de fait peu de gens mettent cet enseignement en pratique.

Un système de morale ne doit pas nécessairement bénir tout ce que font les gens, toutes les traditions profondément ancrées, etc.. Mais il doit aussi être réaliste, c'est-à-dire fixer des buts réalisables. Il n'est pas normal que les gens se sentent toujours incapables d'être moraux. À cet égard, la morale paulinienne est profondément culpabilisante, puisqu'elle enseigne qu'il est impossible de satisfaire la Loi divine.

Je dis donc que ce qui s'oppose à la nature ne peut constituer une obligation morale.

Et j'aimerais répondre à une objection: les psychopathes n'ont pas de conscience morale, donc pour eux obéir aux règles s'oppose à la nature (à LEUR nature). Donc ils en sont dispensés.

Je réponds que les psychopathes sont des déviés qui ne réalisent pas pleinement la fonction d'agents moraux en raison. On ne saurait les traiter comme des gens normaux. Mes réflexions ne s'appliquent qu'aux personnes ordinaires, normalement constituées. Les autres doivent être contrôlées par la société pour préserver l'ordre.

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Messagepar Durtal » 23 avr. 2009, 20:48

Salut. En fait je ne comprends pas bien.

Est ce que tu contestes l'assertion selon laquelle le passage de l'être au devoir-être est illégitime ? Ou est ce que tu entends que ta conclusion est un exemple de la possibilité d'un fondement naturaliste de la morale qui ne tombe pas dans la confusion catégorielle caractéristique du "sophisme naturaliste"?

D.

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Messagepar Alexandre_VI » 24 avr. 2009, 01:09

Disons que je suis partiellement d'accord avec l'idée du sophisme naturaliste. C'est vrai que le simple exposé des faits ne pointe pas nécessairement vers des obligations. Par exemple des singes anthropomorphes (apes) ont beau être polygames, cela ne signifie que l'être humain dans nos sociétés devrait renoncer à la monogamie.

Mais ce que je dis, c'est que la recherche scientifique sur la «nature humaine» peut mettre à nu des tendances et des instincts tellement forts et incontrôlables qu'il serait insensé de prétendre les étouffer par la volonté consciente, quand même cela serait prescrit par la religion. Par exemple autrefois les catholiques avaient peur de leurs pensées impures, car elles pouvaient leur valoir l'enfer éternel. Eh bien la psychanalyse nous a appris qu'il y a un inconscient fait de pulsions et de conflits qui essaie de s'exprimer.

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Messagepar Alexandre_VI » 24 avr. 2009, 01:12

Mais dans certains cas aberrants, il convient de réprimer des comportements antisociaux, même si ceux-ci sont instinctifs et incontrôlables (la cleptomanie, par exemple). Mais ceux qui sont concernés ne sont pas pleinement des agents moraux, mais souffrent de déséquilibres psychiques.

À propos, qu'aurait pensé Spinoza du sophisme naturaliste?

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Messagepar Henrique » 25 avr. 2009, 01:22

Chez Spinoza, il y a clairement un fondement naturel du devoir être : "le fondement de la vertu, c'est cet effort même que fait l'homme pour conserver son être" (E4P18, scolie). La vertu ou disposition à bien agir n'est en effet que le désir d'exister bien compris. L'effort de persévérer dans son être est à la fois de l'ordre de l'être et de la valeur : je ne désire pas fondamentalement quelque chose que je n'ai pas ou que je ne suis pas ; désirer, c'est affirmer un être que je suis déjà (ce qui n'empêche pas pour autant, étant donné le dynamisme de l'existence, de chercher à l'affirmer plus pleinement, car par nature l'objet du désir est indéfini : E3P8). Ainsi l'être qu'il s'agit d'affirmer est à la fois être et devoir être : nécessité en fait autant que nécessité en droit.

Ainsi l'homme libre s'efforce de prêter assistance à ses semblables dans tout ce qui peut contribuer (directement ou indirectement) au développement de la raison, parce que la raison nous enseigne sans grande difficulté qu'on est plus forts dans l'union que dans la division : E4P37. C'est donc bien la nécessité de fait du désir qui cherche essentiellement la puissance qui entraîne la nécessité en droit de la vertu, ici de générosité.

Ainsi aussi on doit par exemple éviter de mentir, même quand cela pourrait sauver notre vie car si la raison, qui seule permet de bien comprendre son désir, pouvait commander de mentir, alors elle commanderait à tous les hommes d'unir leurs forces par le mensonge ce qui par définition rendrait impossible une telle union : E4P72S. On ne peut en effet s'unir réellement avec quelqu'un si on garde par devers soi le fond de sa pensée. Ici, ce n'est pas je ne sais quelle référence à un ordre de valeurs transcendant qui fonde l'honnêteté comme forme de fermeté, ce n'est que le désir bien compris : si je suis un homme libre, c'est-à-dire un homme qui comprend bien ses désirs, je ne peux vouloir ce qui va contre mon utilité bien comprise. Une fois que j'ai bien compris que mentir ne peut être une façon de tendre à cette union à mes semblables qui seule permet au désir de s'épanouir pleinement, je ne peux plus désirer le contraire.

Si pourtant je désire mentir dans une situation embarrassante, c'est simplement que je ne suis pas encore si libre que cela, c'est-à-dire que je suis encore plutôt le jouet de mes passions que véritablement maître de mes pensées et des actions qui en découlent. Et ce n'est pas Spinoza qui dirait qu'il est facile d'être libre et qui trouverait justifié de chercher à culpabiliser celui qui de fait n'a pas pu choisir d'être ignorant de la raison. Mais "la raison ne demande rien de contraire à la nature", ce qui là aussi une façon d'anticiper le "tu dois donc tu peux" de Kant mais sans l'esprit de culpabilité propre au rigorisme kantien.

Quant à la différence qu'on croit pouvoir faire entre ce qui est valable en fait et ce qui l'est en droit, comme par exemple "en fait on peut voler son voisin, en droit on ne le peut pas" ne relève que d'une compréhension superficielle du droit naturel. Ce droit consiste à pouvoir faire tout ce que la nature nous autorise : rien d'autre n'est interdit que ce qui est physiquement impossible et indésirable (Traité politique, chap. 2). Mais en réalité, ce droit reste très limité tant qu'on ne peut compter que sur sa seule force pour satisfaire ses désirs, de sécurité notamment : §15. Le droit de faire ce qui nous semble bon ne devient réel que lorsque nous comprenons ce qui est vraiment bon pour nous et que nous le comprenons avec un maximum d'autres hommes. Ainsi, celui qui vole et donc considère que voler peut être une bonne chose ne transgresse le droit commun que parce qu'il ignore ce qui en fait lui serait vraiment utile. Il n'y a donc pas de hiatus entre le fait et le droit.

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Messagepar Alexandre_VI » 25 avr. 2009, 02:52

à Henrique,

Donc si je te comprends, Spinoza pense que la moralité est régie par la raison? Je ne suis pas d'accord: je pense qu'elle est régie par les sentiments. D'ailleurs on voit les psychopathes avec l'usage de leur raison, mais dépourvus de conscience. Si la raison et la conscience s'identifiaient, les personnes pathologiquement sans conscience seraient aussi déficientes intellectuellement.

Il arrive aussi que des cas de conscience suscitent une large unanimité d'un côté alors que la stricte raison devrait nous incliner de l'autre côté. Par exemple on condamne le fait de mettre à mort une personne pour en sauver cinq autres, mais si ce meurtre se fait indirectement, alors on l'approuve. Par exemple si cinq hommes sont pris sur les rails et qu'un autre est pris sur une autre voie, il vaut mieux qu'on fasse dévier le train vers la voie à une seule personne. Mais si la seule façon de stopper le train, c'est de pousser quelqu'un devant les rails, alors la conscience se révolte. Objectivement, rationnellement, ça n'a pas de sens.

Il serait aussi difficile de justifier rationnellement le respect accordé aux cadavres ou le meilleur traitement consenti aux handicapés mentaux sévères plutôt qu'aux grands singes.

Cela n'exclut pas un fondement anthropologique de la morale, largement partagé de facto par les sociétés, mais ce fondement ne se situe pas dans la zone rationnelle du cerveau.

Mais mon avis personnel est que les morales laïques (kantisme, hédonisme égoïste, utilitarisme, aristotélisme, contractualisme de Rawls) ont toutes des faiblesses importantes. Il resterait la possibilité de morales révélées (monothéistes, notamment), mais l'ennui, c'est que notre conscience, même éduquée religieusement, peut être en conflit avec certaines idées des textes sacrés... Sans compter leurs erreurs scientifiques.

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Messagepar Henrique » 26 avr. 2009, 16:18

Bien sûr Spinoza n'est pas réductible à la caricature intellectualiste qu'on en faisait parfois dans les manuels scolaires. La moralité dont tu parles n'est pas l'éthique du désir bien compris que j'ai évoquée avec Spinoza. La moralité est la conduite effective des hommes en général, qui n'est certes pas motivée par la compréhension rationnelle de ses désirs mais par un mélange d'intelligence et de passions dans lequel les passions, affects générés par une connaissance imaginaire du monde et de soi-même, ont la part belle. Et encore, chez cette minorité d'hommes qui suivent les impératifs rationnels plutôt qu'imaginaires, ce n'est pas la raison qui les gouverne directement mais les affects qui naissent des idées complètes de la raison tandis que chez les autres, ce sont les affects qui naissent des idées mutilées de l'imagination. Et dans un cas comme dans l'autre, c'est toujours cet affect fondamental qu'est le désir - bien ou mal compris - qui gouverne.

Pour l'exemple ferroviaire que tu évoques, je vois mal en quoi jeter quelqu'un sous les rails d'un train suffirait à empêcher qu'il en écrase cinq autres, et pourquoi pas dans ce cas là jeter n'importe quel chariot traînant sur le quai ou que sais-je ? Mais tu dis qu'entre la mort de 5 personnes et celle d'une seule, on préférera spontanément celle d'une seule alors que la raison voudrait le contraire (?) Je te répondrai que la raison ne saurait être réduite à une simple faculté de calcul purement quantitatif de cet ordre. Ce n'est pas la raison, mais l'ignorance des moyens de sauver les six personnes ainsi que leur valeur sociale (entre 5 vieillards qui ont déjà presque fini leur vie et un enfant qui peut encore tout apporter à la société ou entre 5 criminels et un héros de la résistance... ) et donc l'imagination qui va déterminer notre choix.

A partir de là, déterminons clairement de quoi nous parlons : soit de moralité, c'est-à-dire du comportement usuel des hommes, soit d'éthique, c'est-à-dire du comportement humain déterminé selon la règle de l'utilité rationnellement déterminée, le terme de morale étant finalement très ambigu. Il me semble que tu t'intéresses plutôt à la moralité. Dans ce cas, Spinoza me semble aussi assez clair dans son Traité Politique, chap. II. Les hommes font naturellement ce qui leur paraît le plus utile en fonction de ce qu'ils en imaginent, de façon très variable. A l'état de nature, le seul "devoir être" qui vaille est donc la nécessité naturelle, l'interdit se confondant avec l'impossibilité physique. Ce n'est que dans l'état civil, selon l'opinion commune liée aux coutumes et aux sentiments dominants d'un peuple que la différence entre le bien et le mal se décide pour assurer la conservation sociale.

Je conseillerais à ce propos à ceux qui ne le connaissent pas la morale anarchiste de Kropotkine : au fond de toute morale (qu'elle soit spontanée comme la moralité ou réfléchie comme l'éthique), il y a le désir de conserver la vie individuelle et collective pour les espèces grégaires comme l'homme, l'individu n'étant pas séparable de la collectivité dans cette espèce.

Et, comme le montre bien Kropotkine, cette notion d'utilité sociale n'implique pas le calcul utilitariste du maximum de plaisir pour le minimum de souffrance. Un enfant désire spontanément la conservation de ses parents et craint pour leur sécurité parce qu'il sent dès à présent que sans eux, il n'est pas viable. Non parce qu'il ferait de ses parents un moyen au service de ses intérêts égoïstes mais parce qu'il se vit comme membre d'un corps familial dans lequel il n'est pas séparé de ses parents : nuire à un de ses membres nuit au tout, de même que nuire au tout affecte chaque membre.

L'éthique spinoziste quant à elle ne fait que proposer d'étendre rationnellement cette approche organique à l'ensemble de l'humanité. Mais là encore, la raison n'est pas une simple faculté de calcul, c'est beaucoup plus basiquement l'ensemble de ce que Spinoza appelle les notions communes, les idées complètes de ce qui est également présent dans tous les corps d'un groupe (étendue, mouvement, appétit de vivre, capacité de coopération etc.). Elle intervient comme puissance de saisir l'unité et donc la force de la multitude.

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Messagepar Alexandre_VI » 26 avr. 2009, 19:44

Henrique a écrit :Bien sûr Spinoza n'est pas réductible à la caricature intellectualiste qu'on en faisait parfois dans les manuels scolaires. La moralité dont tu parles n'est pas l'éthique du désir bien compris que j'ai évoquée avec Spinoza. La moralité est la conduite effective des hommes en général, qui n'est certes pas motivée par la compréhension rationnelle de ses désirs mais par un mélange d'intelligence et de passions dans lequel les passions, affects générés par une connaissance imaginaire du monde et de soi-même, ont la part belle. Et encore, chez cette minorité d'hommes qui suivent les impératifs rationnels plutôt qu'imaginaires, ce n'est pas la raison qui les gouverne directement mais les affects qui naissent des idées complètes de la raison tandis que chez les autres, ce sont les affects qui naissent des idées mutilées de l'imagination. Et dans un cas comme dans l'autre, c'est toujours cet affect fondamental qu'est le désir - bien ou mal compris - qui gouverne.


Ok, donc dans l'idéal la raison gouverne par l'intermédiaire des affects... Mais même là je ne suis pas d'accord, puisque certains sentiments moraux me paraissent injustifiables rationnellement, et pourtant souhaitables.

Par exemple pourquoi est-ce que je me sacrifierais pour un pur étranger qui n'est pas en position de me dédommager? Pourquoi serais-je gentil avec ceux qui n'appartiennent pas à ma tribu? Pourquoi n'aurais-je pas le droit de me suicider? Pourquoi l'État ne ferait-il pas un programme d'eugénisme afin de réduire ses coûts en santé? Pourquoi n'aurais-je pas le droit de frauder une compagnie anonyme multimillionnaire? Notre conscience l'interdit, mais pour cela elle ne s'appuie pas sur la raison.

Pour l'exemple ferroviaire que tu évoques, je vois mal en quoi jeter quelqu'un sous les rails d'un train suffirait à empêcher qu'il en écrase cinq autres, et pourquoi pas dans ce cas là jeter n'importe quel chariot traînant sur le quai ou que sais-je ? Mais tu dis qu'entre la mort de 5 personnes et celle d'une seule, on préférera spontanément celle d'une seule alors que la raison voudrait le contraire (?) Je te répondrai que la raison ne saurait être réduite à une simple faculté de calcul purement quantitatif de cet ordre. Ce n'est pas la raison, mais l'ignorance des moyens de sauver les six personnes ainsi que leur valeur sociale (entre 5 vieillards qui ont déjà presque fini leur vie et un enfant qui peut encore tout apporter à la société ou entre 5 criminels et un héros de la résistance... ) et donc l'imagination qui va déterminer notre choix.


En ce qui concerne l'exemple ferroviaire, il fallait le comprendre comme un dilemme moral pas très réaliste, où les options faciles sont interdites, mais un dilemme qui permet de tester nos théories morales.

Prenons deux autres cas du genre: un médecin peut-il prendre les organes d'un homme sain sans son consentement, sachant que l'opération permettrait de sauver la vie de plusieurs personnes?

Si un homme tue quelqu'un et sauve la vie de quelqu'un d'autre en risquant sa vie dans la même journée (sans que les deux faits soient liés), en quoi est-il pire moralement que quelqu'un qui ne fait rien? Bien sûr le premier sera condamné par la loi, mais moralement en quoi est-il pire?

J'aimerais aussi savoir si le spinozisme constitue un système éthique complet, c'est-à-dire applicable en principe à tous les genres de problèmes moraux, au même titre que l'utilitarisme et le kantisme*. Si oui, comment procèderait-il pour régler des problèmes comme l'avortement, l'euthanasie et les droits des animaux???

* Au contraire de l'épicurisme qui est un sytème incomplet, par exemple.

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Messagepar Henrique » 27 avr. 2009, 10:38

Alexandre_VI a écrit :
Ok, donc dans l'idéal la raison gouverne par l'intermédiaire des affects... Mais même là je ne suis pas d'accord, puisque certains sentiments moraux me paraissent injustifiables rationnellement, et pourtant souhaitables.


Tu abordes désormais le questionnement sous l'angle de l'éthique plutôt que de la moralité ordinaire, soit.

Par exemple pourquoi est-ce que je me sacrifierais pour un pur étranger qui n'est pas en position de me dédommager?


Encore une fois, tu réduis la raison à une simple faculté de calcul du rapport optimal entre plaisir et désagréments individuels et tu t'étonnes de ne pas voir de rationalité, mais ce qui serait étonnant, ce serait de trouver ici une quelconque rationalité ainsi définie !

La raison est toute pensée de ce qui est commun à des êtres et la cohérence qui s'en dégage. Si donc tu ne vois pas pourquoi sacrifier de ton temps, de ton argent, de ton énergie pour un autre homme dans une optique qu'on supposera humaniste comme lui prêter assistance en situation dangereuse, c'est simplement que tu ne saisis pas clairement, distinctement et complètement ce qu'il peut y avoir de commun entre toi et lui en tant qu'êtres humains, capables d'être des loups aussi bien que des dieux les uns pour les autres. Si tu le saisis, tu comprends que tu ne formes qu'un seul corps avec celui avec qui tu peux faire société dès lors qu'il a des désirs communs avec les tiens, et alors tu respectes spontanément la loi morale, sans te préoccuper des conséquences pour ta personne. Ce qui ne veut pas dire que chaque fois que quelqu'un respecte la loi morale, c'est par raison plutôt que par espoir ou crainte.

D'autre part, si la raison et la joie active qui en découle l'emportent chez toi sur l'imagination et les passions qui s'en suivent, tu ne peux que vouloir augmenter ta puissance de comprendre en contribuant à la puissance de comprendre d'autrui, c'est donc une joie suffisante à motiver une telle action même si tu ne revois jamais la personne concernée : il en va ici un peu comme des pierres qui se soutiennent mutuellement dans une voûte : chaque pierre n'en touche que deux autres au plus et pourtant la position de chacune affecte celle de toutes les autres.

Pourquoi serais-je gentil avec ceux qui n'appartiennent pas à ma tribu?

Parce qu'ils appartiennent à la même espèce que toi : des êtres de désir susceptibles d'augmenter ton pouvoir d'être affecté comme la puissance du corps social que vous formez ensemble.

Pourquoi n'aurais-je pas le droit de me suicider?


Tu en as le droit naturel, dès lors que tu peux le faire ; tu ne saurais en avoir le droit civil dès lors que nul n'est autorisé à tuer quiconque de son propre chef sans attenter à la puissance publique de conserver tous les individus formant l'individu social. Et la raison voulant la cohésion sociale préfera toujours des lois iniques que pas de lois du tout et donc pas de cohésion sociale. Mais si dans un Etat, le suicide est autorisé par exemple pour soulager les hommes sains du poids mort que constitue celui qui souffre inutilement et de façon qu'il n'est pas en mesure de supporter sans se rendre insupportable aux autres, alors il ne sera pas mauvais de se suicider.
D'un point de vue éthique enfin, la raison ne peut être ce qui te conseille de te suicider : en tant que compréhension de la nature, elle ne peut que te commander de persévérer dans ton être autant que possible. Mais nul n'a dit qu'il est toujours facile voire possible de suivre sa raison plutôt que sa crainte de souffrir ou son espoir de ne plus souffrir.

Pourquoi l'État ne ferait-il pas un programme d'eugénisme afin de réduire ses coûts en santé?


Parce que très rares seront ceux qui voudront et assumeront ensuite que leur progéniture soit exposée aux mesures de "purification eugénique", par l'attachement naturel des liens du sang. Un Etat qui agirait de la sorte ne pourrait donc à terme que susciter la récrimination publique à son encontre et donc les séditions de toutes parts, ce qui reviendrait à un retour à l'état de nature pur et simple. Comme tout Etat tend à sa propre conservation, aucun ne peut raisonnablement se lancer dans un tel programme. Mais là encore, cela ne garantit pas qu'il n'y ait jamais d'Etat dont les dirigeants seraient aveuglés au point de parvenir à de telles mesures.

Pourquoi n'aurais-je pas le droit de frauder une compagnie anonyme multimillionnaire?

Pas de satisfaction des intérêts humains sans société, pas de société sans échanges de biens, pas d'échanges de biens sans respect de la propriété reconnue par les pouvoirs publics.

Notre conscience l'interdit, mais pour cela elle ne s'appuie pas sur la raison.


La tienne peut-être... Dans ton éducation et ton histoire personnelle, la raison a pu ne pas être suffisamment renforcée jusqu'à présent...





En ce qui concerne l'exemple ferroviaire, il fallait le comprendre comme un dilemme moral pas très réaliste, où les options faciles sont interdites, mais un dilemme qui permet de tester nos théories morales.

Prenons deux autres cas du genre: un médecin peut-il prendre les organes d'un homme sain sans son consentement, sachant que l'opération permettrait de sauver la vie de plusieurs personnes?

Toute société est fondée sur un pacte consistant d'une façon ou d'une autre à renoncer en toute conscience à son droit de nature de faire tout ce que bon nous semble en échange d'une liberté et d'une sécurité renforcées, par rapport aux violences qui règnent dans l'état de nature. Cette liberté et cette sécurité étant permises par le respect des lois civiles. Ce pacte cesse dès lors que chacun est autorisé à reprendre son droit de nature d'agir comme bon lui semble, c'est-à-dire sous l'impulsion de ses seuls penchants individuels. Si donc un médecin prend les organes d'un homme sain à son insu, quels qu'en soient les motifs, il cesse de pouvoir faire société avec lui et se met donc lui même hors du pacte civil. La raison ne peut donc être sa motivation car dans le cas de figure évoqué, il veut faire société avec certains hommes en leur étant utile et il le refuse en même temps. Or la raison, pour être la compréhension de ce qu'il y a de commun entre des êtres, ne peut être contradictoire.

Si un homme tue quelqu'un et sauve la vie de quelqu'un d'autre en risquant sa vie dans la même journée (sans que les deux faits soient liés), en quoi est-il pire moralement que quelqu'un qui ne fait rien? Bien sûr le premier sera condamné par la loi, mais moralement en quoi est-il pire?

Si celui qui ne fait rien aurait pu sauver la personne en question et se rend donc coupable de non assistance à personne en danger, je ne vois effectivement pas grande différence.

J'aimerais aussi savoir si le spinozisme constitue un système éthique complet, c'est-à-dire applicable en principe à tous les genres de problèmes moraux, au même titre que l'utilitarisme et le kantisme*. Si oui, comment procèderait-il pour régler des problèmes comme l'avortement, l'euthanasie et les droits des animaux???

* Au contraire de l'épicurisme qui est un sytème incomplet, par exemple.

A toi de voir en continuant de découvrir cet auteur. Je te conseillerais, vu les questions que tu te poses, de lire l'appendice de la partie IV de l'Ethique et le chapitre II du Traité Politique.

Il est clair que la lettre de Spinoza ne répond pas directement à toutes les questions que tu poses, mais fournit des outils pour les traiter rationnellement à mon sens, la discussion demeurant nécessaire pour ma part pour clarifier suffisamment les choses. Les trois sujets que tu évoques sont trop vastes pour être traités sans digression sur ce fil. On peut aussi faire du spinozisme contre Spinoza, en ce qui concerne à mon avis la question du droit des animaux.


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