PAYS BAS III: PETIT PELERINAGE SPINOZISTE

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AUgustindercrois
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PAYS BAS III: PETIT PELERINAGE SPINOZISTE

Messagepar AUgustindercrois » 26 juil. 2005, 17:31

PETIT PELERINAGE SPINOZISTE

Ou comment six grands Belges prirent par la main un petit Français perdu dans le plat pays



Il est, dans la vie, des petits miracles, des petites parenthèses, où, immobile, le temps pétrifie le bonheur en une masse si compacte qu’elle revêt une consistance ténue, aérienne, infinie.

C’est en cette journée de juillet 2005, une parmi tant d’autres de sa vie, qu’Augustin Dercrois éprouva ce sentiment.



En compagnie de Miam et de son neveu, ils avaient fait très bon voyage, très lent voyage, avec cette manière si particulière qu’avait Augustin de conduire : toujours en dessous des limites de vitesse sur les longues autoroutes belges et hollandaises. Miam s’était étonné, avec une pointe d’ironie bonhomme de ce qu’il était la seule personne au monde qu’il connût à continuer de conduire à la même vitesse, malgré les fins de limitation, dans une sorte de persistance conatique presque autiste. La voiture était là, derrière quelque camion, flânant, paresseuse, artificiellement poussive.

Seul comptait, pour Augustin, le plaisir de la conversation, la joie de l’écoute. Il avait laissé Miam choisir le disque compact. Miam avait ouvert la boîte à gant, pris le petit classeur d’aluminium dépoli, feuilleté les pages du classeur de disques aux poches de plastique transparent au recto, blanc et doux au verso, afin de ne pas abîmer la surface délicate de la rondelle d’argent d’où proviendrait le son, sortit un disque à bandeau jaune, introduisit le disque dans l’appareil noir et trop lumineux.

C’est alors qu’avaient défilé les paysages très égaux, presque mornes, presque fades. On se rapprochait du front de mer, sans front, de la côte sans falaise, du bord si plat que presque rien ne le délimitait. On avait passé la capitale des Pays- Bas, énigmatique, sans pouvoir la voir, et, d’elle, seul l’entrelacs tridimensionnel des autoroutes innombrables apparut. Il n’y avait que le ciel assez gris, la terre presque verte, le rouge et le blanc des petites maisons bourgeoises, les canaux occlusifs et incongrus, presque trop bêtes pour être vrais.

Et, dans ce petit monde si plat, si inoffensif, si commun, la maison de Spinoza, au détour d’une rue ridicule, au bitume brimant la route, aux immeubles trop modernes, aux maisons préfabriquées trop rapprochées, était là.

Augustin était las. Il avait peu dormi la veille, sous l’emprise de l’alcool léger et sinueux, des discussions éternelles de Miam et de son neveu, si importantes pourtant, si rares. Il avait déjà faim. Pourtant, il avait, au petit matin, ingurgité :
un de ces cafés robustes de Belgique, bien mousseux, dans leur tasse jaune à la porcelaine grosse,
et une de ces viennoiseries roboratives pleine d’un confit très sucré et très goûteux.

Lorsqu’il sortit de la voiture, une personne était déjà là. Il y avait un type de taille moyenne, d’une cinquantaine d’années, revêtu tout de noir, comme si, des Mnémonnites du XVIIème siècle, il n’avait subsisté, d’une manière implicite mais insistante, qu’une couleur, ou, plus exactement, que l’absence de couleur. C’était le guide, un professeur de l’université voisine, très sérieux, très imbu de ces certitudes embuées. Il existe deux sortes d’hommes cultivés : ceux que le savoir affermit, ceux que la science rend douteux. L’homme appartenait au premier groupe. Il leur asséna une petite histoire de la vie de Spinoza, en prétendant, notamment, que la seule raison au herem de Spinoza était une raison juridique et financière, ce qui apparaîtrait, plus tard, au regard des recherches qu’Augustin ferait dans sa biographie favorite, plus que péremptoire. Le conférencier ménageait son petit effet, racontant un détail, une anecdote, pour mieux la repousser, après une interruption dans le discours, ou une sorte d’interrogation glaçante, au moyen d’une phrase réduplicative, presque trop anaphorique : « That is not true ». Il enchaînait alors sur ce qu’il présentait comme la chose véritable, avec une sorte d’auto – satisfaction à peine feinte. Pourtant, il eut l’amabilité de laisser photographier la maison à ceux qui le désiraient, et même toucher certains livres.

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Messagepar Henrique » 02 août 2005, 15:35

Très beau compte rendu, on s'y serait cru et cela ferait regretter de ne pas y avoir été si on n'était pas spinoziste ;-) mais c'est tout ? Je reste un peu sur ma faim... Est-ce que quelque chose comme la présence du philosophe de la Haye était sensible ? Comment sort-on de cette visite : votre puissance d'exister a-t-elle augmenté :D ? J'aurais aimé aussi savoir les impressions des autres pélerins. Et il est question de photos, on ne peut pas voir ?

Sinon, oui Augustin, c'était certainement péremptoire d'affirmer que la seule raison du hérem était financière !

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Messagepar DGsu » 02 août 2005, 16:25

A mon avis, il nous prépare la suite. Quant à moi, je réserve mes impressions les plus marquantes pour ne pas gâcher l'agréable aspect de feuilleton que prend cet excellent compte-rendu d'Augustin!
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Messagepar Miam » 11 août 2005, 15:46

Y a pas de photos ? :(

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Messagepar DGsu » 27 sept. 2005, 11:02

Je reviens sur ce sujet pour m'associer avec miam et me demander:"Quand aurons-nous la suite de l'histoire ?" :roll:
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LA SUITE

Messagepar AUgustindercrois » 27 sept. 2005, 12:27

Ils entrèrent, un par un, en une sorte de file sage et impressionnée, théorie longue et silencieuse, dans le petit corridor à peine éclairé par de frêles fenêtres aux carreaux de verre entrecroisés de plomb. Il y avait, sur le mur blanc à la gauche d’Aurélien, le portrait de Spinoza, hagiographique, réinventé des années après, signé d’un obscur graveur à la plume.

Deux pièces furent présentées par le conférencier austère et péremptoire. La première fut l’objet de toutes les attentions. Dans la salle à manger, rehaussée de carreaux de Delft du XVIIème siècle, mais qui avaient été rajoutés au XIXème siècle de manière fort curieuse, comme pour rajouter une touche de couleur locale, un écritoire faisait face à une table massive de chêne noir ; à droite en entrant, la cheminée dont le conduit était rehaussé de moulures droites, boiseries noires sur lesquelles quelques plateaux d’étain rappelaient la fonction de la pièce. Mais, bientôt, après avoir laissé les visiteurs baguenauder un peu, le rêche conférencier ouvrit le meuble ancien, tout aussi massif, paré de la rude vertu des ans, buffet bouffi de moulures qui le surchargeaient. Il renfermait l’intégralité des livres inventoriés au décès de Spinoza, dans leur édition originale. L’association qui gérait la maison les avait rachetés à la fin du XIXème siècle - époque bénie à laquelle les livres anciens étaient encore abordables pour un bourgeois moyen- à la faveur d’enchères avantageuses. Aucun d’entre eux ne portait la marque de Spinoza. Miam était enchanté, de même que les autres internautes, presque pris d’une sorte de fétichisme ; Aurélien, fasciné au point de photographier chaque ouvrage présenté, imaginait ainsi s’emparer d’un peu de l’âme de Spinoza, ou plus exactement , se rapprocher de son souvenir. Les octova, les in folio maroquinés, les vélins d’un blanc légèrement jaunis l’ennivraient.

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Messagepar Miam » 04 oct. 2005, 11:44

Superbe ! Mais je te trouve un peu dur avec notre hôte qui n'était pas si antipathique. Comme l'atmosphère y est assez sombre, ton récit ressemble à un thriller. On va donc enfin savoir qui a écorné la page 42 de l'édition originale du Traité théologico-politique ? :wink:

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Messagepar AUgustindercrois » 04 oct. 2005, 23:58

Merci Miam, de ton appréciation... Oui je suis un peu dur avec lui. Cela ne reflète pas l'exacte opinion que j'avais de lui (et notamment son ouverture côté photos, son dévouement relatif). Mais la littérature consiste à accentuer le réel, à le filtrer à le déformer un peu, voire beaucoup (ainsi, DGSU et Miam ne font qu'un dans mon bouquin...)

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Messagepar DGsu » 05 oct. 2005, 08:39

Hybride miam-DGsu! 8O
Suis curieux de lire ça, mélange intéressant. :wink:
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Messagepar Miam » 05 oct. 2005, 16:42

Tu présentes le guide comme un austère mennonite. Mais les mennonites sont des gens très respectables. Dans ma jeunesse, j'ai vécu quasi deux ans chez un pasteur mennonite d'origine germano-américaine très tolérant (je sortais avec sa fille). Son pastorat consistait principalement à tempérer le fondamentalisme des baptistes et autres évangélistes tant européens qu'américains ou africains (c'était l'époque du "moral majority" au début de l'ère Reagan). Les mennonites ne sont pas austères du tout (sinon comment aurais-je fait ?), et rappellent avec plaisir qu'ils sont issus des anabaptistes massacrés à Munster tant par les armées luthériennes que catholiques. C'est vrai qu'il ont un côté campagnard, mais sans le conservatisme des Quakers. Même le grand-père de Pennsylvanie acceptait que sa petite fille sorte avec un européen athée, gauchiste et d'origine juive qui lit Nietsche et Schopenhauer. Une leçon de tolérance pour tous, y compris les laïques ! Bref, je ne laisserai pas salir la réputation des mennonites. :wink: Notre guide s'est-il lui-même qualifié de mennonite ou est-ce là une licence littéraire ?


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