Sescho a écrit :Le sujet est important et difficile. Spinoza ne retient comme absolument positif pour l'homme que le désir actif, et celui-ci ne consiste qu'en l'expression de l'essence propre, laquelle est la Raison (dont la parfaite réalisation est le troisième genre de connaissance, qui consiste à voir intuitivement ce que le raisonnement dégage.) La Raison est tout ce qui relève de l'essence de l'homme et ne dépend d'aucune essence extérieure. Elle inclut en particulier la vigueur de la connaissance, la générosité vis-à-vis du prochain (ce qui ne veut pas dire la faiblesse, bien au contraire) et l'amour de Dieu - la Nature dans toute sa manifestation.
Toutefois, l'homme ne peut survivre qu'avec cela. L'homme ne saurait n'être déterminé que par son essence propre. La Raison indique ce qu'il convient de faire avec les dépendances obligées : il est de la nature de la Raison de faire ce qui convient pour la conservation. En outre, il est même de la nature de la Raison de prendre tout ce qui seconde la puissance du corps, ce qui inclut par exemple les exercices physiques et les plaisirs de sens. Pour un homme mené par la Raison, ceci, compris comme un fait de nature, n'est toutefois que fort peu contraignant, quoiqu'incluant l'extérieur. Il y a détachement : le désir comme impulsion à l'action, mais sans tension interne, sans avidité, sans violer la générosité, sans affect si la tentative échoue, etc.
(...)
La servitude c'est quelque part non pas mener sa vie, mais être mené par les choses extérieures (quoiqu'elles n'agissent pas le plus souvent par la force mécanique.) C'est la pertinence même de "je" qui dans ces conditions est en cause. Ce n'est pas la dépendance extérieure per se qui pose problème, ce sont les passions.
tout dépend peut-être de ce qu'on veut dire par "dépendance" extérieure. A mon avis, la dépendance de l'extérieur n'est négatif (donc ne provoque une passion) que lorsqu'on ne dispose pas encore d'un bon remède aux affects. Car trois choses peuvent arriver lorsqu'une chose extérieure m'affecte: mon Esprit forme simultanément une idée ayant cette affection comme objet, et:
1. cette idée s'associe à d'autres idées déjà présentes dans mon Esprit selon qu'il y a une plus ou moins grande "ressemblance" entre elles, c'est-à-dire selon un ordre pour l'imagination telle que celle-ci est "sédimentée" dans ma mémoire.
Exemple: dans
Nathan le sage, Lessing raconte que Saladin, le sultan de Jérusalem, décide de ne pas laisser tuer un condamné à mort, alors qu'il s'agissait d'un Templier donc d'un homme qui faisait parti de ce qui était son plus dangereux ennemi. Pourquoi est-ce qu'il le fait? Parce que quelque chose dans ce Templier-là lui faisait penser à son frère disparu depuis longtemps, et qu'il avait tellement aimé. Ce qui a déterminé son acte (= sauver la vie du Templier), c'était un enchaînement d'idées "imaginaires", c'est-à-dire non pas fausse (la ressemblance était sans doute réelle), mais selon un ordre établi par sa "mémoire".
2. cette idée s'associe à d'autres idées d'affections, et cela parce que celles-ci se produisent juste après. Ici, les idées s'enchaînent donc selon un ordre qu'on peut dire "extérieur", et que Spinoza appelle "l'ordre commun de la nature".
Exemple: un enfant est dans la classe mais ne s'intéresse pas beaucoup à ce qui y est dit. Il voit le prof parler et gesticuler, mais un instant après, un oiseau passe par la fenêtre, et il n'entend plus le prof, jusqu'à ce qu'un enfant à côté de lui laisse tomber son livre et le fait sursauter. Ici ses idées s'enchaînent selon l'ordre par lequel se produisent les événements en dehors de lui.
3. cette idée est associée par l'Esprit à d'autres idées, et cela selon "un ordre pour la Raison", c'est-à-dire l'Esprit va penser à plusieurs idées à la fois (le nombre d'idées contemplées à la fois dépend de sa puissance de penser), pour essayer de voir en quoi ces idées "
se conviennent, diffèrent ou s'opposent" (E2P29 scolie), c'est-à-dire il va essayer de "com-prendre" ces idées, pour les recombiner autrement, selon des critères propres à la Raison.
Exemple: je suis dans la rue, un inconnu m'insulte. Au lieu de penser à toutes les fois qu'on m'a insulté et de m'attrister, et au lieu d'essayer de fuir ou de faire comme si rien ne s'était passé, je pense activement à l'idée que s'il m'insulte sans me connaître, il doit avoir de bonnes raisons pour ce faire, peut-être que dans son Esprit je ressemble à quelqu'un qui lui a réellement fait du mal, et alors le fait qu'il m'insulte quelque part fait preuve de sa "résistance", de l'affirmation de son essence à lui contre ce qui dans le passé a essayé de le détruire etc (en ce sens, il y a quelque chose de "bon" en lui). Bref je lie l'idée de l'affection "on m'insulte" à d'autres idées par exemple celles proposées par l
Ethique afin de mieux comprendre ce qui se passe.
Le deuxième point (associations d'idées selon "l'ordre commun de la nature") est ce qui donne lieu au premier (association imaginaire, selon la ressemblance avec d'autres idées déjà stockées dans ma mémoire, c'est-à-dire stockées selon l'ordre par lequel auparavant mon imagination a été frappée). Car comme le disait bien Sescho, les idées que mon Esprit forme selon l'ordre des événements qui se produisent laissent des "traces", traces qui peuvent être ré-activées lorsqu'une nouvelle "rencontre avec la nature" se fait. C'est pourquoi Spinoza dans l'E2P29 peut parler de deux ordres d'associations d'idées fondamentales (au lieu de trois): l'ordre commun de la Nature, et l'ordre pour l'intellect ou la Raison.
Chaque fois que nous enchaînons les idées selon l'ordre commun de la Nature, nous Pâtissons. Chaque fois que nous enchaînons les idées selon un ordre pour la Raison, nous Agissons, car la Raison étant notre nature même, elle ne peut qu'enchaîner selon un ordre "bon pour nous", et non pas "gratuit" (gratuit au sens où Spinoza rappelle souvent qu'il n'y a pas de finalité dans la Nature, par conséquent les choses extérieures agissent sur nous non pas en fonction d'une fin, et encore moins dans le but de nous causer du plaisir ou de la douleur, elles sont dans la plupart des cas "indifférentes" à nous, elles agissent selon leurs propres lois et c'est tout). Ce qui fait que le contact avec l'extérieur peut ne pas très bien se passer, ce n'est que cela: les autres choses ne sont pas faites "pour" nous, donc rien ne garantit que l'effet qu'ils produiseront sur nous sera bien pour nous.
Or que permet le fait de disposer d'un bon remède aux Affects? Précisément cela, d'enchaîner nos idées selon un ordre pour la Raison. A partir de ce moment-là, c'est notre rapport même au monde extérieur qui change. Ce monde extérieur n'est plus une source de misère, puisque nos idées ne s'enchaînent plus de façon totalement arbitraire, au gré des rencontres que l'on fait tout à fait par hasard, sans ordre "logique". Notre Esprit n'est plus balloté d'une affection à une autre, d'un désir à un désir tout à fait incompatible ou contraire, notre Esprit peut ordonner ses idées selon ce qui est réellement le mieux pour nous, c'est-à-dire selon ce qui nous procure le plus de Joie de la manière la plus durable, ce qui fait augmenter maximalement et le plus longtemps possible notre puissance.
Et qui dit plus grande puissance, dit plus grande aptitude à être affecté par ce monde extérieur. C'est pour ça que je n'utiliserais pas le mot "détachement" pour indiquer la Liberté spinoziste. Ce à quoi il me fait penser, c'est le fameux détachement préconisé par les mystiques chrétiens, et que par exemple Maître Eckhart décrit ainsi: "
J'ai lu beaucoup d'écrits aussi bien des maîtres païens que des prophètes, et de l'ancien et du nouveau Testament, et ai cherché avec sérieux et avec entière diligence quelle est la vertu la plus haute et la meilleure par quoi l'homme puisse se relier à Dieu au mieux et au plus près, et par quoi l'homme puisse devenir par grâce ce que Dieu est par nature, et par quoi l'homme se tienne au plus égal de l'image qu'il était en Dieu quand entre lui et Dieu il n'y avait pas de différence, avant que Dieu n'ait crée les créatures. (...) je ne trouve rien d'autre que le limpide détachement qui tout surpasse, car toutes les vertus ont quelque regard sur les créatures alors que le détachement est dépris de toutes les créatures. (...) le détachement m'amène à n'être réceptif à rien qu'à Dieu. (..) le détachement est à ce point proche du rien qu'aucune chose n'est si ténue qu'elle puisse ce loger dans le détachement si ce n'est Dieu seul."
A mon avis, Spinoza répond à cela dans la suite du même scolie déjà cité par Sescho, E4P18:
"
De plus, du Postulat 4 p.2 il suit que nous ne pouvons jamais faire de n'avoir pas besoin de quelque chose d'extérieur à nous pour conserver notre être, et de vivre sans avoir commerce avec les choses qui sont à l'extérieur de nous; si, par ailleurs, nous regardons notre Esprit, il est sûr que notre intellect serait plus imparfait si l'Esprit était seul, et n'avait rien d'autre à comprendre que soi. Il y a donc hors de nous bien des choses qui nous sont utiles, et auxquelles, pour cette raison, il faut aspirer."
Pour les penseurs du détachement (je ne parle bien sûr pas de Sescho, il est bien possible qu'il ne voulait pas référer à ce type de pensées en utilisant ce mot, je n'en parle que parce que je crois que c'est une bonne occasion pour essayer de clarifier davantage ce genre de choses; d'ailleurs je suis d'accord avec la majorité de ce qu'il dit ci-dessus), il faut choisir: ou bien on aime Dieu, ou bien on aime les créatures. Cela, c'est quelque part tout à fait logique, puisqu'il y a une différence absolue entre Dieu et la nature ou la création, et si le mystique a l'ambition de s'approcher le plus de Dieu, il doit forcément essayer de s'éloigner maximalement du monde, de "se détacher" du monde, de ne plus avoir d'amour pour telle ou telle chose. Etre libre "pour" Dieu ici signifie donc se libérer "du" monde.
Chez Spinoza en revanche, Dieu
c'est la Nature. On ne peut plus chercher refuge quelque part hors du monde, puisqu'il n'y a rien en dehors du monde ou de la Nature, tandis qu'en même temps, il n'y a plus de "créatures" à proprement parler, les choses singulières sont elles-mêmes "du Dieu". Ici, l'Amour de Dieu reste toujours la clef, la voie royale pour être de plus en plus Libre/Béat (d'ailleurs pour Eckhart elle ne vient qu'en deuxième lieu, après le détachement), seulement cela a l'effet inverse que chez les mystiques: ici cela signifie se tourner vers le monde, se laisser maximalement affecter par lui, aimer le monde lui-même, aimer telle ou telle chose dans le monde et cela parce que elle aussi est Dieu, d'une certaine façon (c'est-à-dire en tant que mode singulier, en tant que "variation" unique de Dieu).
Du coup, le monde extérieur nous est utile pour
deux raisons:
1. il nous donne tout ce qu'il nous faut pour satisfaire nos "besoins primaires" (conserver son être, survivre)
2. il est exactement ce qui nous permet de perfectionner notre Esprit. Sans monde extérieur à comprendre et à aimer dans tous ses détails et particularités, l'Esprit ne pourrait jamais acquérir une plus grande puissance de penser et donc une plus grande puissance tout court (plus grande puissance qui à son tour permettra de conserver son être plus longtemps). On ne pourrait jamais vivre sous la conduite de la Raison
sans monde extérieur, car ce type de vie ne consiste que dans un enchaînement très spécifique de nos idées d'affections du Corps, ce qui est impossible sans affections du Corps. Qui plus est, plus nous pouvons apprendre à nous laisser affecter de manières différentes par le monde extérieur, plus notre puissance (donc notre essence même) augmentera, une fois que nous avons appris à enchaîner nos idées selon un ordre pour la raison.
C'est donc pour cette raison que j'ai des difficultés avec une interprétation du spinozisme qui dit que notre rapport au monde extérieur ne peut être qu'un rapport de "dépendance" ou de "contrainte". Devoir se nourrir et trouver autour de soi de la nourriture ne "contraint" pas notre puissance, mais en rend plutôt l'existence actuelle dans le temps et dans un lieu possible. C'est ce qui constitue sa condition de possibilité, et non pas une "contraine". Puis vivre selon la Raison signifie précisément
augmenter la possibilité d'être affecté par le monde extérieur au lieu d'essayer de s'en détacher maximalement. Donc loin d'être "par nature" une contrainte, le monde extérieur peut nous offrir exactement ce qu'il nous faut pour acquérir une essence plus puissante, pour devenir plus Libre, plus heureux.
Pour pouvoir créer un tel rapport avec le monde, il suffit d'avoir appris comment voir en toute chose ce qui est "bon" (E5P10). Ce qui signifie qu'on ne peut pas "substantifier" le Mal: rien n'est mal "en soi", ni mes propres idées inadéquates, ni le monde extérieur. Le mal
pour l'homme consiste seulement à enchaîner les idées qui constituent son Esprit selon l'ordre le plus "spontané", et non pas selon un ordre pour la Raison. Il faut avoir appris minimalement comment enchaîner ses idées selon la Raison avant que la vie (et non seulement le contact avec le monde extérieur, donc en cela il y a en effet un aspect "interne", si l'on veut) ne puisse devenir source de bonheur et non plus de misère. Or c'est bien de cela qu'il s'agit dans la Liberté spinoziste: celle-ci étant l'Amour de Dieu, elle est avant tout un Amour, c'est-à-dire "
rien d'autre qu'une Joie accompagnée de l'idée d'une cause extérieure".
Bref, voici donc pourquoi je n'appellerais pas la Liberté spinoziste un "détachement" ni tout contact avec le monde extérieur une "contrainte" (ne fût-ce que "minimale") de notre Liberté: la Liberté spinoziste est un Amour
et donc une Joie que l'on ressent par rapport à telle ou telle chose, notre propre essence d'abord (E5P31), puis celle de toujours plus de choses extérieures (puisque l'Amour a besoin d'une idée d'une cause extérieure (remarquons que cela va plus loin encore que de dire qu'elle a besoin d'une "chose" extérieure)). Le spinozisme à mon avis est ainsi non pas une pensée du détachement (pour aller, comme le dit Eckhart, vers le "simple") mais une pensée de l'"union" avec la Nature entière (où l'on "complexifie" toujours plus son rapport au monde, où l'on comprend toujours plus de choses distinctes et différentes, toujours plus de choses qui de prime abord sont incompréhensibles ou difficiles à com-prendre; raison pour laquelle Martial Gueroult peut dire qu'il s'agit d'une "mystique sans mystère"). Comment créer une "union mentale" avec les choses singulières qui aussi longtemps que j'enchaîne mes idées selon un ordre imaginaire risquent d'être source de malheur? A mon avis (à vérifier, bien sûr) c'est cela la question de la Liberté spinoziste, voire la question soujacente au spinozisme lui-même.
L.