La liberté - le déterminisme

Questions et débats touchant à la doctrine spinoziste de la nature humaine, de ses limites et de sa puissance.
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Louisa
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Messagepar Louisa » 25 déc. 2008, 18:08

(suite de mon message précédent)

Bruno a écrit :Si je comprends bien, ce que veut dire Spinoza, c'est qu'il n'existe pas d'affirmation et de négation "en soi", c'est-à-dire en dehors d'une idée ? Oui, mais n'existe-t-il pourtant pas "l'idée d'affirmation" et "l'idée de négation" qu'on pourrait combiner avec d'autres idées ?
(...)
J'ai lu le texte de jvidal que tu cites et il est très troublant : est-ce à dire que ce qu'écrit Spinoza concernant l'inexistence d'une capacité à vouloir au sens de libre abitre est faux ? (je n'ai peut-être pas tout compris...) Par exemple, jvidal écrit : " La théorie spinoziste de la volonté est manifestement fausse, parce qu'elle ne correspond ni à notre usage intuitif de la négation, ni à la manière dont on décrit l'usage logique de celle-ci."


1. comme l'a déjà dit Sescho, le mot "affirmer" au XVIIe siècle signifiait pour les philosophes "donner son assentiment" ou "adhérer à", et c'était également ce qu'on voulait dire par le mot "vouloir". A l'époque certains disaient que ce qui se passe lorsque nous formons un jugement de vérité, c'est que d'abord nous formons l'idée X, puis notre "volonté" décidera d'y adhérer ou non. Quand quelqu'un me dit que le soleil tourne autour de la Terre, le fait même de penser à cette idée lorsque l'autre la dit ne m'oblige en rien d'y adhérer, d'y croire. J'ai donc quelque part le choix, je dois décider d'y croire ou non. Ce choix relève pour eux de ce qu'ils appellent la volonté.

Or il est évident qu'aujourd'hui, on ne va pas dire que la vérité d'une idée dépend de notre volonté. On a entre-temps donné un autre sens au mot "volonté", il ne relève plus du domaine de la connaissance mais a intégré le domaine de l'éthique ou morale. Le "libre arbitre" aujourd'hui ne porte plus sur la vérité des idées, mais sur les valeurs et les choix de comportements.

Spinoza quant à lui a décidé de donner un autre sens encore aux mots "affirmation" et "volonté", en allant un pas plus loin que Descartes. Descartes disait déjà qu'en fait, lorsqu'une idée est vraiment vraie, on n'a pas le choix, on ne peut pas ne pas y adhérer. Définir la liberté et donc le libre arbitre par la possibilité de pouvoir ne pas adhérer à une idée vraie n'était donc déjà pas faisable pour Descartes non plus. Seulement, Descartes proposait de maintenir le mot "liberté" pour les cas où nous avons une idée confuse, dont la vérité ne s'impose pas vraiment, et où l'on est dans le doute. Là, c'est effectivement à nous de choisir, d'essayer de trouver des raisons pro et contre la vérité éventuelle de cette idée, de décider d'y adhérer malgré le fait qu'on n'est pas tout à fait certain etc. Mais cela, dit même déjà Descartes, ce n'est qu'une liberté "minimale", ce n'est pas la liberté dans son aspect le plus "élevé", le plus intéressant, il y a d'autres formes de liberté, qui sont beaucoup plus importantes pour l'homme.

2. Pour Spinoza tout ceci n'était pas tout à fait cohérent. Pour lui, toute idée est avant tout une chose singulière qui comme toute chose singulière a une essence, et dont l'essence est comme c'est le cas pour toute essence, entièrement "affirmative" (voir E3P4 démo). Pour définir qui tu es, par exemple, cela ne sert à rien de commencer à énumérer tout ce que tu n'es pas (tu n'es pas une fille, tu n'es pas quelqu'un qui déteste la philo, tu n'es pas quelqu'un qui ne sait pas comment fonctionne un forum de discussion sur internet, etc.). Il faut plutôt dire qui tu es. Idem pour les idées. Une idée a d'abord une essence, qui indique ce qu'elle est (elle est un mode de l'attribut de la pensée, chez Spinoza, et elle est formée par mon Esprit à moi, lorsque c'est moi qui y pense). En cela, et en ce sens seul, toute idée est affirmative. L'idée d'un cheval ailé par exemple affirme simplement des ailes d'un cheval.

Ensuite, on peut passer au deuxième genre de connaissance et se demander dans quelle mesure cette idée est vraie. Là il faudra chercher des raisons qui ou bien confirment l'existence de ce à quoi elle réfère ou bien l'excluent. Si nous avons ainsi obtenu d'autres idées, idées qui nous disent qu'un cheval ailé n'existe que dans la tête des hommes, alors l'idée du cheval ailé n'en sera pas moins affirmative (elle affirmera toujours des ailes d'un cheval), mais elle sera jointe à l'idée que hors de l'Esprit humain, il n'y a pas de chevaux ailés. Dans le cas où l'idée est vraie, en revanche, pour Spinoza comme pour Descartes la vérité s'impose d'elle-même, on n'a pas le choix, ce n'est pas une affaire de libre arbitre, ce n'est même pas une affaire "d'arbitre" tout court. Et ce n'est pas sur ce genre de choses que Spinoza fonde sa théorie d'absence de libre arbitre.

3. Jvidal à mon sens utilise le mot "affirmer" dans un autre sens encore, proche de celui que lui donne le langage ordinaire d'aujourd'hui. Affirmer une idée, c'est dire de cette idée qu'elle est vraie. Alors on voit bien, grammaticalement parlant, qu'on a trois choses différentes lorsque je dis "j'affirme que X est vrai": on a le sujet, moi, l'activité de dire que quelque chose est vrai, et l'idée X. Selon Jvidal on peut pour n'importe quelle idée toujours dire qu'elle est vraie ou fausse, et je crois que tout le monde est d'accord avec lui sur ce point-là. Pour lui, cela "prouverait" qu'il y a tout de même une intervention d'un "libre arbitre" dans un jugement de vérité, alors que pour Descartes et Spinoza, une fois qu'on a compris qu'une idée est vraie, on ne peut plus la "nier", c'est-à-dire on ne pourra plus réellement croire qu'elle est fausse. Une fois qu'on sait que c'est la Terre qui tourne autour du Soleil, par exemple, on ne peut pas sur base d'un "libre jugement" décider que l'inverse est vrai.

Pour moi, le problème était donc que lorsque Jvidal parle d'une "affirmation", il ne parle pas d'une adhésion, comme c'était le cas pour Descartes et Spinoza, il parle d'un simple énoncé verbal, d'une construction grammaticale. Oui, la phrase (et l'idée y associée) "j'affirme X" est une phrase tout aussi grammaticalement correcte que "je nie X". Mais dire cela n'a rien à voir avec y croire (d'ailleurs pour pouvoir y croire, on ne peut pas parler en termes de X ou de variables, on doit déjà prendre une idée particulière (par. ex. X = "j'écris pour l'instant sur le forum de Spinoza et nous"), et c'est là que affirmer ou nier tout et n'importe quoi n'est plus possible, n'est plus une situation qui pourrait illustrer un "libre arbire".

Enfin, ceci n'est que ce que je me souviens de la discussion avec Jvidal, il faudrait que je la relise pour vérifier dans quelle mesure ce que j'en ai retenu correspond à tout ce qui y avait été dit. Si par hasard Jvidal passe par ici et souhaite corriger l'une ou l'autre chose, je lui remercie par avance.
L.

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Messagepar sescho » 26 déc. 2008, 12:15

Bruno31415 a écrit :Si je te suis bien, dans cet exemple (fromage ou dessert) il ne suffit pas, pour être libre, que notre "choix" ne soit contraint par rien d'extérieur à nous mais il faut également examiner s'il existe des contraintes internes (la gourmandise par exemple).

Je précise : je dis bien "interne" et pas "intrinsèque". Comme déjà dit, il s'agissait de ne pas prendre en compte que ce qui se fait contre notre désir, mais aussi ce qui se fait selon. Dans tous les cas, il y a intervention d'une essence extérieure. La remémoration fait partie des influences extérieures, avec un effet décalé dû à la permanence des impressions dans le corps.

Bruno31415 a écrit :Or, quoi que nous fassions (prendre le fromage ou le dessert ou aucun des deux), en admettant que ce "choix" ne soit dicté par rien d'extérieur à nous, n'obéissons-nous cependant pas toujours à un désir ? Donc à une "contrainte" interne ? Supposons que je mange le fromage parce que j'en ai eu le désir : comment est-ce que je peux savoir si je ne suis pas sous l'emprise d'une contrainte interne ? D'autre part, un tel examen systématique (suis-je sous l'emprise de a gourmandise, etc.) ne mène-t-il pas à une certaine forme de mortification : je ne dois manger pour que me nourrir et tout plaisir que j'éprouverais à le faire serait suspect... en plus, même la mortification peut devenir une contrainte interne (je n'agis plus librement puisque je suis contraint par mon obsession d'agir librement qui me commande de ne pas être dominé par un affect --> oui, mais ce désir est lui-même un affect qui me domine...)

Oui. Le sujet est important et difficile. Spinoza ne retient comme absolument positif pour l'homme que le désir actif, et celui-ci ne consiste qu'en l'expression de l'essence propre, laquelle est la Raison (dont la parfaite réalisation est le troisième genre de connaissance, qui consiste à voir intuitivement ce que le raisonnement dégage.) La Raison est tout ce qui relève de l'essence de l'homme et ne dépend d'aucune essence extérieure. Elle inclut en particulier la vigueur de la connaissance, la générosité vis-à-vis du prochain (ce qui ne veut pas dire la faiblesse, bien au contraire) et l'amour de Dieu - la Nature dans toute sa manifestation.

Toutefois, l'homme ne peut survivre qu'avec cela. L'homme ne saurait n'être déterminé que par son essence propre. La Raison indique ce qu'il convient de faire avec les dépendances obligées : il est de la nature de la Raison de faire ce qui convient pour la conservation. En outre, il est même de la nature de la Raison de prendre tout ce qui seconde la puissance du corps, ce qui inclut par exemple les exercices physiques et les plaisirs de sens. Pour un homme mené par la Raison, ceci, compris comme un fait de nature, n'est toutefois que fort peu contraignant, quoiqu'incluant l'extérieur. Il y a détachement : le désir comme impulsion à l'action, mais sans tension interne, sans avidité, sans violer la générosité, sans affect si la tentative échoue, etc.

Cette Raison est commune à tous les hommes, et c'est pourquoi elle peut être dite être l'essence de l'Homme :

Spinoza a écrit :E4P18S : ... La raison ne demande rien de contraire à la nature ; elle aussi demande à chaque homme de s’aimer soi-même, de chercher ce qui lui est utile véritablement, de désirer tout ce qui le conduit réellement à une perfection plus grande, enfin, de faire effort pour conserver son être autant qu’il est en lui. Et ce que je dis là est aussi nécessairement vrai qu’il est vrai que le tout est plus grand que sa partie (voyez Propos. 4. part. 3).

... rien n’est plus utile à l’homme que l’homme lui-même. Les hommes ne peuvent rien souhaiter de mieux, pour la conservation de leur être, que cet amour de tous en toutes choses, qui fait que toutes les âmes et tous les corps ne forment, pour ainsi dire, qu’une seule âme et un seul corps ...

La servitude c'est quelque part non pas mener sa vie, mais être mené par les choses extérieures (quoiqu'elles n'agissent pas le plus souvent par la force mécanique.) C'est la pertinence même de "je" qui dans ces conditions est en cause. Ce n'est pas la dépendance extérieure per se qui pose problème, ce sont les passions.

Spinoza a écrit :E5P42S : J’ai épuisé tout ce que je m’étais proposé d’expliquer touchant la puissance de l’âme sur ses passions et la liberté de l’homme. Les principes que j’ai établis font voir clairement l’excellence du sage et sa supériorité sur l’ignorant que l’aveugle passion conduit. Celui-ci, outre qu’il est agité en mille sens divers par les causes extérieures, et ne possède jamais la véritable paix de l’âme, vit dans l’oubli de soi-même, et de Dieu, et de toutes choses ; et pour lui, cesser de pâtir, c’est cesser d’être. Au contraire, l’âme du sage peut à peine être troublée. Possédant par une sorte de nécessité éternelle la conscience de soi-même et de Dieu et des choses, jamais il ne cesse d’être ; et la véritable paix de l’âme, il la possède pour toujours. ...


Bruno31415 a écrit :Comment concilier la liberté avec l'amour maternel ?

La générosité fait partie de la Raison, l'amour de Dieu et donc de ce-qui-est aussi. L'amour maternel ne saurait en aucun cas constituer un frein à la liberté, au contraire. S'inquiéter, en revanche, s'y oppose. On peut très bien faire ce qui est bon pour ses enfants, dans les dangers qui entourent la vie en général, en prenant les dispositions préventives qui semblent ajustées, sans pour autant s'inquiéter, etc.

Bruno31415 a écrit :Si je comprends bien, ce que veut dire Spinoza, c'est qu'il n'existe pas d'affirmation et de négation "en soi", c'est-à-dire en dehors d'une idée ? Oui, mais n'existe-t-il pourtant pas "l'idée d'affirmation" et "l'idée de négation" qu'on pourrait combiner avec d'autres idées ?

C'était en partie l'objet de la discussion. Ma réponse c'est : il ne faut pas confondre un énoncé non contradictoire avec une idée. Un énoncé peut "constituer" une seule et même idée (dans le Mental de celui qui l'exprime), mais ce n'est pas nécessairement le cas. Je peux par exemple prédiquer verbalement de n'importe quel corps une propriété corporelle, par exemple : le ciel est solide. Ce n'est pas une idée, c'est une simple concaténation non contradictoire d'idées différentes.


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Messagepar Louisa » 26 déc. 2008, 17:31

Sescho a écrit :Le sujet est important et difficile. Spinoza ne retient comme absolument positif pour l'homme que le désir actif, et celui-ci ne consiste qu'en l'expression de l'essence propre, laquelle est la Raison (dont la parfaite réalisation est le troisième genre de connaissance, qui consiste à voir intuitivement ce que le raisonnement dégage.) La Raison est tout ce qui relève de l'essence de l'homme et ne dépend d'aucune essence extérieure. Elle inclut en particulier la vigueur de la connaissance, la générosité vis-à-vis du prochain (ce qui ne veut pas dire la faiblesse, bien au contraire) et l'amour de Dieu - la Nature dans toute sa manifestation.

Toutefois, l'homme ne peut survivre qu'avec cela. L'homme ne saurait n'être déterminé que par son essence propre. La Raison indique ce qu'il convient de faire avec les dépendances obligées : il est de la nature de la Raison de faire ce qui convient pour la conservation. En outre, il est même de la nature de la Raison de prendre tout ce qui seconde la puissance du corps, ce qui inclut par exemple les exercices physiques et les plaisirs de sens. Pour un homme mené par la Raison, ceci, compris comme un fait de nature, n'est toutefois que fort peu contraignant, quoiqu'incluant l'extérieur. Il y a détachement : le désir comme impulsion à l'action, mais sans tension interne, sans avidité, sans violer la générosité, sans affect si la tentative échoue, etc.
(...)
La servitude c'est quelque part non pas mener sa vie, mais être mené par les choses extérieures (quoiqu'elles n'agissent pas le plus souvent par la force mécanique.) C'est la pertinence même de "je" qui dans ces conditions est en cause. Ce n'est pas la dépendance extérieure per se qui pose problème, ce sont les passions.


tout dépend peut-être de ce qu'on veut dire par "dépendance" extérieure. A mon avis, la dépendance de l'extérieur n'est négatif (donc ne provoque une passion) que lorsqu'on ne dispose pas encore d'un bon remède aux affects. Car trois choses peuvent arriver lorsqu'une chose extérieure m'affecte: mon Esprit forme simultanément une idée ayant cette affection comme objet, et:

1. cette idée s'associe à d'autres idées déjà présentes dans mon Esprit selon qu'il y a une plus ou moins grande "ressemblance" entre elles, c'est-à-dire selon un ordre pour l'imagination telle que celle-ci est "sédimentée" dans ma mémoire.
Exemple: dans Nathan le sage, Lessing raconte que Saladin, le sultan de Jérusalem, décide de ne pas laisser tuer un condamné à mort, alors qu'il s'agissait d'un Templier donc d'un homme qui faisait parti de ce qui était son plus dangereux ennemi. Pourquoi est-ce qu'il le fait? Parce que quelque chose dans ce Templier-là lui faisait penser à son frère disparu depuis longtemps, et qu'il avait tellement aimé. Ce qui a déterminé son acte (= sauver la vie du Templier), c'était un enchaînement d'idées "imaginaires", c'est-à-dire non pas fausse (la ressemblance était sans doute réelle), mais selon un ordre établi par sa "mémoire".

2. cette idée s'associe à d'autres idées d'affections, et cela parce que celles-ci se produisent juste après. Ici, les idées s'enchaînent donc selon un ordre qu'on peut dire "extérieur", et que Spinoza appelle "l'ordre commun de la nature".
Exemple: un enfant est dans la classe mais ne s'intéresse pas beaucoup à ce qui y est dit. Il voit le prof parler et gesticuler, mais un instant après, un oiseau passe par la fenêtre, et il n'entend plus le prof, jusqu'à ce qu'un enfant à côté de lui laisse tomber son livre et le fait sursauter. Ici ses idées s'enchaînent selon l'ordre par lequel se produisent les événements en dehors de lui.

3. cette idée est associée par l'Esprit à d'autres idées, et cela selon "un ordre pour la Raison", c'est-à-dire l'Esprit va penser à plusieurs idées à la fois (le nombre d'idées contemplées à la fois dépend de sa puissance de penser), pour essayer de voir en quoi ces idées "se conviennent, diffèrent ou s'opposent" (E2P29 scolie), c'est-à-dire il va essayer de "com-prendre" ces idées, pour les recombiner autrement, selon des critères propres à la Raison.
Exemple: je suis dans la rue, un inconnu m'insulte. Au lieu de penser à toutes les fois qu'on m'a insulté et de m'attrister, et au lieu d'essayer de fuir ou de faire comme si rien ne s'était passé, je pense activement à l'idée que s'il m'insulte sans me connaître, il doit avoir de bonnes raisons pour ce faire, peut-être que dans son Esprit je ressemble à quelqu'un qui lui a réellement fait du mal, et alors le fait qu'il m'insulte quelque part fait preuve de sa "résistance", de l'affirmation de son essence à lui contre ce qui dans le passé a essayé de le détruire etc (en ce sens, il y a quelque chose de "bon" en lui). Bref je lie l'idée de l'affection "on m'insulte" à d'autres idées par exemple celles proposées par lEthique afin de mieux comprendre ce qui se passe.

Le deuxième point (associations d'idées selon "l'ordre commun de la nature") est ce qui donne lieu au premier (association imaginaire, selon la ressemblance avec d'autres idées déjà stockées dans ma mémoire, c'est-à-dire stockées selon l'ordre par lequel auparavant mon imagination a été frappée). Car comme le disait bien Sescho, les idées que mon Esprit forme selon l'ordre des événements qui se produisent laissent des "traces", traces qui peuvent être ré-activées lorsqu'une nouvelle "rencontre avec la nature" se fait. C'est pourquoi Spinoza dans l'E2P29 peut parler de deux ordres d'associations d'idées fondamentales (au lieu de trois): l'ordre commun de la Nature, et l'ordre pour l'intellect ou la Raison.

Chaque fois que nous enchaînons les idées selon l'ordre commun de la Nature, nous Pâtissons. Chaque fois que nous enchaînons les idées selon un ordre pour la Raison, nous Agissons, car la Raison étant notre nature même, elle ne peut qu'enchaîner selon un ordre "bon pour nous", et non pas "gratuit" (gratuit au sens où Spinoza rappelle souvent qu'il n'y a pas de finalité dans la Nature, par conséquent les choses extérieures agissent sur nous non pas en fonction d'une fin, et encore moins dans le but de nous causer du plaisir ou de la douleur, elles sont dans la plupart des cas "indifférentes" à nous, elles agissent selon leurs propres lois et c'est tout). Ce qui fait que le contact avec l'extérieur peut ne pas très bien se passer, ce n'est que cela: les autres choses ne sont pas faites "pour" nous, donc rien ne garantit que l'effet qu'ils produiseront sur nous sera bien pour nous.

Or que permet le fait de disposer d'un bon remède aux Affects? Précisément cela, d'enchaîner nos idées selon un ordre pour la Raison. A partir de ce moment-là, c'est notre rapport même au monde extérieur qui change. Ce monde extérieur n'est plus une source de misère, puisque nos idées ne s'enchaînent plus de façon totalement arbitraire, au gré des rencontres que l'on fait tout à fait par hasard, sans ordre "logique". Notre Esprit n'est plus balloté d'une affection à une autre, d'un désir à un désir tout à fait incompatible ou contraire, notre Esprit peut ordonner ses idées selon ce qui est réellement le mieux pour nous, c'est-à-dire selon ce qui nous procure le plus de Joie de la manière la plus durable, ce qui fait augmenter maximalement et le plus longtemps possible notre puissance.

Et qui dit plus grande puissance, dit plus grande aptitude à être affecté par ce monde extérieur. C'est pour ça que je n'utiliserais pas le mot "détachement" pour indiquer la Liberté spinoziste. Ce à quoi il me fait penser, c'est le fameux détachement préconisé par les mystiques chrétiens, et que par exemple Maître Eckhart décrit ainsi: "J'ai lu beaucoup d'écrits aussi bien des maîtres païens que des prophètes, et de l'ancien et du nouveau Testament, et ai cherché avec sérieux et avec entière diligence quelle est la vertu la plus haute et la meilleure par quoi l'homme puisse se relier à Dieu au mieux et au plus près, et par quoi l'homme puisse devenir par grâce ce que Dieu est par nature, et par quoi l'homme se tienne au plus égal de l'image qu'il était en Dieu quand entre lui et Dieu il n'y avait pas de différence, avant que Dieu n'ait crée les créatures. (...) je ne trouve rien d'autre que le limpide détachement qui tout surpasse, car toutes les vertus ont quelque regard sur les créatures alors que le détachement est dépris de toutes les créatures. (...) le détachement m'amène à n'être réceptif à rien qu'à Dieu. (..) le détachement est à ce point proche du rien qu'aucune chose n'est si ténue qu'elle puisse ce loger dans le détachement si ce n'est Dieu seul."

A mon avis, Spinoza répond à cela dans la suite du même scolie déjà cité par Sescho, E4P18:
"De plus, du Postulat 4 p.2 il suit que nous ne pouvons jamais faire de n'avoir pas besoin de quelque chose d'extérieur à nous pour conserver notre être, et de vivre sans avoir commerce avec les choses qui sont à l'extérieur de nous; si, par ailleurs, nous regardons notre Esprit, il est sûr que notre intellect serait plus imparfait si l'Esprit était seul, et n'avait rien d'autre à comprendre que soi. Il y a donc hors de nous bien des choses qui nous sont utiles, et auxquelles, pour cette raison, il faut aspirer."

Pour les penseurs du détachement (je ne parle bien sûr pas de Sescho, il est bien possible qu'il ne voulait pas référer à ce type de pensées en utilisant ce mot, je n'en parle que parce que je crois que c'est une bonne occasion pour essayer de clarifier davantage ce genre de choses; d'ailleurs je suis d'accord avec la majorité de ce qu'il dit ci-dessus), il faut choisir: ou bien on aime Dieu, ou bien on aime les créatures. Cela, c'est quelque part tout à fait logique, puisqu'il y a une différence absolue entre Dieu et la nature ou la création, et si le mystique a l'ambition de s'approcher le plus de Dieu, il doit forcément essayer de s'éloigner maximalement du monde, de "se détacher" du monde, de ne plus avoir d'amour pour telle ou telle chose. Etre libre "pour" Dieu ici signifie donc se libérer "du" monde.

Chez Spinoza en revanche, Dieu c'est la Nature. On ne peut plus chercher refuge quelque part hors du monde, puisqu'il n'y a rien en dehors du monde ou de la Nature, tandis qu'en même temps, il n'y a plus de "créatures" à proprement parler, les choses singulières sont elles-mêmes "du Dieu". Ici, l'Amour de Dieu reste toujours la clef, la voie royale pour être de plus en plus Libre/Béat (d'ailleurs pour Eckhart elle ne vient qu'en deuxième lieu, après le détachement), seulement cela a l'effet inverse que chez les mystiques: ici cela signifie se tourner vers le monde, se laisser maximalement affecter par lui, aimer le monde lui-même, aimer telle ou telle chose dans le monde et cela parce que elle aussi est Dieu, d'une certaine façon (c'est-à-dire en tant que mode singulier, en tant que "variation" unique de Dieu).

Du coup, le monde extérieur nous est utile pour deux raisons:
1. il nous donne tout ce qu'il nous faut pour satisfaire nos "besoins primaires" (conserver son être, survivre)
2. il est exactement ce qui nous permet de perfectionner notre Esprit. Sans monde extérieur à comprendre et à aimer dans tous ses détails et particularités, l'Esprit ne pourrait jamais acquérir une plus grande puissance de penser et donc une plus grande puissance tout court (plus grande puissance qui à son tour permettra de conserver son être plus longtemps). On ne pourrait jamais vivre sous la conduite de la Raison sans monde extérieur, car ce type de vie ne consiste que dans un enchaînement très spécifique de nos idées d'affections du Corps, ce qui est impossible sans affections du Corps. Qui plus est, plus nous pouvons apprendre à nous laisser affecter de manières différentes par le monde extérieur, plus notre puissance (donc notre essence même) augmentera, une fois que nous avons appris à enchaîner nos idées selon un ordre pour la raison.

C'est donc pour cette raison que j'ai des difficultés avec une interprétation du spinozisme qui dit que notre rapport au monde extérieur ne peut être qu'un rapport de "dépendance" ou de "contrainte". Devoir se nourrir et trouver autour de soi de la nourriture ne "contraint" pas notre puissance, mais en rend plutôt l'existence actuelle dans le temps et dans un lieu possible. C'est ce qui constitue sa condition de possibilité, et non pas une "contraine". Puis vivre selon la Raison signifie précisément augmenter la possibilité d'être affecté par le monde extérieur au lieu d'essayer de s'en détacher maximalement. Donc loin d'être "par nature" une contrainte, le monde extérieur peut nous offrir exactement ce qu'il nous faut pour acquérir une essence plus puissante, pour devenir plus Libre, plus heureux.

Pour pouvoir créer un tel rapport avec le monde, il suffit d'avoir appris comment voir en toute chose ce qui est "bon" (E5P10). Ce qui signifie qu'on ne peut pas "substantifier" le Mal: rien n'est mal "en soi", ni mes propres idées inadéquates, ni le monde extérieur. Le mal pour l'homme consiste seulement à enchaîner les idées qui constituent son Esprit selon l'ordre le plus "spontané", et non pas selon un ordre pour la Raison. Il faut avoir appris minimalement comment enchaîner ses idées selon la Raison avant que la vie (et non seulement le contact avec le monde extérieur, donc en cela il y a en effet un aspect "interne", si l'on veut) ne puisse devenir source de bonheur et non plus de misère. Or c'est bien de cela qu'il s'agit dans la Liberté spinoziste: celle-ci étant l'Amour de Dieu, elle est avant tout un Amour, c'est-à-dire "rien d'autre qu'une Joie accompagnée de l'idée d'une cause extérieure".

Bref, voici donc pourquoi je n'appellerais pas la Liberté spinoziste un "détachement" ni tout contact avec le monde extérieur une "contrainte" (ne fût-ce que "minimale") de notre Liberté: la Liberté spinoziste est un Amour et donc une Joie que l'on ressent par rapport à telle ou telle chose, notre propre essence d'abord (E5P31), puis celle de toujours plus de choses extérieures (puisque l'Amour a besoin d'une idée d'une cause extérieure (remarquons que cela va plus loin encore que de dire qu'elle a besoin d'une "chose" extérieure)). Le spinozisme à mon avis est ainsi non pas une pensée du détachement (pour aller, comme le dit Eckhart, vers le "simple") mais une pensée de l'"union" avec la Nature entière (où l'on "complexifie" toujours plus son rapport au monde, où l'on comprend toujours plus de choses distinctes et différentes, toujours plus de choses qui de prime abord sont incompréhensibles ou difficiles à com-prendre; raison pour laquelle Martial Gueroult peut dire qu'il s'agit d'une "mystique sans mystère"). Comment créer une "union mentale" avec les choses singulières qui aussi longtemps que j'enchaîne mes idées selon un ordre imaginaire risquent d'être source de malheur? A mon avis (à vérifier, bien sûr) c'est cela la question de la Liberté spinoziste, voire la question soujacente au spinozisme lui-même.
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Messagepar vieordinaire » 27 déc. 2008, 13:27

Louisa a écrit :Cela, c'est quelque part tout à fait logique, puisqu'il y a une différence absolue entre Dieu et la nature ou la création, et si le mystique a l'ambition de s'approcher le plus de Dieu, il doit forcément essayer de s'éloigner maximalement du monde, de "se détacher" du monde, de ne plus avoir d'amour pour telle ou telle chose. Etre libre "pour" Dieu ici signifie donc se libérer "du" monde.


C'est une vue tres naive de la mystique Eckhartienne.

Aussi bien Spinoza que M. Eckhart a use du domaine de l'imagination afin de decrire la realite de l'Intellect. Cela veut dire qu'ils l'ont fait avec leur propres temperaments, experiences, cultures.
Les deux se sont exprimes par ecrit--avec toutes les imperfections que ce genre de travail comporte.
Le cadre conceptuel et la logique de la cinquieme partie de l'Ethique sont loin d'etre 'parfaits'. Spinoza parle de 'partie' de l'esprit afin de parler de son eternite. Spinoza a du se soumettre aux limites de son milieu culturel et intellectuel.

Il y a plusieurs differences conceptuels entre les deux penseurs--une raison est que Spinoza plus profond au niveau de l'elaboration intellectuelle--plus minutieux dans la construction de sa philosophie. Malgre ces reserves, je suis d'accord avec vous que Spinoza souligne a un plus fort degre l'importance de ne pas rejeter la diversite du monde modale dans notre demarche ver la 'Liberte'. Cependant, vous inverser certaines conclusions.

Nous pouvons trouver dans spinoza une certaine dynamique du detachement:

Spinoza a écrit :Cet amour de Dieu doit occuper l'âme plus que tout le reste.

Démonstration : Cet amour en effet est joint à toutes les affections du corps (par la Propos. 14, part. 5), qui toutes servent à l'entretenir (par la Propos. 15, part. 5), et conséquemment (par la Propos. 11, part. 5) il doit occuper l'âme plus que tout le reste. C. Q. F. D.


et cette dynamique n'est pas etrangere au fait que la 'foi', aussi bien que la raison, puisse nous mener a la 'Liberte'

Spinoza a écrit :"Ceci nous fait clairement comprendre en quoi consistent notre salut, notre béatitude, en d'autres termes notre liberté, savoir, dans un amour constant et éternel pour Dieu, ou si l'on veut, dans l'amour de Dieu pour nous."


Simplement relisez le TTP ...

Avec une analyse comme celle-ci
Louisa a écrit :"Puis vivre selon la Raison signifie précisément augmenter la possibilité d'être affecté par le monde extérieur au lieu d'essayer de s'en détacher maximalement."

vous demontrez une lecture erronee de l'oeuvre d'Echkart et de la demarche de Spinoza. La Raison implique un certain 'detachement interieur'. M. Echkart n'etait pas un reclus mais un intellectuel engage, un pasteur, etc.

Louisa a écrit :seulement cela a l'effet inverse que chez les mystiques: ici cela signifie se tourner vers le monde, se laisser maximalement affecter par lui, aimer le monde lui-même, aimer telle ou telle chose dans le monde et cela parce que elle aussi est Dieu

"laisser maximalement affecter": qu'est-ce cela peut bien dire? Simplement considerez la vie de Spinoza ou bien sa signature 'caute' -- il y a une profonde ironie dans sa demarche. De plus, lorsque nous parlons de 'Liberte' il n'y a plus de 'transition' de puissance, l'idee de maximum or minimum devient hors de propos. Parfois, vous semblez decrire la liberte comme une maximization de la joie qui semble toujours etre relative. C'est peut etre parce-que vous imaginez la liberte.

Vous distinguez entre le 'monde' et le 'monde'.
Spinoza a écrit :L'âme peut faire que toutes les affections du corps, c'est-à-dire que toutes les images des choses se rapportent à l'idée de Dieu.

Démonstration : Il n'est aucune affection du corps dont l'âme ne puisse se former un concept clair et distinct (par la Propos. 4, part. 5), et en conséquence, l'âme peut faire (par la Propos. 15, part. 1) que toutes ces affections se rapportent à l'idée de Dieu. C. Q. F. D.


Afin d'atteindre la 'Liberte', une reclusion n'est pas necessaire. Mais cela ne veut pas dire que le contraire (une exposition maximale au 'monde') est necessaire. "il n'est aucune affection"--dans le cadre d'une demarche personelle vers la 'Liberte' une affection est une affection que je soit un reclus ou bien Paris Hilton ... vous essayez de voir une difference la ou il n'y en a aucune.

Cependant, lorsque que nous parlons de bonheur relatif, une communaute est tres important afin de 'bien vivre' et meme de creer avantageusement l'opportunite d'atteindre pour les autres la 'Liberte'. Mais ce n'est pas une condition necessaire a la realisation de la liberte: une affection est une affection et une n'est pas meilleur que l'autre a ce niveau.

De plus, la 'simplicite' est aussi une force importante du systeme de Spinoza. Il faut seulement faire un peu plus attention afind de la percevoir:
Spinoza a écrit :"ou cela, et non pas toutes les fois qu'elle est déterminée intérieurement, c'est-à-dire par la connaissance simultanée de plusieurs choses, à comprendre leurs convenances, leurs différences et leurs oppositions"

L'intuition de l'unite et simplicite de la Nature est une force majeure de son entreprise philosophique. Le fait que vous essayez de la reduire un exercise de 'maximisation' de joies relatives est aberrant.

Vous devez essayer de voir les rapprochements entre les deux penseurs--au-dela d'une lecture superficielle des deux oeuvres. Cependant, j'admet que sans une connaissance intime provenant de l'ordere de l'Intellect il est tres facile de s'y perdre et d'aboutir avec des interpretations erronnes de chaque penseur--votre dernier post en etant une illustration. Car bien souvent, soit M. Eckhart ou Spinoza se contredisent ou sont tres ambivalents lorsqu'ils parlent de l'eternite du 'connaitre' et de la demarche qui puisse nous s'y amener.
Malheureusement votre methode personelle et preferee (du moins celle que nous observons sur ce forum) pour approcher les textes se prette tres mal a ce genre de situation [i.e. utiliser un petit bout de texte sans contexte et l'exploiter en n'en plus finir afind d'inferer plusieurs conclusions boiteuses--lesquelles sont bien souvent contredites par d'autres textes que vous avez bien sur omit. Et un refus d'accepter toute ambivalence d'ecriture comme hypothese de travail. Les systemes de Spinoza, et d'Eckhart ont quelque 'd'organique' et vivant. Vous ne pouvez isoler un element du reste afin de l'etudier dans un vide artificielle.]

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Messagepar hokousai » 27 déc. 2008, 19:00

Les deux se sont exprimes par ecrit--avec toutes les imperfections que ce genre de travail comporte.
Le cadre conceptuel et la logique de la cinquieme partie de l'Ethique sont loin d'etre 'parfaits'.


"Nobody’s perfect",

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Messagepar sescho » 27 déc. 2008, 19:07

A vieordinaire :

vieordinaire a écrit :Nous pouvons trouver dans Spinoza une certaine dynamique du détachement...

Certainement. Et encore, par exemple, dans :

Spinoza a écrit :TRE 9. Or voici quelle me paraissait être la cause de tout le mal : c'est que notre bonheur et notre malheur dépendent uniquement de la nature de l'objet que nous aimons ; car les choses qui ne nous inspirent point d'amour n'excitent ni discordes ni douleur quand elles nous échappent, ni jalousie quand elles sont au pouvoir d'autrui, ni crainte, ni haine, en un mot, aucune passion ; au lieu que tous ces maux sont la suite inévitable de notre attachement aux choses périssables, comme sont celles dont nous avons parlé tout à l'heure.

10. Au contraire, l'amour qui a pour objet quelque chose d'éternel et d'infini nourrit notre âme d'une joie pure et sans aucun mélange de tristesse, et c'est vers ce bien si digne d'envie que doivent tendre tous nos efforts. ...

CT2Ch5 : (6) De ces trois espèces d'objets, lesquels doivent être recherchés, lesquels rejetés ?
Pour ce qui est des choses corruptibles, quoiqu’il soit nécessaire, avons-nous dit, à cause de la faiblesse de notre nature, que nous aimions quelque bien et que nous nous unissions à lui pour exister, il est certain néanmoins que par l'amour et le commerce de ces choses, nous ne sommes en aucune façon fortifiés, puisqu’elles sont elles-mêmes fragiles, et qu’un boiteux ne peut pas en supporter un autre. Non-seulement elles ne nous sont pas utiles, mais elles nous nuisent : en effet, on sait que l'amour est une union avec un objet que l'entendement nous présente comme bon et imposant ; et nous entendons par union ce qui fait de l’amour et de l’objet aimé une seule et même chose et un seul tout. Celui-là donc est certainement à plaindre qui s'unit avec des choses périssables, car ces choses étant en dehors de sa puissance, et sujettes à beaucoup d'accidents, il est impossible que, lorsqu’elles sont atteintes, lui-même demeure libre. En conséquence, si ceux-là sont misérables qui aiment les choses périssables, même lorsqu'elles ont encore une sorte d'essence, que devons-nous penser de ceux qui aiment les honneurs, le pouvoir, la volupté, qui n’en ont aucune ?

E5P42S : … l’âme du sage peut à peine être troublée. Possédant par une sorte de nécessité éternelle la conscience de soi-même et de Dieu et des choses, jamais il ne cesse d’être ; et la véritable paix de l’âme, il la possède pour toujours. …

Mais il s'agit sans doute simplement d'un nième contresens primaire : confondre le détachement (comme dans "il voit les choses avec détachement" ; un meilleur terme est cependant "non-attachement") avec l'isolement. Reste encore la confusion entre le "non-agir" et l'inaction...

Le non-attachement appartient à l'économie du désir et vaut pour toute situation extérieure.

vieordinaire a écrit :Parfois, vous semblez décrire la liberté comme une maximisation de la joie qui semble toujours être relative...

Oui, il y a aussi un énorme contresens sur la positivité (au sens relatif humain) de la joie, et aussi au sujet du désir. Ces deux sont les moteurs des passions, et la joie à la base des pires...

Spinoza a écrit :E3P11S : … J’entendrai donc par joie, dans toute la suite de ce traité, une passion par laquelle l’âme passe à une perfection plus grande ; par tristesse, au contraire, une passion par laquelle l’âme passe à une moindre perfection. …

E3P20 : Celui qui se représente la destruction de ce qu’il hait sera saisi de joie.

E3App : DÉFINITION GÉNÉRALE DES PASSIONS : Ce genre d’affection qu’on appelle passion de l’âme, c’est une idée confuse par laquelle l’âme affirme que le corps ou quelqu’une de ses parties a une puissance d’exister plus grande ou plus petite que celle qu’il avait auparavant, laquelle puissance étant donnée, l’âme est déterminée à penser à telle chose plutôt qu’à telle autre.

Scholie : … j’avertis qu’après ces trois passions, la joie, la tristesse et le désir, je ne reconnais aucune autre passion primitive ; et je me réserve de prouver par la suite que toutes les passions naissent de ces trois passions élémentaires. …

Il suffit de parcourir au hasard E3 et le début d'E4 pour le voir immédiatement, les passages les plus crus étant au sujet de la (fausse) paix intérieure (E3P55, E4P58) et de l’orgueil (E4P55-57.)

En bref : totalement d'accord avec ce que tu écris.


Serge
Connais-toi toi-même.

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Messagepar Bruno31415 » 28 déc. 2008, 02:31

Bonjour,

Merci pour vos réponses.

Je reviens sur l'avant-dernier message de Serge, à propos des "contraintes internes".

sescho a écrit :
Bruno31415 a écrit :Si je te suis bien, dans cet exemple (fromage ou dessert) il ne suffit pas, pour être libre, que notre "choix" ne soit contraint par rien d'extérieur à nous mais il faut également examiner s'il existe des contraintes internes (la gourmandise par exemple).

Je précise : je dis bien "interne" et pas "intrinsèque". Comme déjà dit, il s'agissait de ne pas prendre en compte que ce qui se fait contre notre désir, mais aussi ce qui se fait selon. Dans tous les cas, il y a intervention d'une essence extérieure. La remémoration fait partie des influences extérieures, avec un effet décalé dû à la permanence des impressions dans le corps.


Ouh là ! Je suis complètement largué là. Je ne comprends pas ce que tu as écrit dans ce passage. (Je mesure encore le chemin à parcourir pour acquérir les notions de bases...). Peux-tu m'expliquer les choses suivantes :

- Quelle est la différence entre interne et intrinsèque ?

- Je comprends ce qui se fait "contre notre désir" mais je ne vois pas l'importance de souligner ce qui se fait "selon notre désir" : est-ce que ce qui sefait selon notre désir peut représenter une source d'aliénation ? Par exemple, si je suis dominé par la gourmandise (donc pas libre), j'agis selon un désir qui me contraint ?

- "Dans tous les cas, il y a intervention d'une essence extérieure." : mais si j'agis selon mon désir, est-ce que je n'agis pas selon mon essence, donc une essence non extérieure, même si ce désir procède d'une remémoration ? (Une remémoration fait appel à une mémoire, donc à quelque chose que j'ai intégré à mon essence, non ?)

- Finalement, dans le cas du "choix" entre dessert et fromage (ou aucun des deux), quelle situation correspondrait à la liberté ?

Merci d'avance pour tes précisions.

A bientôt,
Bruno.

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Messagepar Louisa » 28 déc. 2008, 02:37

A Sescho et Vieordinaire

j'étais en train de terminer une réponse détaillée à vos remarques (intéressantes), et voici qu'un mouvement maladroit a fait que tout est effacé ... . J'essaie d'encore reprendre l'essentiel maintenant, mais ma réponse ne sera probablement plus très complète, donc merci déjà de votre patience ... .
L.

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Messagepar Louisa » 28 déc. 2008, 02:49

Bruno a écrit :Ouh là ! Je suis complètement largué là. Je ne comprends pas ce que tu as écrit dans ce passage. (Je mesure encore le chemin à parcourir pour acquérir les notions de bases...). Peux-tu m'expliquer les choses suivantes :

- Quelle est la différence entre interne et intrinsèque ?


Bonjour Bruno,

Sescho l'expliquera sans doute mieux lui-même, mais comme c'est moi qui ai mis en question l'idée d'une "contrainte interne", voici comment je l'ai compris pour l'instant.

Je crois que Sescho a bien fait de rappeler la distinction entre "interne" et "intrinsèque", au sens où une Joie passive, par exemple, c'est bien ma Joie à moi, et en ce sens elle est "interne" (c'est-à-dire intérieure par rapport à mon Corps (car intérieur et extérieur n'ont du sens que dans l'étendue); une Joie étant une affection de mon corps qui fait augmenter la puissance de mon Corps, et en même temps une idée de cette affection qui fait augmenter la puissance de penser de mon Esprit, toute Joie, qu'elle soit passive ou active, est "intérieure" au sens de faire partie de qui je suis moi). Mais seulement les Joies actives sont "intrinsèques", c'est-à-dire causées par notre essence même, puisque d'ordinaire on appelle "extrinsèque" ce qui vient de l'extérieur. En effet, toute Passion (Joie, Désir ou Tristesse passive) a par définition sa cause partiellement en dehors de nous. En ce sens, toute Passion est extrinsèque. Il n'en demeure pas moins qu'elle est "interne", au sens d'être ma Passion à moi, et non pas celle du voisin.

Tout ce que j'ai écrit ci-dessus par rapport à l'expression "contrainte interne" ne concerne donc que d'une part l'idée qu'il y aurait des Passions intrinsèques (or entre-temps il est clair que pour Sescho aussi, dans le spinozisme il n'y a pas de Passions intrinsèques), et d'autre part l'idée que ce qui est interne pourrait constituer une "contrainte" (là je crois que Sescho et moi ne sommes pas d'accord, à voir).
A bientôt,
L.
Modifié en dernier par Louisa le 28 déc. 2008, 05:33, modifié 1 fois.

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Messagepar Louisa » 28 déc. 2008, 05:06

Sescho a écrit :
Vieordinaire a écrit :Nous pouvons trouver dans Spinoza une certaine dynamique du détachement...


Certainement. Et encore, par exemple, dans :

Spinoza a écrit:
TRE 9. Or voici quelle me paraissait être la cause de tout le mal : c'est que notre bonheur et notre malheur dépendent uniquement de la nature de l'objet que nous aimons ; car les choses qui ne nous inspirent point d'amour n'excitent ni discordes ni douleur quand elles nous échappent, ni jalousie quand elles sont au pouvoir d'autrui, ni crainte, ni haine, en un mot, aucune passion ; au lieu que tous ces maux sont la suite inévitable de notre attachement aux choses périssables, comme sont celles dont nous avons parlé tout à l'heure.

10. Au contraire, l'amour qui a pour objet quelque chose d'éternel et d'infini nourrit notre âme d'une joie pure et sans aucun mélange de tristesse, et c'est vers ce bien si digne d'envie que doivent tendre tous nos efforts. ...

CT2Ch5 : (6) De ces trois espèces d'objets, lesquels doivent être recherchés, lesquels rejetés ?
Pour ce qui est des choses corruptibles, quoiqu’il soit nécessaire, avons-nous dit, à cause de la faiblesse de notre nature, que nous aimions quelque bien et que nous nous unissions à lui pour exister, il est certain néanmoins que par l'amour et le commerce de ces choses, nous ne sommes en aucune façon fortifiés, puisqu’elles sont elles-mêmes fragiles, et qu’un boiteux ne peut pas en supporter un autre. Non-seulement elles ne nous sont pas utiles, mais elles nous nuisent : en effet, on sait que l'amour est une union avec un objet que l'entendement nous présente comme bon et imposant ; et nous entendons par union ce qui fait de l’amour et de l’objet aimé une seule et même chose et un seul tout. Celui-là donc est certainement à plaindre qui s'unit avec des choses périssables, car ces choses étant en dehors de sa puissance, et sujettes à beaucoup d'accidents, il est impossible que, lorsqu’elles sont atteintes, lui-même demeure libre. En conséquence, si ceux-là sont misérables qui aiment les choses périssables, même lorsqu'elles ont encore une sorte d'essence, que devons-nous penser de ceux qui aiment les honneurs, le pouvoir, la volupté, qui n’en ont aucune ?

E5P42S : … l’âme du sage peut à peine être troublée. Possédant par une sorte de nécessité éternelle la conscience de soi-même et de Dieu et des choses, jamais il ne cesse d’être ; et la véritable paix de l’âme, il la possède pour toujours. …


Bonjour Sescho et Vieordinaire,

merci de vos commentaires pertinents. Voici ce que j'en pense de prime abord.

Certes, dans un (seul?) endroit précis (TIE B9-G7) on trouve chez Spinoza un mot dont la racine est la même que celle du mot "détachement", du moins si l'on ne se base que sur la traduction que vient de citer Sescho (Saisset...?). Dans la version originale (respectée littéralement dans d'autres traductions telles que celle de Rousset), en revanche, Spinoza ne parle pas d'attachement mais d'amour (amor). Supposons néanmoins un instant que les mots "attachement" et "amour" sont très proches (donc faisons un instant abstraction du fait que le terme "amour" dans le spinozisme désigne quelque chose de très précis)). Est-ce que le fait de dire qu'aimer ou s'attacher à certaines choses signifie que ce qui est mauvais selon Spinoza, c'est l'amour en tant que tel?

A mon avis non. Dire qu'il est mauvais d'aimer X n'est pas la même chose que de dire qu'il est mauvais d'aimer tout court. Puis pour Spinoza la Liberté est clairement un genre d'Amour (E5P36), ce qui à mon sens prouve que pour Spinoza il ne s'agit pas de ne pas aimer ou d'apprendre à se "détacher", il s'agit plutôt d'apprendre la bonne manière d'aimer, celle qui nous conduit à la "Joie suprême".

Quelle est alors la "bonne" manière d'aimer ou de s'attacher aux choses? A mon avis, c'est une question de point de vue. Lorsqu'on considère les choses en ce qu'elles sont "périssables", on les considère selon un aspect de leur existence seul: on les contemple en tant qu'elles existent dans un temps et un lieu précis, autrement dit en tant qu'elles n'ont qu'une durée limitée. S'attacher à une chose en tant qu'elle a une durée limitée signifie en effet être triste une fois qu'elle n'existe plus dans un temps et un lieu précis, tandis qu'exister dans le temps signifie nécessairement, pour une chose singulière, périr un jour.

Au lieu d'aimer une chose dans son existence sub specie durationis, on peut aussi apprendre à aimer une chose sub specie aeternitatis, dans son éternité, c'est-à-dire dans son existence en Dieu, existence nécessaire donc éternelle. Et apprendre à aimer une chose singulière dans son essence, c'est précisément cela, c'est apprendre à l'aimer en tant qu'elle aussi est quelque part éternelle.

Concrètement: je peux aimer mon amant en tant qu'il est une chose périssable, mais c'est l'aimer en tant qu'il est impuissant, en tant que des choses extérieures sont plus puissantes que lui, c'est l'aimer en tant qu'il a telle ou telle "dénomination extrinsèque". Là il est certain que le jour qu'il meurt, je serai extrêmement Triste. Mais je peux aussi apprendre (ce qui est plus difficile bien sûr, c'est-à-dire ne se fait plus "spontanément", mais nécessite tout un apprentissage) à l'aimer non pas en tant qu'il dépend d'autres choses pour exister dans un temps et un lieu précis, mais en tant qu'il a telle ou telle essence singulière éternelle. Là je l'aime en tant qu'il est lui aussi "du Dieu", et non seulement en tant qu'il est d'un certain point de vue impuissant et périssable.

La Liberté spinoziste consiste à mon avis à apprendre à aimer non seulement son amant d'un tel type d'Amour, mais également un maximum de choses singulières différentes. Raison pour laquelle dire que la Liberté serait une affaire de dé-tachement (ou de ne pas aimer) à mon sens est tout à fait erroné lorsqu'il s'agit du spinozisme.

Sescho a écrit :Mais il s'agit sans doute simplement d'un nième contresens primaire : confondre le détachement (comme dans "il voit les choses avec détachement" ; un meilleur terme est cependant "non-attachement") avec l'isolement. Reste encore la confusion entre le "non-agir" et l'inaction...


Le spinozisme, comme le dit l'intitulé de ce site, est une philosophie de l'affirmation, pas de la négation. Par conséquent, la Liberté ne peut pas consister en un non-X. Si en plus on tient compte du fait que l'attachement en question (celui du TIE) est un amour, et que la Liberté pour Spinoza est elle-même un genre d'Amour, je crois qu'on doit oublier l'idée que la Liberté spinoziste a quelque chose à voir avec un détachement ou non-attachement. Certes, il ne faut pas aimer les choses singulières en ce qu'elles ont de périssables (c'est-à-dire dans leurs impuissances, passions, faiblesses, défauts, ...). Mais il faut apprendre à aimer, néanmoins. A aimer les choses singulières dans leurs puissances ou essences. C'est-à-dire il faut apprendre à en faire des causes extérieures de nos Joies.

Sinon en quoi consisterait selon vous la confusion entre le "non-agir" et l'inaction?

Sescho a écrit :Le non-attachement appartient à l'économie du désir et vaut pour toute situation extérieure.


je crois qu'il s'agit d'une erreur. Jamais Spinoza nous dit qu'il faut juste aimer l'essence de Dieu et essayer de devenir indifférent par rapport aux modes ou expressions de Dieu (le spinozisme n'est pas un stoïcisme). Les modes extérieurs à nous sont eux aussi "du Dieu", et c'est comprendre cela qui est la source même de la Béatitude (d'ailleurs, le mot français "détachement" n'est que la traduction de l'allemand "Abgeschiedenheit" (ou "abegescheidenheit" dans le moyen-haut allemand d'Eckhart, ce qui signifie séparation, se séparer de; séparation nécessaire pour pouvoir s'unir à Dieu)). C'est d'ailleurs aussi ce qui permet de convenir avec eux (puisqu'en tant que notre essence exprime Dieu, nous convenons tous les uns avec les autres, et c'est cette vérité qu'il s'agit de saisir si l'on veut devenir Libre/Béat), raison pour laquelle le projet éthique spinoziste est un projet d'"union" maximale avec le monde, pas un projet de "non-attachement". Comme vous l'aviez très bien dit, le problème ce n'est pas le monde extérieur en tant que tel, le problème ce sont les passions. Pour remédier aux Passions, il ne faut pas "fuir" le monde extérieur, il faut créer un autre rapport avec ce qui est extérieur, un rapport non plus concentré sur l'existence temporelle (sur les défauts de l'autre) mais concentré sur sa puissance/essence même.

Sescho a écrit :
Vieordinaire a écrit :
Parfois, vous semblez décrire la liberté comme une maximisation de la joie qui semble toujours être relative...


Oui, il y a aussi un énorme contresens sur la positivité (au sens relatif humain) de la joie, et aussi au sujet du désir. Ces deux sont les moteurs des passions, et la joie à la base des pires...


d'abord, Spinoza n'utilise pas le terme de "positivité". Il parle plutôt d'"affirmation". Puis il dit que toute Joie est relative, puisque par définition une Joie est ce qui augmente telle ou telle puissance. Toute Joie est donc relative à une essence/puissance précise, il n'y a pas de Joie "absolue". Troisièmement, le "moteur", au sens de "cause", d'une Passion, ce n'est pas la Passion elle-même, c'est mon essence ensemble avec l'essence d'une chose extérieure à moi. Or une Joie est simplement une augmentation de ma puissance. On voit mal en quoi cela aurait déjà quelque chose à voir avec une Passion. Raison pour laquelle dans le spinozisme on a (comme l'a rappelé à raison Durtal il y a quelques jours) deux types de Joies: Joies actives et Joies passives. Le terme "Joie" en tant que tel ne désigne qu'une augmentation de ma puissance (tout comme le terme "désir" ne désigne que mon essence en tant qu'elle est déterminée à faire quelque chose, sans préciser ce qui a été la cause de cette détermination). Si elle (l'augmentation) est durable, elle est dite "active", si elle n'est que temporaire et peu stable, elle est dite "passive".

Enfin, Spinoza dit bel et bien que la Liberté c'est la "Joie suprême". Donc oui, il s'agit d'une "maximisation" de la Joie, si vous voulez. Donc d'une maximisation de l'affirmation. Pour l'instant, je ne comprends pas très bien votre méfiance par rapport à cela. Spinoza écrit bel et bien que la Liberté ou la connaissance du troisième genre est de telle sorte que (E5P27 démo):

" (...) qui connaît les choses par ce genre de connaissance passe à la suprême perfection humaine, et par conséquent (par la 2e Défin. des Aff.) est affecté de la plus haute Joie".

Sescho a écrit :Il suffit de parcourir au hasard E3 et le début d'E4 pour le voir immédiatement (...)


à mon avis, une telle méthode est fort risquée. En règle générale, elle ne permet que de rencontrer des confirmations de ce qu'on pense déjà, elle ne permet pas de découvrir des façons de penser tout à fait nouvelles/révolutionnaires. Ce qui nous amène au sujet de la méthode, question qui me semble être très importante et qu'aborde également Vieordinaire lorsqu'il (elle?) écrit:

Vieordinaire a écrit :Malheureusement votre methode personelle et preferee (du moins celle que nous observons sur ce forum) pour approcher les textes se prette tres mal a ce genre de situation [i.e. utiliser un petit bout de texte sans contexte et l'exploiter en n'en plus finir afind d'inferer plusieurs conclusions boiteuses--lesquelles sont bien souvent contredites par d'autres textes que vous avez bien sur omit. Et un refus d'accepter toute ambivalence d'ecriture comme hypothese de travail. Les systemes de Spinoza, et d'Eckhart ont quelque 'd'organique' et vivant. Vous ne pouvez isoler un element du reste afin de l'etudier dans un vide artificielle.


en effet, je refuse l'idée d'une ambivalence dans le texte en tant qu'hypothèse de travail, et cela pour une raison somme toutes fort simple: appliquer rigoureusement cette hypothèse signifie que l'on ne sait plus du tout comment distinguer un problème d'incompréhension de notre part d'une contradiction dans le texte même. On risque donc de faire éternellement du "surplace" et de ne jamais rentrer dans la cohérence du texte même si l'on se permet de rejeter tout ce qui a l'air d'être paradoxal en se disant que cela doit être le texte même qui est "ambigue". Bref, on risque de prendre pour acquis ce qui n'est pas prouvé du tout, attitude qui jamais à mon sens ne peut être dite philosophique ou scientifique.

Sinon je suis tout à fait d'accord pour suivre le conseil que Spinoza nous donne lui-même à plusieurs reprises (voir par exemple le scolie de l'E2P11): un livre de philosophie forme un tout organique (ou veut le former), ce qui veut dire que tout se tient. Si donc on donne telle ou telle interprétation de tel ou tel passage, il faut que cette interprétation soit compatible avec d'autres passages, plus mêmes, avec tous les autres passages.

Mais comment arriver à une telle interprétation? A mon avis, et en tout respect de votre méthode à vous, pas comme vous le faites pour l'instant sur ce forum. La seule manière de parvenir à une telle interprétation (mais je peux bien sûr me tromper, donc je me réjouis déjà de lire vos critiques), c'est de commencer par un bout de texte, de formuler une hypothèse d'interprétation, et de tester celle-ci ensuite en lisant de la même façon (c'est-à-dire en détail) le reste de l'ouvrage. Si donc je commente et analyse sur ce forum des bouts de textes, c'est parce que je crois qu'il faut vraiment commencer par là. Ensuite, il faut "élargir" son interprétation, donc essayer d'intégrer de plus en plus d'autres passages, et de l'adapter au fur et à mesure.

Si l'on ne fait pas cela, si l'on passe immédiatement à l'interprétation "générale" ou "globale", on risque à mon avis de ne jamais rentrer dans l'oeuvre même, et donc de ne rester qu'au niveau de la pure "opinion". On dit alors ce qu'on trouve bien chez ce que quelqu'un d'autre dit sur Spinoza, et ce qu'on n'aime pas. Ce qui est excellent, ce qui est "naïf", par exemple. Ce qu'on trouve vrai et ce qu'on trouve exagéré. Tout cela c'est très bien, mais c'est pas très instructif. Pour que d'autres puissent faire quelque chose de constructif avec ce genre d'opinions, il nous faut des arguments, c'est-à-dire des explicitations des raisons qui vous font aller de tel ou tel passage à telle ou telle thèse interprétative. Si vous sautez cette étape, alors on ne peut que constater votre opinion à vous, mais on ne peut pas vraiment la "comprendre". On peut juste la respecter, sans plus. Sans doute vous ne parlez pas "from a point of view of nowhere", vous dites ce qui pour vous a réellement du sens. Mais pour pouvoir savoir ce qui dans ce que vous dites relève de votre tempérament à vous et ce qui relève du spinozisme, il n'y a rien à faire, il faut passer aux arguments, aux précisions, à l'analyse détaillée du texte. Sinon on ne reste que dans du personnel, ce qui bien sûr est intéressant, mais cela ne permet pas aux autres de changer d'idées, de comprendre en quoi c'est éventuellement vous qui avez raison et pas moi, par exemple.
Cordialement,
L.


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