(avertissement: le message qui suit est particulièrement long ... si quelqu'un préfère que je résume, il suffit de le dire ...)
Bardamu a écrit :Louisa a écrit :En effet, Spinoza dit régulièrement que telle ou telle chose est ou rend plus puissant(e) que telle autre. En ce sens, il compare des puissances. (...) C'est pourquoi je crois que l'idée, suggérée par certains commentateurs, de concevoir l'essence comme une "intensité" plutôt que comme une "quantité" mesurable, me semble être potentiellement intéressante.
Bonjour Louisa,
mon intervention n'était sans doute pas très claire.
Je développe :
E2p49 coroll. scolie : On me demandera sans doute quel cas il faut faire d'un tel homme et si ce n'est pas plutôt un âne qu'un homme. Je répondrai que je ne sais pas non plus, et véritablement je ne le sais pas, quel cas il faut faire d'un homme qui se pend, d'un enfant, d'un idiot, d'un fou, etc.
Spinoza ne s'interdit pas des jugements de valeur, ne s'interdit pas de se demander quel cas il faut faire d'un idiot ou d'un fou. Ces jugements ne sont pas moralisateurs, il s'agit d'analyser "les actions et les appétits des hommes, comme s'il était question de lignes, de plans et de solides (E3 préface). Ils sont aussi au service de la dynamique pédagogique devant mener à la sagesse, évitant le fatalisme et offrant à celui qui veut bien suivre sa voie des niveaux d'affection de l'essence humaine allant de l'enfant ou du fou au sage.
Difficile de faire effort pour "
transformer le corps de l'enfant, autant que sa nature le comporte et y conduit, en un autre corps qui soit propre à un grand nombre de fonctions et corresponde à une âme douée à un haut degré de la conscience de soi et de Dieu et des choses" (E5p39 Scolie) si on ne pense pas à une forme d'impuissance chez l'enfant. Quel effort fera-t-on, quelle dynamique aura-t-on si on s'installe d'emblée dans la positivité pure des expressions d'essences ?
Bonjour Bardamu,
ok, je crois que je comprends déjà mieux ce que tu voulais dire. Néanmoins, j'ai l'impression que mon problème pour l'instant reste plus ou moins le même, mais ce que tu dis ici va peut-être permettre de le clarifier davantage.
Concevoir les appétits et actions des hommes comme s'il était question de lignes, de plans et de solides, serait-ce compatible avec des jugements de valeurs? Certainement. Mais à condition de prendre ces jugements de valeurs eux-mêmes comme s'il était question de lignes, de plans et de solides, non? Ou disons qu'en tout cas, pour moi c'est là que je situerais le "pragmatisme" proprement spinoziste. Il n'y a plus de valeurs absolues, il n'y a que des valeurs relatives, ce qui quelque part est beaucoup plus "exigeant", puisqu'une valeur n'a une valeur réelle que si elle est "efficace", si ce qu'elle dit être bon augmente réellement l'une ou l'autre puissance.
C'est dans ce cadre qu'il me semble que Spinoza pose la question de la pédagogie et de l'"humanité". La meilleure pédagogie est celle qui permet à l'enfant de réellement augmenter sa puissance. Que faut-il faire pour y arriver? Faut-il se baser sur une idée d'impuissance? Oui, si l'on confond "degré de puissance" et "puissance absolue", car alors se baser sur la puissance actuelle d'un enfant, cela le rendrait impossible de concevoir une augmentation de sa puissance. Mais si l'on pense en termes d'un degré de puissance toujours relatif par rapport à la puissance divine, on échappe à ce risque d'absolu, et on peut passer à une pensée qui conçoit tel ou tel degré de puissance non pas comme manquant quelque chose, mais comme étant le moteur, la cause efficiente, d'une plus grande puissance. C'est même la seule cause qui est réellement capable d'augmenter durablement la puissance de quelqu'un (sinon la personne n'en est qu'une cause partielle donc inadéquate, et alors l'augmentation de puissance ou Joie ne sera que peu durable, donc peu efficace).
J'ai l'impression (mais ici je ne donne que mon opinion, sans plus) que je vois cela très bien dans mon travail avec des jeunes et des adultes issus de milieux défavorisés (ou plutôt: vivant entièrement dans de tels milieux). Aussi longtemps que je les abordais en les considérant comme des "impuissants" (et en effet, il y a énormément de choses qu'ils ne savent pas faire), mes efforts pédagogiques étaient plus ou moins en vain. J'avais beau leur expliquer en quoi il est nécessaire d'étudier régulièrement pour réussir un examen, d'assister aux cours, d'avoir un syllabus plus ou moins "mis en ordre" etc, cela ne donnait pas grand-chose. Pourtant, je ne voulais absolument pas "moraliser", je voulais plutôt leur expliquer des liens de cause à effet: si vous faites ceci, alors le résultat sera ainsi (réussite/échec à l'examen). Or le problème c'était qu'ils ne voyaient pas du tout pourquoi le résultat serait tel que je le leur disais, surtout parce que (mais cela je n'ai compris que plus tard) dans leur monde à eux, un comportement régulièr ne donnait jamais lieu à un résultat prévisible. Ils trouvaient donc que j'étais bien "naïve", que je ne vivais que dans un monde de livres, d'utopies, pas dans un monde réel c'est-à-dire leur monde à eux, où rien n'est prévisible, ou personne n'est fiable, et où être intelligent signifie ne pas faire comme si c'est le cas.
Aussi longtemps que je ne voyais en eux que des gens qui ne pouvaient pas correctement diviser 500 euros en 4 (ce qui pourtant était vrai), je les considérais comme n'ayant pas encore une très grande puissance de pensée, et je concevais mon rôle comme étant celui de "remédier" à ce manque de savoir tout à fait fondamental. Or non seulement ils ressentaient cela comme étant un "mépris" de ma part (mépris dont je crains qu'il soit extrêmement répandu parmi tous ceux qui "ont fait des études", même lorsque que ce n'est pas du tout l'effet que l'on veut produire, comme c'était mon cas), ce qui créait déjà un rapport d'opposition, mais surtout ce point de départ faisait que j'étais totalement dépourvue de moyens pédagogiques efficaces. J'expliquais les choses telles qu'on me les avait expliquées à moi, sans tenir compte de leur singularité à eux, de leur puissance à eux.
Puis c'est la lecture de Spinoza qui m'a fait essayer une autre méthode. J'ai essayé de mieux comprendre leur monde à eux, de mieux comprendre la cohérence de leurs façons de penser et d'agir, et j'ai essayer de me baser là-dessus pour inventer une méthodologie pédagogique plus adaptée. Et là j'ai enfin eu quelques résultats plus positifs. Par conséquent, il me semble que même dans le domaine de la pédagogie, lorsqu'on travaille avec des élèves/étudiants qui pensent fort différemment que soi-même, il faut d'abord apprendre à connaître leur puissance à eux, ne penser qu'à ce qu'ils ne savent pas faire ou à leur impuissance ne sert à rien. Bien sûr, entre-temps je sais bien qu'en francophonie, la doctrine pédagogique officielle depuis quelques années c'est le "socio-constructivisme", qui se base sur l'hypothèse qu'il est nécessaire de d'abord créer un sentiment d'impuissance chez l'élève avant qu'il pourrait y avoir un désir d'apprendre. Je peux me tromper, bien évidemment, mais je crois qu'il s'agit d'une erreur. D'un point de vue spinoziste, j'aurais tendance à dire que désirer apprendre, c'est désirer des Joies actives. Et cela, on le désire exactement dans la mesure où l'on a déjà éprouvé de telles Joies, c'est-à-dire exactement dans la mesure où l'on a déjà des idées adéquates, ou l'on a déjà compris quelque chose, autrement dit cela on le désire exactement selon sa propre puissance de pensée actuelle, et non en vertu de l'un ou l'autre sentiment de manque.
Mais bon, voici donc en ce qui concerne ma "profession de foi" dans le domaine pédagogique. Pour qu'un enfant ou adulte ait envie d'apprendre, il faut l'affecter d'une telle façon qu'il comprend réellement quelque chose, et non pas lui faire penser à sa propre impuissance. L'endroit qu'il faut essayer de penser, en tant que pédagogue, c'est celui qui concerne la question suivante: sur quelle puissance de penser singulière puis-je me baser pour que je puisse amener l'autre à être la cause adéquate d'une nouvelle idée vraie, d'une nouvelle compréhension? Alors que le socio-constructivisme demande: comment faire comprendre à un enfant/élève qu'il n'est pas tout-puissant, qu'il manque de telle ou telle connaissance, afin de lui donner envie d'aller chercher un nouveau savoir? Dans le socio-constructivisme, on suppose qu'il n'y ait pas spontanément de désir de comprendre, alors qu'il me semble que Spinoza dit que le désir de comprendre est toujours aussi grand que la puissance actuelle de penser de quelqu'un (voir par ex. E5P26, mais à mon sens le même raisonnement vaut également pour le deuxième genre de connaissance), et donc est toujours déjà là, ne fût-ce que minimalement. Il faut donc parvenir à comprendre ce que peut réellement, aujourd'hui, un élève, ce qu'il désire aujourd'hui, pour pouvoir comprendre comment lui donner les moyens de comprendre activement davantage, d'avoir davantage d'idées adéquates. On ne peut pas lui donner ces idées adéquates nous-mêmes, on ne peut que créer les conditions pour qu'il les produise lui-même (puisque par définition, il est lui-même la seule cause adéquate de ses idées vraies). Et pour ce type de création, penser simplement au fait que l'élève ne sait pas encore X ou Y, ou ne sait pas encore faire ceci ou cela, cela me semble être largement insuffisant, voire carrément insultant pour l'élève en question (en effet, l'un des grands problèmes que je rencontre en travaillant avec ceux qui ont réellement une très petite puissance de penser, c'est qu'une fois qu'ils ont compris quelque chose, ils ont tendance à immédiatement se dire (malgré toutes mes tentatives de leur dire l'inverse) que c'était tout de même extrêmement con de leur part de ne pas y avoir pensé plus tôt, ils sentent immédiatement l'écart entre eux-mêmes et "ceux qui savent", ils contemplent immédiatement leur propre impuissance, en deviennent fort Tristes, et voilà, on ne sait plus rien faire avec eux pendant parfois des semaines).
Enfin, il va de soi que ce n'est pas parce que ma lecture de Spinoza m'a fait changer de cap et que le résultat me satisfait davantage que la méthode que j'utilisais auparavant, que cette lecture soit déjà véritablement spinoziste. Je voulais juste dire que l'idée d'abandonner l'idée d'impuissance pour essayer de comprendre maximalement la puissance singulière de tel ou tel élève chez moi a donné des résultats beaucoup plus intéressants, ce qui fait que pour moi dans la pratique il n'est plus nécessaire d'en passer par une idée d'impuissance, au contraire même. Or ce genre d'expérience ne peut guère suffire en tant qu'argument pro l'interprétation de Spinoza que j'ai proposée ci-dessus, bien sûr. Revenons donc au texte. Tu disais:
Bardamu a écrit :E2p49 coroll. scolie : On me demandera sans doute quel cas il faut faire d'un tel homme et si ce n'est pas plutôt un âne qu'un homme. Je répondrai que je ne sais pas non plus, et véritablement je ne le sais pas, quel cas il faut faire d'un homme qui se pend, d'un enfant, d'un idiot, d'un fou, etc.
Spinoza ne s'interdit pas des jugements de valeur, ne s'interdit pas de se demander quel cas il faut faire d'un idiot ou d'un fou. Ces jugements ne sont pas moralisateurs, il s'agit d'analyser "les actions et les appétits des hommes, comme s'il était question de lignes, de plans et de solides (E3 préface). Ils sont aussi au service de la dynamique pédagogique devant mener à la sagesse, évitant le fatalisme et offrant à celui qui veut bien suivre sa voie des niveaux d'affection de l'essence humaine allant de l'enfant ou du fou au sage.
Disons que j'aurais tendance à interpréter ce scolie assez différemment. Il me semble qu'il dit bien plutôt qu'il ne sait vraiment pas dans quelle mesure on peut appeler "homme" un enfant ou un idiot ou un fou, au lieu de dire que toutes ces "choses singulières" "participeraient" déjà à l'essence humaine, mais cela seulement à un moindre degré. Le but de l'éducation d'un enfant me semble dans le spinozisme être exactement le même que l'éthique spinoziste en tant que telle: il s'agit de "trans-former" une chose singulière, donc de faire changer un Corps de forme, et donc de nature (TIE B12-14, G8). Bien sûr, on ne peut faire cela que "autant que sa nature y conduit", au sens où il faut veiller à ce qu'on ne détruise pas le corps tout entier avant de le transformer (il faut donc réussir ce qu'à fait le poète espagnole de l'E4: le Corps doit plus ou moins rester intacte, au sens où le sang circule toujours dans les veines etc., tandis qu'il doit néanmoins effectuer une toute nouvelle nature/essence). Mais justement, à mon sens c'est la raison pour laquelle la question pédagogique spinoziste par excellence est celle de comprendre en quoi consiste la nature d'un élève à tel ou tel moment, afin de pouvoir savoir comment lui faire opérer une "transformation" sans qu'on ne détruise ce qu'il est actuellement.
Bardamu a écrit :Le langage de l'impuissance peut orienter les idées vers plus de puissance, peut avoir un effet pédagogique. C'est notamment une méthode qui aurait pu fonctionner avec Blyenbergh lorsqu'il posait le problème du perfectionnement. A défaut de comprendre la subtilité ontologique, il aurait au moins pu se rassurer sur le fait que pour Spinoza tout ne se valait pas.
oui sans doute, mais pour pouvoir
expliquer l'effet pédagogique, je crois qu'il faut autre chose que simplement faire appel à l'impuissance. Comme le dit Spinoza dans la préface de l'E4, on peut bien sûr se dire que si demain il y a une maison là où aujourd'hui il n'y a rien, c'est parce qu'un homme a désirer bâtir cette maison et donc parce que cette maison lui manquait. On peut toujours raisonner en termes de causes finales et donc de manque ou impuissance ou imperfection. Mais en réalité, au niveau ontologique, ce qui se passe, c'est que le désir de conserver son être a été la cause efficiente de la construction de cette maison, au niveau ontologique toute causalité finale disparaît.
Bardamu a écrit :En fait, ta position me semble proche de Deleuze qui, à partir de l'ontologie, me semble dévaluer les comparaisons de puissance au-delà de ce que Spinoza lui-même faisait.
Il me semble alors assez normal qu'on ait du mal à suivre certains développements lorsqu'on ne maîtrise pas ou qu'on ne suit pas le langage de Deleuze et éventuellement celle d'autres commentateurs s'en approchant.
c'est bien possible, puisque Deleuze a été le premier commentateur de Spinoza que j'ai lu, donc sa façon d'interpréter Spinoza m'a certainement influencée. Or j'espère bien un jour pouvoir avoir une interprétation la plus "vraie" possible du spinozisme, et pour y arriver je crois qu'il faut pouvoir remettre en question la façon dont on a au début interprété le texte. Ce qui signifie que l'interprétation qu'on en donne doit être compréhensible et acceptable pour une majorité de lecteurs de Spinoza, et non seulement pour les "deleuziens".
Bardamu a écrit :Dire qu'un être est toujours en ""pleine" puissance" puis qu'il s'agit d'"augmenter les puissances qui existent déjà" peut être difficile à saisir. Dans un langage plus commun, la "pleine puissance" de l'essence humaine ne s'exprime que dans le sage.
oui en effet, mais depuis quand la philosophie devrait-elle s'en tenir au langage commun ...? Il me semble bien plutôt que dès Platon, fondateur de cette discipline, la philosophie a voulu offrir un moyen pour se libérer d'un carcan conceptuelle imposée de façon délibérée par le langage commun. Puis Spinoza dit bien lui-même que ce qu'il propose n'est pas facile à atteindre. Pour moi, cela signifie simplement qu'il faut apprendre à penser en termes de puissance toujours déjà en acte, ou lieu d'identifier, comme on le fait communément, puissance et potentialité. Il faut penser le terme "puissance" comme ce qui produit réellement des effets. A partir de ce moment-là, penser l'idée d'une augmentation de puissance ne me semble plus être inconcevable. Augmenter une puissance en acte, c'est parvenir à ce qu'une chose ayant la puissance x puisse à un certain moment produire davantage d'effets que ce qu'elle ne pouvait produire en ayant une puissance x. En tant que telle, cette idée ne me semble pas être si absurde que cela. Si je mets une nouvelle clef USB à mon ordinateur, j'aurai une mémoire de travail beaucoup plus puissante que sans elle. Cela ne veut pas dire que j"'actualise" un "potentiel" ou une puissance de mon ordinateur qui aurait déjà été là avant d'y connecter la clef USB. Augmenter la puissance réelle d'une chose ne signifie pas qu'avant sa puissance réelle devrait être la même mais pas encore actualisée. Elle peut avoir été tout à fait réelle et "pleine", mais simplement "moindre", non?
Enfin, dire que la "pleine puissance de l'essence humaine ne s'exprime que dans le sage" me semble être assez en contradiction avec ce que Spinoza dit au début du TIE, lorsqu'il dit justement que le but de sa philosophie c'est d'acquérir une nature meilleure, tout en soulignant qu'en fait, cela n'est pas possible. Le sage est donc à mon sens un genre de point asymptotique, dans le spinozisme, un simple "
exemplar", comme il le dit dans la préface de l'E4. Pas un genre de surhomme à la Nietzsche. Le sage est celui qui aurait réellement acquis une
autre nature que la nature humaine. En réalité, dit-il dans la même préface, tout est toujours déjà parfait. A mon avis, c'est idée est vraiment cruciale, dans le spinozisme. C'est elle qui fait que Spinoza abandonne toute potentialité/virtualité ontologique, ou toute "puissance de la puissance", comme l'appelle Deleuze. Pascal Sévérac montre cela à mon sens de manière tout à fait convaincante dans son livre
Le devenir actif chez Spinoza (je veux bien essayer de résumer l'argumentation si quelqu'un s'y intéresse).
Bardamu a écrit :Qu'à chaque instant une puissance est ce qu'elle est, que l'immanence n'implique aucun manque qu'on imaginerait par rapport à une finalité, correspond à l'approche ontologique.
en effet. Et en ce qui me concerne, je ne vois aucune "rupture", dans le spinozisme, entre l'ontologie et l'épistémologie, au contraire même, en vertu du parallélisme il ne peut y avoir d'écart entre les deux.
Bardamu a écrit : Mais dans l'approche pédagogique, pour autant qu'on n'oublie pas l'ontologie, je ne vois pas de souci à ce qu'on dise que l'enfant indique une impuissance par rapport au sage. Même si une compréhension exacte demande d'avoir saisi l'ontologie sous-jacente, tout le monde comprend assez bien que Spinoza propose une voie, une trajectoire qui mène d'un niveau faible de puissance à son expérience de la béatitude.
pour moi, c'est une question d'efficacité. Faut-il faire contempler son impuissance à celui dont on désire qu'il augmente sa puissance, ou faut-il lui faire contempler sa puissance? A mon sens, Spinoza est tout à fait clair là-dessus, notamment dans l'E3P53: la seule manière d'augmenter durablement sa propre puissance, c'est en en étant la cause adéquate, et cela n'arrive que lorsqu'on contemple sa propre puissance (voire, pour ce qui concerne le troisième genre de connaissance, sa propre éternité). Il faut donc réussir à faire contempler à un enfant (ou adulte étudiant) sa propre puissance de penser, et cela nécessite tout un travail. Mais rien ne me semble effectivement être plus efficace pour susciter un désir durable d'apprendre que cela. Il s'agit alors de lui faire comprendre que la puissance x, il l'a déjà, mais qu'il peut, de manière tout à fait autonome, aussi acquérir la puissance x + 1. Si en revanche on lui fait contempler ce qu'il ne peut pas faire, comment s'attendre à ce qu'il croit à la possibilité d'un jour pouvoir le faire tout de même?
Bardamu a écrit :Introduction de la partie 2 : Je passe maintenant à l'explication de cet ordre de choses qui ont dû résulter nécessairement de l'essence de Dieu, l'être éternel et infini. Il n'est pas question de les expliquer toutes ; car il a été démontré (dans la Propos. 16 de la première partie), qu'il doit y en avoir une infinité, modifiées elles-mêmes à l'infini, mais celles-là seulement qui peuvent nous mener, comme par la main à la connaissance de l'âme humaine et de son souverain bonheur.
Dans ma perception de ta lecture et de celle de Serge, la divergence que je vois est donc essentiellement basée sur un positionnement différent : tu pars de l'ontologie et la développe sur un mode "deleuzien", et Serge reste sur l'expression même de Spinoza, avec son langage qui s'autorise l'usage des hiérarchies communes dans un but pédagogique. Cela n'implique pas une divergence de fond, mais à mon sens, les sources d'incompréhension peuvent être grandes vu que vous n'utilisez pas le même langage.
oui, il est bien possible que tu aies raison. Pour l'instant, je le comprends différemment. Pour moi, Serge retourne à l'usage commun du langage, et ce faisant s'écarte de l'expression même de Spinoza (le fait qu'il utilise souvent des termes non spinozistes pour expliquer sa position (tels que "contrainte interne", "petit moi - grand moi", "détachement", "je"), ...), pourrait le "prouver", ou disons "suggérer"), et par là même de l'originalité ou de l'aspect révolutionnaire du spinozisme. On retombe dans une pensée proche de la pensée commune, dans un genre de "commun dénominateur" entre le christianisme et le bouddhisme tel qu'il nous le présente, alors qu'à mon sens, le spinozisme nous propose une toute nouvelle façon de penser. La différence se situe notamment au niveau du statut du négatif: dans le bouddhisme, le christianisme, le hégélianisme le négatif a un pouvoir effectif, est lui-même cause efficiente, et peut même avoir un effet positif. Dans le spinozisme non, à mon avis, le négatif n'y est que privation, sans plus, sans force propre. C'est cela qui me donne l'impression qu'on bascule dans une toute autre façon de penser. Mais bon, c'est à vérifier, bien sûr. En tout cas, pour moi c'est très important d'essayer de rester le plus proche possible de l'expression même de Spinoza, raison pour laquelle un débat entre l'interprétation de Sescho et la mienne garde tout son intérêt et devrait être possible, puisque si c'est ce qu'on vise tous les deux, alors on partage déjà le même but, donc on devrait pouvoir s'accorder sur les résultats (à condition d'être d'accord sur les moyens que l'on peut utiliser pour y arriver ... peut-être que pour moi c'est surtout à ce sujet qu'on pense différemment, pour l'instant).
Bref, pour moi penser en termes d'impuissance n'est
pas ce qui se déduit d'une pédagogie spinoziste, et c'est la raison pour laquelle il me semble qu'il faut qu'on en discute collectivement, car si la conclusion qui s'impose c'est que cela ne s'en déduit que d'un point de vue deleuzien, pour moi ce n'est pas suffisant, je ne pourrais pas m'en contenter (je veux dire: dans ce cas il faut que j'admette que cela ne soit pas spinoziste, mais simplement deleuzien, donc dans ce cas l'opinion à laquelle j'adhère moi-même pour l'instant, celle en laquelle je crois, serait deleuzienne et non pas spinoziste, ce qui n'est pas "grave" du tout, il est juste important de le savoir).
Bardamu a écrit :Louisa a écrit :qu'est-ce qui te fait penser que "comprendre" la limite de sa puissance ne provoquerait pas une Tristesse? Ou plutôt: en quoi comprendre des "limites" serait-il possible, dans le spinozisme?
E4 appendice, chap. XXXII : "
Mais la puissance humaine est très limitée (...) aussitôt que nous aurons compris cela d'une façon claire et distincte, cette partie de notre être qui se définit par l'intelligence, c'est-à-dire la meilleure partie de nous-mêmes, trouvera dans cette idée une sérénité parfaite et s'efforcera d'y persévérer. Car en tant que nous possédons l'intelligence, nous ne pouvons désirer que ce qui est conforme à l'ordre nécessaire des choses et trouver le repos que dans la vérités.
Par conséquent, notre condition véritable une fois bien connue, l'effort de la meilleure partie de nous-mêmes se trouve d'accord avec l'ordre universel de la nature".
ok, merci pour la citation. En effet, dans ce cas comprendre des limites est non seulement possible mais nécessaire, dans le spinozisme.
Or qu'est-ce que cela veut dire? Pour l'instant, je le lis ainsi: il est important de ne pas sous-estimer ou sur-estimer sa puissance actuelle, car alors on va avoir des Espoirs ou Craintes non fondées. Espérer par exemple que la moralisation va tout résoudre, c'est s'imaginer que l'homme est un "empire dans un empire", et donc c'est sur-estimer la puissance humaine, ou la puissance "modale".
Autrement dit, je ne crois pas qu'il faut conclure de ceci que Spinoza conseille de contempler notre impuissance (cela, ce serait contraire à l'E3P55), on peut très bien lire ce passage comme une confirmation de l'importance de bien comprendre le degré de puissance qu'on est actuellement, réellement. Comprendre ses limites, cela signifierait alors comprendre qu'on fait toujours tout ce qu'on peut faire, et donc qu'on ne doit pas se sentir coupable de ne pas avoir fait ceci ou cela, par exemple, comme le dit la suite du chapitre que tu viens de citer. Mais tu le liras peut-être différemment? Si oui comment et pourquoi?
Bardamu a écrit :E5p10 scolie : "nous devons ramener souvent notre pensée et souvent méditer sur les injustices ordinaires des hommes et les meilleurs moyens de s'y soustraire en usant de générosité.
(...) Toutefois il est bon de remarquer ici qu'en ordonnant ses pensées et en réglant son imagination, il faut toujours avoir les yeux sur ce qu'il y a de bon en chacune des choses que l'on considère (par le Coroll. de la Propos. 63, part. 4, et la Propos. 59, part. 3), afin que ce soit toujours des sentiments de joie qui nous déterminent à agir.
Il n'y a pas de tristesse à comprendre les finitudes, les injustices etc. dès lors qu'on les a intégrées à la compréhension de la nécessité éternelle ou qu'on le fait à titre d'exercice pour régler son imagination. C'est même une condition pour adopter des comportements adéquats.
je dirais: dès lors qu'on a appris à y voir plus que seulement des injustices, dès lors qu'on a appris à y voir ce qu'il y a de "bon" dans tout cela. Or cela, on ne peut le voir qu'en conçevant l'essence ou puissance singulière des choses (puisque ce n'est qu'en tant qu'essences que les choses conviennent entre elles, la disconvenance ne se produisant qu'en tant qu'elles ont des Passions), pas en fixant son attention sur ce qui manque, sur l'imperfection.
Dès lors, penser souvent aux injustices n'a du sens que lorsqu'on en voit la nécessité, comme tu le dis, mais en voir la nécessité à mon avis cela signifie voir comment les injustes eux aussi finalement ne font qu'exprimer la puissance divine, ne font qu'essayer de conserver leur être, sur base de ce qu'ils ont pu comprendre de la vie. C'est cela le point de vue ou la perception/connaissance qui me semble pouvoir être une véritable source de Joie. Pas l'idée que l'injustice en tant qu'injustice ou "mal en soi" serait nécessaire de toute éternité. Ce n'est pas en tant que quelqu'un est injuste ou "mauvais pour moi" qu'il exprime Dieu, cela ce n'est qu'une "dénomination extrinsèque" de la chose, une propriété qui ne concerne que sa relation à moi. Il n'exprime Dieu qu'en tant que lui aussi il est puissance et conatus, tendance à persévérer dans son être. Tout comme mes élèves adultes issus d'un milieu défavorisé parfois me traitent de façon tout à fait "injuste", mais cela non pas pour m'emmerder moi, ils le font plutôt parce que dans leur monde à eux, c'est cela ce qu'il faut faire pour pouvoir survivre, il faut parfois attaquer soi-même d'abord et cela simplement pour éviter la possibilité d'être attaqué par l'autre. Dans ce cas, ces gens m'attaquent non pas parce qu'ils ont quelque chose contre moi, contre mon essence à moi (souvent ils ne la connaissent pas du tout), mais parce que dans leur monde à eux, c'est réellement ce qu'il faut faire pour se conserver soi-même. Autrement dit, si moi je vivais dans le même monde, je ferais probablement la même chose. Et quand je comprends cela, je perds toute "Colère" contre eux lorsqu'ils m'attaquent, je vois plutôt ce qu'on a en commun, eux et nous, et cela me permet d'aller trouver une autre solution au conflit que simplement "riposter" par une contre-attaque, par une réaction dont je sais qu'elle sera ressentie comme une violence pure et "injuste", donc à leurs yeux "gratuite", non justifiée, demandant une nouvelle riposte etc.
Bardamu a écrit :Transformer le corps de l'enfant en un autre corps plus puissant se fait "autant que sa nature le comporte et y conduit", il ne s'agit pas de dépasser les limites de ce que peut un être.
oui en effet, tout à fait d'accord. Mais cela signifie, je crois, accepter l'idée que la seule façon d'augmenter durablement le degré de puissance d'une puissance donnée, c'est que c'est la puissance donnée qui soit la seule cause de l'augmentation. Et pour pouvoir y arriver, il faut s'appuyer sur la puissance donnée, et non pas sur l'idée de ce qui manque ou sur son "impuissance," si tu vois ce que je veux dire ... ?
Bardamu a écrit : A mon sens, c'est cette compréhension de la mesure qui explique pourquoi Spinoza amène prudemment les gens à ses idées et pourquoi il prend en compte ceux qui ne pourront y accéder que ce soit individuellement (cf la fin de ses échanges avec Blyenbergh) ou politiquement. A un certain niveau, si on s'arrête en chemin, des idées peuvent être dangereuses, par exemple si on confond puissance et violence, puissance et droit d'user d'autrui comme bon nous semble (conséquence possible dès lors qu'on ne reconnaît pas de semblable, cf Sade).
oui ... mais je ne suis pas certaine d'avoir bien compris ce que tu veux dire par là ... ?
Bardamu a écrit :D'autre part, l'usage positif de l'imagination lorsqu'on est en état d'enchaîner correctement les idées (E5p10), notamment lorsqu'il s'agit d'avoir en vue ce qu'il y a de bon dans une chose, est une pratique affectivement neutre ou positive puisqu'elle se déroule sous la domination de l'entendement. Si on est attristé par l'idée d'une impuissance, c'est qu'on n'est pas dans ces conditions d'ordonnancement des idées, c'est qu'on est encore dans le registre des effets du premier genre de connaissance. En fait, c'est de manière quasi-tautologique que "comprendre" s'oppose à "tristesse" quelle que soit la chose qu'on comprend. La tristesse est toujours une incompréhension.
oui en effet.
Bardamu a écrit :Enfin, cette capacité à échapper au conflit des affects est quasiment stable en état de sagesse (E5p42 scolie : l'âme du sage peut à peine être troublée). L'insulte ne provoque pas de haine, l'idée de finitude ne provoque pas de tristesse etc.
en effet
Bardamu a écrit :Pour qu'une puissance quelconque, notamment celle d'une image, provoque une tristesse, affaiblisse notre puissance, il faut qu'elle soit contraire à notre nature. Or, rien n'est contraire à l'amour intellectuel de Dieu, rien ne peut le détruire (E5p37).
oui, tout à fait d'accord
Bardamu a écrit :Sous cet "affect intellectuel", on évolue dans la nécessité éternelle, on n'exprime plus que des essences détachées des conflits de la Durée.
oui si l'on veut. Seulement je crois que l'existence dans la durée finalement ne s'oppose pas à l'existence d'un point de vue éternel, les deux co-existent, je crois. On peut privilégier la perception sous l'aspect de la durée ou celle de l'éternité, les deux sont "vraies" simultanément. C'est la raison pour laquelle je ne parlerais pas de "détachement", surtout que percevoir une chose dans son éternité, c'est toujours une perception que l'on a dans le temps, dans le présent, donc dans ce cas les deux quelque part se font simultanément (voir l'E5P7 démo; si tu ne vois pas à quoi je réfère, je veux bien essayer d'expliciter).
Bardamu a écrit :A nouveau, c'est quasi-tautologiquement qu'on peut dire qu'en état de sagesse on est insensible à la tristesse, que toute affection du corps, toute image, est l'occasion d'une joie. Nietzsche disait quelque chose du genre : "La maladie est un autre point de vue sur la santé", idée que n'aurait sans doute pas renié Spinoza.
oui en effet
Bardamu a écrit :Mais bien sûr, du simple fait de sa finitude, l'homme reste plus ou moins soumis aux passions (E4p4 coroll.) et peut être détruit par l'effet d'une force trop grande (E4 axiome). Mais tout ceci ne concerne que le rapport à la Durée et le premier genre de connaissance.
Ceci étant, je pense saisir ton raisonnement (j'espère...).
en tout cas je suis tout à fait d'accord avec ces derniers paragraphes. Reste à voir si j'ai bien compris ton raisonnement à toi (ce qui est également à espérer, quoique je ne sois encore tout à fait certaine ...).
Bardamu a écrit :Tu pars essentiellement de la considération des rencontres dans l'existence, des rapports de puissance plus ou moins conflictuels. Dans ce cadre, on peut logiquement considérer une idée d'impuissance comme provoquant une tristesse puisqu'en fait on est dans l'ordre de la passivité, de l'esprit soumis au "conflit des affects contraires à notre nature".
Tu ferais le raisonnement :
(1) "Impuissance" = "Tristesse"
=> (2) "idée d'impuissance" - > "Tristesse" (par imitation ? effet mécanique ?).
oui, mais je crois qu'il faut y ajouter le niveau proprement "ontologique", où là l'impuissance n'existe tout simplement pas, il n'y a que des degrés de puissance, pas d'impuissance. La privation (en l'occurrence privation de puissance) n'a à mon sens aucune consistance ontologique, aucune "positivité" dans le spinozisme, elle n'existe que dans l'imagination humaine, c'est-à-dire elle n'existe que dans l'Esprit humain et
sub specie durationis.
Bardamu a écrit :Tu relies ça à l'idée d'une responsabilité sans culpabilité ("il est aussi bête de dire que Pierre me veut du mal que de dire que la pierre me veut du mal") dès lors que l'évocation de l'impuissance est pour toi équivalente à une impuissance, qu'il ne faudrait donc parler qu'en terme d'action positive.
oui en effet.
(Petit commentaire "méta": je peux me tromper, mais j'ai l'impression que peut-être ta façon de discuter correspond plus à ma manière d'envisager le spinozisme et inversement. Je m'explique. Tu sembles chercher avant tout la cohérence dans la pensée de l'autre, pour essayer de la reformuler en tes termes à toi (puis ce n'est qu'après que tu signales d'éventuelles divergences). On pourrait dire qu'ainsi tu fais exactement ce que je crois être la "règle éthique" propre au spinozisme: tu cherches d'abord à saisir la puissance propre à la pensée de ton interlocuteur. Alors que moi-même, je ne m'en occupe pas trop, je cherche "la" vérité (et je crois que par rapport au spinozisme elle existe, et qu'elle est "unique" (à vérifier, bien sûr)), donc j'ai tendance à aller chercher les endroits de "disconvenance" entre mes idées actuelles et celles d'un interlocuteur, et lorsque je pense que c'est l'autre qui se trompe, je le dis explicitement (je compte sur lui pour me montrer la "puissance" propre à ses idées/interprétations), risquant ainsi de le confronter à son "impuissance" (s'il est réellement convaincu de la vérité de mes arguments ou ne sait pas très bien quoi répondre, et qu'il trouve en même temps que cela serait quelque part "honteux"), ce que peut-être il ne va pas aimer, mais que je n'ai pas envie de prendre en compte puisqu'il y va de la "vérité" (je pars donc de l'idée que tout le monde préfère avoir compris quelque chose que d'en rester à des idées inadéquates). Bref, sauf dans le cas où quelqu'un se présente comme étant un "débutant" en matière de spinozisme ou de philosophie, je n'ai pas tendance à investir beaucoup d'énergie dans la compréhension d'une interprétation que de prime abord je ne comprends pas, je suppose plutôt qu'expliciter mes objections va permettre à l'autre d'expliciter les raisons qui constituent la "force" de son interprétation à lui, et alors on verra bien qui de nous deux a véritablement raison ... tandis qu'il est clair que pour certains, dire sans cesse en quoi on n'est pas d'accord est ressenti comme les approcher dans leur éventuelle "impuissance", et donc provoque une réaction défensive plutôt qu'un débat à fond. Ma manière de discuter ne serait-elle donc pas très conforme à mon interprétation du spinozisme ... ? C'est en tout cas possible, à vérifier ... ).
Bardamu a écrit :Mais, à mon sens, la légitimité de l'implication de (1) à (2) est discutable.
je dirais qu'il s'agit simplement du parallélisme? Si l'impuissance est synonyme de Tristesse, l'idée de l'impuissance l'est aussi?
Bardamu a écrit :Il manque la mécanique des pouvoirs propres, celle qui fait que l'effet d'une rencontre dépend de la nature des deux êtres en présence. Même sans parler de l'usage réglé de l'imagination, une image correspond plus à la nature de notre corps qu'à celle du corps qui le rencontre.
Il n'y a qu'en définissant d'emblée l'idée d'impuissance comme affect de tristesse ou comme associée à un affect de tristesse qu'on peut conclure de l'une à l'autre. Mais je ne crois pas que l'"idée d'impuissance" soit dans les définitions d'affects de Spinoza.
non en effet, donc justement, il n'y a pas de définition de l'impuissance puisque l'impuissance n'est qu'une privation, rien de positif, rien qui se laisse définir.
Bardamu a écrit :E4p45 scolie parle du "spectacle de l'impuissance" qui pourrait provoquer une joie mauvaise chez les envieux. Elle pourrait aussi attrister par commisération, mais la commisération n'est donc pas une vertu et l'homme raisonnable en est exempt même si c'est un affect encourageant parce que marquant un désir de vivre en honnête homme (E4p58 scolie).
En d'autre terme, le "spectacle de l'impuissance" ne me semble pas impliquer d'affect particulier. Joie pour les envieux, tristesse pour ceux qui ont de la commisération, et sans doute piété (désir de faire du bien) pour l'homme raisonnable (d'où le désir de Spinoza de transmettre son éthique).
en effet, pas d'affect particulier, mais affect quand même, est qui plus est, affect
passif dans tous les cas, non? Or tu sembles faire une exception pour la piété ... en quoi la piété aurait-elle besoin de concevoir l'homme comme étant impuissant ... ? A mon avis, il est "pieux" de vouloir aider quelqu'un on pas parce qu'il manque de quelque chose, mais parce qu'on sait que tout le monde désir savoir plus, comprendre plus, et que donner à quelqu'un l'occasion de comprendre plus, c'est partager un bien qui est "universel" au sens qu'on peut le posséder tous à la fois. Si j'ai compris quelque chose, et j'arrive à le faire comprendre à quelqu'un, ma Joie devient double. Mais je n'ai pas besoin de contempler l'impuissance de l'autre pour ce faire, je dois plutôt avoir compris quelque chose de sa puissance, puisque pour lui faire comprendre quelque chose, il faut qu'il est cause adéquate de cette idée vraie, et donc que sa puissance à lui est la seule cause de la compréhesion. Moi je ne peux que créer des circonstances favorables, sans plus.
Bref, je ne crois pas que Spinoza ait écrit l
Ethique en pensant à l'impuissance des hommes, je crois qu'il l'a écrit en pensant au désir de comprendre des hommes, autrement dit à leur puissance actuelle de penser.
Bardamu a écrit :Je poursuis avec quelques questions plus précises.
Louisa a écrit :
(...) Cela ne veut pas dire qu'il faut s'imaginer que l'essence des choses soit illimitéé, sans limites. Cela signifie plutôt penser en termes de "consistance", "intensité", "qualité", "affirmation", "singularité", et non pas en termes de "moins que".
Comment l'idée vient au sage de dispenser sa sagesse si il ne considère pas le "moins que" ? Comment voit-il dans l'enfant un être dont il est bon d'augmenter la puissance pour qu'il devienne son semblable ?
il se peut que je me trompe, bien évidemment, mais pour l'instant cela me semble être assez évident: le sage veut partager son savoir parce que cela lui fait plaisir à lui que de constater que quelqu'un d'autre a compris quelque chose (ce qu'on partage à ces moments, c'est la Joie de comprendre, ce en quoi tous les hommes "conviennent"; faire comprendre quelque chose à quelqu'un c'est s'unir à cette personne, et donc augmenter inévitablement sa propre puissance). Par conséquent, le sage ne veut pas faire des autres son "semblable", il veut satisfaire leur plus profond désir à eux et ainsi se nouer d'amitié à eux.
Autrement dit, à mon avis le sage est celui qui sait percevoir en quoi lui et l'autre, ils conviennent toujours déjà, c'est-à-dire selon l'essence (E1P17 fin du scolie), c'est-à-dire tout homme désire savoir. Bien sûr, chez l'ignorant ce désir est beaucoup plus faible que chez le sage, n'empêche que l'ignorant existe, donc doit forcément avoir une puissance de penser et d'agir, et c'est en tant qu'il a cette puissance de penser et donc ce désir de comprendre qu'il convient toujours déjà avec le sage. Le sage prend appui là-dessus pour avoir une idée du troisième genre de cette puissance/essence-là, et par là même il peut comprendre ce qu'il doit faire pour réellement pouvoir apprendre quelque chose à l'ignorant. S'il saute cette étape, s'il ne pense qu'au savoir que l'ignorant manque, il va vouloir "dispenser de la matière". Or depuis la démocratisation de l'enseignement on a constaté que cela ne fonctionne pas, il faut d'abord comprendre (et ce constat est tout de même le mérite de l'approche socio-constructiviste) comment pense et fonctionne l'élève avant de pouvoir savoir comment s'y prendre pour pouvoir réellement lui apprendre quelque chose.
Enfin, je ne crois pas que le sage ait le désir de rendre l'autre semblable à lui. Il désire plutôt augmenter la puissance de penser et d'agir de l'autre, mais celle-ci restera toujours singulière. C'est même la raison pour laquelle c'est un véritable plaisir pour le sage de pouvoir obtenir un tel résultat, car cela signifie que l'autre se singularisera encore plus, s'individualisera encore plus, et plus l'autre est un Individu puissant, plus une union avec lui donne plus de pouvoir au sage.
Bardamu a écrit :Louisa a écrit :
(...) l'idée d'impuissance en tant que telle est une idée inadéquate, cause d'une diminution de la puissance. (...)
Quelle différence fais-tu entre les termes "impuissance" et "puissance limitée" ? Est-ce que Spinoza associe "idée d'impuissance" à "tristesse" ?
d'après ce que j'ai compris, dans l'E3P55 Spinoza lie effectivement l'idée d'impuissance à la Tristesse. Mais tu vois peut-être une manière d'interpréter cette proposition différemment?
Sinon ta citation ci-dessus oblige à mon sens à distinguer "impuissance" et "puissance limitée" (ce que je ne faisais pas explicitement, jusqu'à présent). Lorsqu'on dit qu'un mode fini a une puissance limitée, on dit tout simplement qu'il est un mode, et donc qu'il existe d'autres choses singulières "en son genre", qu'il ne pas le seul à exprimer tel ou tel attribut, et qu'il n'a pas un pouvoir absolu sur lui-même et sur les choses (qu'il ne dispose pas d'une infinité de manières de pouvoir affecter et être affecté), qu'il sait faire juste ceci et cela, sans plus.
Lorsqu'on dit en revanche qu'il est "impuissant", on se focalise sur tout ce qu'il ne sait pas faire. C'est à mon sens très différent. C'est la différence entre dire que le verre est à moitié vide et dire qu'il est à moitié rempli. Pour Spinoza (tel que je le comprends pour l'instant) il est toujours à moitié rempli, et l'idée d'être à moitié vide est purement imaginaire. C'est s'imaginer que le monde aurait pu être autre qu'il ne l'est, aurait pu correspondre au "modèle" qui nous conviendrait mieux que de l'imaginer "imparfait" ou "impuissant" ou "à moitié vide".
Bardamu a écrit :J'ai relevé plus d'une trentaine d'usages du terme "impotentia". Usage neutre, simple constat d'une hiérarchie des niveaux de maîtrise ? connotation négative ? lié explicitement à une idée inadéquate et donc "triste" ?
je crois que c'est Sescho qui le premier a formulé ce genre de questions, et il faut en effet se les poser. Ce que j'en pense pour l'instant: Spinoza parle d'
impotentia chaque fois qu'il veut montrer que contrairement à toute "morale" c'est-à-dire contrairement à toute doctrine de ce qu'il appelle les "moralistes", l'homme n'a pas la puissance d'être mieux qu'il ne l'est. Il n'y a pas de "potentialité" que l'un ou l'autre libre arbitre aurait la "responsabilité" d'actualiser, il n'y a pas un "être authentiquement humain ou soi-même", comme le dit Heidegger, que tout homme devrait atteindre. Tout cela revient à s'imaginer ou à souhaiter que l'homme soit plus puissant qu'il ne l'est. Comme je l'ai déjà dit: je crois qu'il faut prendre au sérieux le fait qu'au début de la préface de l'E4, Spinoza définit la servitude par le fait d'être impuissant à faire ceci ou cela. L'impuissance n'est jamais absolue, elle désigne toujours une incapacité à produire tel ou tel effet, alors que toute essence se définit de manière affirmative, c'est-à-dire par les effets qu'elle est déterminée de produire.
Parler d'impuissance a donc une connotation purement polémique, je crois: Spinoza veut montrer par là que l'homme n'est pas tout-puissant, n'en déplaise aux moralistes. Mais ce ne sont que les moralistes qui ont besoin de voir les choses ainsi. Pour le commun des mortels, devenir plus heureux requiert de tout autres choses, choses expliquées par l'E5.
Bardamu a écrit :Dans le dernier cas, je crois que Spinoza aurait évité le terme faute de quoi il aurait lui-même provoqué des idées inadéquates.
non je ne crois pas, je crois que Spinoza a réellement voulu dire qu'il s'agit d'une idée inadéquate, et a voulu montrer pourquoi c'est le cas.
Bardamu a écrit :Louisa a écrit :Conclusion: oui parfois il est nécessaire de (ou parfois on est déterminé à) inspirer de la Crainte à quelqu'un, mais tout cela à mon sens n'a rien à voir avec la Liberté.
Certes, vive les hommes libres ! Sauvons le "vulgaire" !
Disons que je crois qu'en ceci Spinoza est assez "a-moderne": là où nous modernes nous voulons absolument sauver le monde, c'est-à-dire ceux qui sont différents de nous, qu'on appelle depuis 2500 ans le "vulgaire", le "barbare" et ainsi de suite, Spinoza me semble être plus exigeant. Sauvons l'ignorant ok, mais comment ... ? Pour pouvoir le savoir, il en suffit pas de quelques "bonnes intentions", il va falloir réfléchir un peu, essayer de comprendre ce "vulgaire". Et qui dit essayer de comprendre à mon avis dit, d'un point de vue spinoziste, laisser de côté tout jugement de valeur pour essayer de saisir la puissance/essence même de l'autre. Une fois qu'on a compris ce qu'il peut réellement faire, on pourra construire une réponse à la question "comment lui faire faire plus de façon tout à fait autonome?". Aussi longtemps qu'on trouve qu'il est "impuissant", on va négliger sa singularité à lui, on va essayer d'en faire un "semblable" à nous en se basant sur l'enseignement qu'on a eu nous. Et alors on risque d'être totalement à côté de la plaque, de ne promouvoir en aucune manière la réelle autonomie ou "Liberté" de l'autre.
L.