Notre dépendance aux passions

Questions et débats touchant à la doctrine spinoziste de la nature humaine, de ses limites et de sa puissance.
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Nairod
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Notre dépendance aux passions

Messagepar Nairod » 07 janv. 2009, 21:19

Bonjour :)
J'aimerais comprendre en quoi les passions sont liées à notre dépendance par rapport à l'univers et que l'on peut les expliquer au lieu de les blamer.
ne devons-nous pas nous placer au dessus des passions, et ne nous en porterions pas mieux s'il elles n'existaient pas ?

N'hésitez pas à me répondre franchement si cette question est stupide.

Merci d'avance

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Louisa
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Messagepar Louisa » 09 janv. 2009, 04:27

Nairod a écrit :J'aimerais comprendre en quoi les passions sont liées à notre dépendance par rapport à l'univers et que l'on peut les expliquer au lieu de les blamer.
ne devons-nous pas nous placer au dessus des passions, et ne nous en porterions pas mieux s'il elles n'existaient pas ?

N'hésitez pas à me répondre franchement si cette question est stupide.


Bonjour Nairod,

d'abord bienvenue sur ce forum!

Si tu as déjà eu l'occasion de consulter la charte du forum, tu constateras que "poser des questions stupides" ne figure pas parmi les choses déconseillées. Puis bon, tout prof un peu passionné par son métier (voire tout spinoziste ... ?) dira volontiers que les questions stupides cela n'existe pas, donc voilà, merci de ta question!

Au préalable: je ne pourrai que te répondre ce que j'en pense moi-même pour l'instant. En effet, puisque ceci est un forum de discussion, je ne peux que te demander de tenir compte du fait que toute réponse se discute, même si par hasard personne ne trouve le temps de nuancer voire réfuter ce que je vais te répondre.

Si tu demandes si nous ne nous porterions pas mieux si nos passions n'existaient pas, je crois que Spinoza répond: oui en effet, ce serait beaucoup mieux! C'est précisément pour pouvoir trouver un moyen efficace pour combattre les passions, ou, dans ses termes, pour pouvoir "remédier aux Affects-passions", qu'il a écrit l'Ethique. Ces remèdes sont résumés dans le scolie de la proposition 10 de la cinquième partie. Mais pour pouvoir les comprendre, il va de soi qu'il vaut mieux avoir lu ce qui précède. S'il fallait réduire ces règles à une seule, je dirais que pour Spinoza, remédier aux Affects-passions n'est possible que si nous apprenons à ne voir que "ce qu'il y a de bon" en toute chose (nous-mêmes y compris).

Nairod a écrit :J'aimerais comprendre en quoi les passions sont liées à notre dépendance par rapport à l'univers et que l'on peut les expliquer au lieu de les blamer.


une fois que l'on trouve que ce serait bien de ne plus pâtir de quoi que ce soit, d'être maximalement "Actif", on peut se demander comment y arriver. Alors on a deux options:

1) l'option classique, qui consiste à "moraliser":
on se dit que ce n'est pas "Bien" d'avoir telle ou telle passion (de détester telle ou telle personne, ou telle ou telle idée, par exemple), et c'est tout. Pour Spinoza, on peut faire cela, mais croire que cela va améliorer les choses au sens où cela va faire disparaître la passion, c'est faux. En effet, cela on le voit bien dans la pratique: on sait tous que ce n'est pas "Bien" de fumer, mais entre savoir cela et vraiment arrêter de fumer, il y a un monde de différence. Donc le problème avec l'idée de "blâmer" celui qui pâtit, c'est tout simplement que ce n'est pas très efficace, que dans la pratique cela ne change pas toujours de manière tout à fait certaine les comportements des gens. Alors que faire?

2) l'option spinoziste, qui consiste à "comprendre":
pour Spinoza (et pour d'autres philosophes du XVIIe, qui importent la nouvelle méthode scientifique en philosophie) tout a une cause, tout à une "raison" d'être, tout est un effet de quelque chose. Une passion doit donc elle aussi être un effet, et donc avoir une cause. Par conséquent, si l'on ne veut plus que tel ou tel effet se produise, il faut en connaître la cause, puis tout faire pour que cette cause ne se produise plus. Cela sera sans doute plus efficace que de se dire simplement que telle ou telle passion n'est pas "Bien".

La question devient alors: quelle est la cause de nos passions? Pour répondre à cette question, Spinoza propose une théorie des passions tout à fait originale. S'il fallait la "simplifier", je dirais ceci. Pour Spinoza, une "passion" est toute "affection" qui n'augmente pas durablement notre puissance de penser et d'agir. Pourquoi? Parce que plus nous pouvons penser et agir, mieux nous nous porterons (mieux nous pourrons éviter des malheurs parce qu'on aura compris comment les éviter, et plus nous deviendrons heureux parce qu'on aura compris comment le devenir, quels actes nous mèneront à un état de bonheur durable).

Et alors il s'engage à faire le choix philosophique suivant: pour lui, tout être humain est "essentiellement" capable de penser, c'est-à-dire d'utiliser sa raison. Et bien comprendre ce qui est le mieux pour nous, cela n'est possible que si l'on laisse déterminer nos pensées par la raison (sinon nous risquons de penser tout et n'importe quoi). Or si la raison appartient à notre "nature", il est clair que toutes les idées qu'elle produit ne sont produites que par nous seules (puisque c'est notre raison qui en est la cause). Et c'est ainsi qu'il définira inversement les passions: une passion est une idée que nous avons mais qui n'est pas produite par nous seule, ou plutôt, qui se déduit d'autres idées non pas en respectant les règles de la raison, mais en se laissant guider par ce qui nous arrive dans notre vie quotidienne, sans plus.

Exemple: j'ai eu une soeur que j'adore, et je rencontre une fille qui physiquement et dans sa manière de parler y ressemble beaucoup. A cause de cette ressemblance (lien entre deux idées (idée de ma soeur et idée de cette fille)), j'aurai immédiatement beaucoup de sympathie pour elle. Or il va de soi que si je raisonne un peu, je comprends immédiatement que je ne la connais pas du tout, il se peut qu'elle soit très différente de ma soeur et qu'on ne s'entende pas du tout, une fois que je commence à la connaître davantage.

Si donc je me laisse guider uniquement par la ressemblance (propre à "l'imagination", dit Spinoza), je risque de tomber amoureux d'elle pour des choses qui n'ont rien à voir avec sa singularité à elle. Et je risque d'être assez malheureux le jour où je comprend qu'en fait elle a un caractère très différent de celui de ma soeur. Bref, je risque de l'aimer par "passion", par un "Affect-passion". Tandis que si je me dis dès le début qu'une ressemble physique, cela ne veut rien dire, je serai tout à fait ouvert à l'idée qu'il faudrait d'abord un peu savoir qui elle est avant de m'enthousiasmer trop, j'essayerai "activement" de comprendre qui elle est, et si alors je vois que nos "natures" conviennent, je pourrai l'aimer d'une toute autre façon, d'une façon plus réaliste et donc probablement plus durable, je l'aimerai d'une façon plus "active", moins "passive".

Dans le premier cas, la voir a immédiatement causé en moi l'idée de ma soeur et l'amour de ma soeur, que je projette sur elle (la cause de mon amour pour elle est donc le fait même de la voir, suivi de l'association avec ma soeur et ce que je sens pour elle). L'enchaînement de mes idées a donc été causé par la succession des événements dans ma vie. Dans le deuxième cas, l'enchaînement de mes idées ne s'est fait que sur base de la raison, qui définit ma nature à moi.

Cela signifie que ce n'est pas parce que nous sommes affecté du dehors que nous pâtissons. Nos passions ne naissent que parce que nous enchaînons nos idées de manière "inadéquate", selon les "rencontres fortuites" que l'on fait avec le monde extérieur, et non pas en réfléchissant, en comparant nos idées pour voir ce qui est vrai là-dedans et ce qui ne l'est pas.

Or si l'on a compris cela, on comprend aussi pourquoi il vaut mieux expliquer donc comprendre nos passions, si l'on veut s'en débarrasser, que de simplement les blâmer: ce n'est qu'en comprenant la cause de notre amour imaginaire qu'on sentira cet amour diminuer, pas juste en se disant que ce n'est pas bien de tomber amoureux de n'importe qui. Il faut qu'on comprenne en quoi consiste l'erreur dans toute passion avant de pouvoir la surmonter. Juste dire qu'elle est une passion n'est souvent pas très efficace.

Mais si tu as l'impression que cette réponse n'est pas très claire, n'hésite pas à poser l'une ou l'autre question supplémentaire!
L.

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saxophil
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Messagepar saxophil » 09 janv. 2009, 11:17

Tes réponses sont souvent très claires chere louisa.....
l'exemple du "coeur d'artichaut" c'est pas mal du tout.

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Nairod
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Messagepar Nairod » 09 janv. 2009, 23:08

Ah merci c'est très clair, concis et structuré. Merci pour les exemples. Ca rejoint parfaitement ce que j'avais déja compris et ça m'explicite les points qui me manquaient sur ce sujet. (Bien qu'on a jamais fini de comprendre cela va de soi).


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