Relativité du mal et morale

Questions et débats touchant à la doctrine spinoziste de la nature humaine, de ses limites et de sa puissance.
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bardamu
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Messagepar bardamu » 09 janv. 2009, 20:42

Louisa a écrit :(...)
D'abord, il me semble que Spinoza dit clairement que l'on peut concevoir la nature humaine notamment en tant que celle-ci se caractérise par la raison (si quelqu'un a un doute à ce sujet, j'essayerai de chercher la référence exact). (...)

Bonjour Louisa,
pourquoi la Raison commande qu'on considère que faire des guerres augmente la perfection de l'abeille mais pas celle de l'homme ? Est-ce à dire qu'il n'y a pas de guerres raisonnables ou bien qu'une guerre raisonnable est augmentation de la perfection humaine ? Et qu'en sera-t-il de n'importe quelle violence entre individus ?
C'est un sujet d'actualité, la violence peut-elle être raisonnable ?

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Louisa
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Messagepar Louisa » 09 janv. 2009, 21:27

Bardamu a écrit :Bonjour Louisa,
pourquoi la Raison commande qu'on considère que faire des guerres augmente la perfection de l'abeille mais pas celle de l'homme ? Est-ce à dire qu'il n'y a pas de guerres raisonnables ou bien qu'une guerre raisonnable est augmentation de la perfection humaine ? Et qu'en sera-t-il de n'importe quelle violence entre individus ?
C'est un sujet d'actualité, la violence peut-elle être raisonnable ?


Bonjour Bardamu,
je ne crois pas que Spinoza dans la lettre 19 veuille dire que c'est la Raison qui nous fait admirer les guerres chez les abeilles (car de toute façon, admirer et blâmer sont des "passions"), ni que la guerre entre abeilles augmenterait leur perfection. A mon avis l'exemple de l'abeille est juste là pour montrer la "relativité" de nos jugements de valeur en tant que tel, c'est-à-dire le fait que, de facto, on n'appelle bon et mauvais que quelque chose relativement à autre chose.

Par exemple, si l'on pense que les hommes sont plus parfaits que les abeilles, et que faire de la guerre ce ne serait pas "Bien" pour l'homme, alors on peut contempler le spectacle d'une guerre entre abeilles comment montrant leur infériorité par rapport à nous hommes, qui sommes tout de même capables de beaucoup plus que de juste se faire la guerre. La guerre relèverait alors de l'"animalité" de l'homme, de sa partie inférieure et ainsi est à blâmer. Inversement, on peut se réjouir de voir les animaux s'auto-détruire, à condition de penser en même temps être mieux/plus parfait que cela, donc à condition d'y voir un signe de notre supériorité. "On pourrait de même confronter Adam à une infinité de termes de comparaison beaucoup plus imparfaits que lui, comme des pierres, des arbres etc.".

Considéré "en soi", et non pas relativement à autre chose, en revanche, la guerre entre hommes est tout aussi nécessaire que n'importe quelle autre chose (puisqu'elle se fait...), et donc tout aussi "parfaite". A mon avis, c'est tout ce que ce passage essaie d'illustrer (que donc "la faute n'a rien de positif". Mais tu sembles le lire différemment?

Quant à la question de savoir s'il y a des guerres raisonnables: si Spinoza dit clairement dans le TP qu'il n'est pas contre l'usage de la violence par l'Etat par rapport à l'un de ses citoyens (l'Etat doit préserver sa puissance donc punir celui qui la menace), je ne vois pas non plus en quoi pour lui dans certaines conditions utiliser de la violence par rapport à d'autres Etats ne serait pas nécessaire et rationnel donc bon (toujours du point de vue de l'Etat en question, bien sûr, pas pour l'Etat attaqué). Le mécanisme me semble être le même: si un autre Etat nous menace, il faut réagir, et cela par la violence s'il n'y a pas d'autre moyen.

En pratique toute la difficulté réside peut-être avant tout dans cette notion de menace (quand la menace est-elle telle qu'une réaction violente est la seule réaction rationnelle?). Il me semble que hélas là Spinoza n'a plus vraiment précisé ... à moins que tu penses à l'un ou l'autre passage qui en dit plus?
L.

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Messagepar sescho » 11 janv. 2009, 12:39

Mon avis :

- Spinoza s'adapte à son interlocuteur. S'il est en face d'un moralisateur (et non "moraliste") - qui l'entreprend précisément sous cet angle - il va intelligemment faire contrepoids (et en même temps justifier sa position) en mettant en avant le côté naturel, divin, de toute chose, de tout acte.

- Dans l'Ethique, il s'adresse à des doctes, et son propos est centré.

- La seule chose qui distingue une morale moralisante juste dans ses attendus (et erronée en tant que moralisante) et l'Ethique, c'est la croyance au libre-arbitre. C'est tout (mais c'est énorme, effectivement.) Dans l'Ethique, il le dit en quelques passages très clairs : je ne m'épanche pas sur les vices des hommes, je décris des mécanismes comme s'il s'agissait de faire de la géométrie. Il s'agit de lois de la Nature, etc.

- Dans ce cadre il vaut mieux employer les mots qui sont à la hauteur du problème réel (tout naturel qu'il soit dans les faits) de la souffrance psychologique. Appeler un alcoolique, un angoissé, un avare, un escroc, un bouffi d'orgueil par leurs noms c'est quand-même plus représentatif de la réalité de la souffrance (et de l'écart à la sagesse) que de dire "une personne ayant un potentiel d'augmentation de puissance important" sur tel ou tel point. D'expérience, les libellés politiquement corrects de cette nature cachent un sentimentalisme - régulièrement agressif d'ailleurs - qui n'est qu'une autre face de l'orgueil. C'est de la fausse bonté et de la vraie bêtise. Certes le sage peut penser ainsi, mais dire ainsi est loin de garantir la sagesse a contrario. Ceci se voit d'ailleurs par le fréquent côté accusatoire des propos (dans le fond, car il peut y avoir maquillage de la forme pour faire accroire à, ou poser, une motivation rationnelle et compassionnelle, mais l'analyse du propos ou du comportement montre le contraire.)

- Le principal danger de cette façon de procéder (recherché, même, à des fins d'auto-disculpation alors même que le véritable sentiment de culpabilité est immanent et non lié à des préceptes mémorisés) est d'anesthésier tout sens éthique, et de se donner "bonne conscience" à peu de frais... sans rien changer, au contraire, et donc en se condamnant à l'erreur. Car la souffrance est une réalité, comme d'avoir froid l'est par exemple, et ce n'est pas d'édulcorer les mots qui y change quoi que ce soit.

- On peut utiliser n'importe quel mot une fois acquise l'absence de libre-arbitre. Le problème, évidemment, c'est que personne, ou presque, ne l'a intégrée intuitivement, du moins totalement. Si bien que d'un côté les mots forts s'accompagnent d'une nuance accusatoire plus ou moins forte ; d'un autre côté, le refus des mots forts (jusqu'à les considérer tous comme des insultes, ce qui en passant est un ressenti qui n'appartient pas au sage) s'accompagne, outre de nuances accusatoires aussi mais déguisées (du moins tant que la réaction naturelle aux stimulations extérieures est encore contenue), d'une auto-absolution fallacieuse (qui n'arrive pas à cacher l'orgueil sous-jacent, et encore moins à le dissoudre, bien au contraire.)

- La solution pratique générale est l'utilisation de termes moyens (à moyen-fort), comme le fait Spinoza dans l'Ethique.

- L'enjeu éthique est réel parce que les lois naturelles qui le constituent sont réelles. La souffrance est réelle (même si d'un autre côté on peut la voir comme relative.) C'est ce que dit Spinoza avec en substance "la connaissance [inadéquate] du mal réel c'est la tristesse elle-même" (sachant qu'il faut quelque discernement à ce sujet, la pire des passions - celle qu'on excuse le moins facilement, en plus, parce qu'elle est arrogante et faussement sûre d'elle - est une joie, et la pire parce qu'elle est une joie, précisément, qui en elle-même ne pousse à aucune correction.)

- Si tout tombait sous les sens, il n'y aurait aucune éthique ; tout serait automatique. Si on a appelé "bonne nouvelle" la description de l'état de sagesse, c'est précisément parce que ce n'est pas immédiat. Il est mortel de confondre les êtres réels en Dieu avec ce qui est accessible en vérité à l'entendement humain : c'est totalement différent en nature. L'entendement sain, qui est la meilleure partie de nous-mêmes, perçoit les choses réelles mais invisibles, pas de celles qui tombent sous les sens (comme le dit très explicitement Spinoza.) Il est totalement et radicalement anti-spinoziste, pour le coup, de vouloir gommer cela comme "imaginaire" : c'est le monde de Spinoza rigoureusement à l'envers... La voie de la sagesse selon Spinoza c'est précisément de comprendre par la Raison ce qui est mais invisible (par les yeux physiques, mais visible par les démonstrations qui sont les yeux de l'âme) : ce potentiel de puissance naturel qui est empêché par des causes naturelles, avec au premier chef le commerce, inadéquat avec notre nature, avec les choses qui sont en dehors de nous, toutes les sensations en tête (hors notions communes, qui sont immédiates et communes à tous les hommes.)

- Il y a plusieurs acceptions de "bien", "mal" chez Spinoza : 1) La version imaginaire : ce que je juge bon et mauvais en fonction de ma complexion du moment. 2) La version réelle, inadéquatement perçue (sauf pour la joie suprême, la béatitude) : la joie et la tristesse. 3) La version vraie car rationnelle (deuxième genre, et troisième, à nouveau, pour la béatitude) : les lois du bien et du mal qui sont notre guide infaillible (pour peu qu'on raisonne proprement... et qu'on passe de l'énoncé à l'intuition : troisième genre.)

- Sur la nature humaine : il est bien clair que toutes les remémorations ne font pas partie de la nature humaine. L'usage même d'"essence de l'homme" l'implique (on voit mal faire une essence commune de remémorations qui diffèrent d'un individu à l'autre.) Ce qui fait partie de la nature humaine (ou est une propriété de la nature humaine ; la distinction me semble mince) c'est tout ce qui est indépendant des autres natures, sauf l'intersection entre elles et nous (ce qui est commun à tout, ou aux hommes : Dieu, notions communes et propriétés générales des choses.) Ceci nous en dit beaucoup, en passant, sur la pertinence d'une notion de Moi intimement lié à l'histoire personnelle et à toutes les imaginations qui en découlent...


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Messagepar hokousai » 11 janv. 2009, 13:23

- On peut utiliser n'importe quel mot une fois acquise l'absence de libre-arbitre.


Vous vouliez sans doute dire qu'on est alors libre d'utiliser n' importe quel mot .

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Messagepar bardamu » 11 janv. 2009, 15:55

Louisa a écrit :(...) je ne crois pas que Spinoza dans la lettre 19 veuille dire que c'est la Raison qui nous fait admirer les guerres chez les abeilles (car de toute façon, admirer et blâmer sont des "passions"), ni que la guerre entre abeilles augmenterait leur perfection. A mon avis l'exemple de l'abeille est juste là pour montrer la "relativité" de nos jugements de valeur en tant que tel, c'est-à-dire le fait que, de facto, on n'appelle bon et mauvais que quelque chose relativement à autre chose.

Bonjour Louisa,
je réponds sans trop de justification textuelle, d'autant plus que j'ai des souci de connexion internet (ou alors c'est le serveur, même difficultés pour d'autres ?)

Le passage dit ceci :
Spinoza, lettre XIX a écrit :Pour ce qui touche le premier point, nous savons en effet que toute chose existante, considérée en elle-même et non relativement à quelque autre, enveloppe une perfection ayant exactement les mêmes limites que son essence, car essence et perfection, c'est tout un. Je suppose par exemple la décision prise par Adam ou la volonté particulière qu'il a eue de manger du fruit défendu ; cette décision considérée en elle-même enveloppe autant de perfection qu'il y a de réalité exprimée par elle ; et cela se connaît par cette considération que nous ne pouvons concevoir dans un objet aucune imperfection, sinon quand nous le comparons à quelque autre ayant plus de réalité. Par suite nous ne pouvons trouver aucune imperfection dans la décision prise par Adam aussi longtemps que nous la considérons en elle-même sans la comparer à d'autres décisions plus parfaites et témoignant d'un état plus parfait. On peut même comparer Adam à une infinité d'autres objets tels que des pierres ou des troncs d'arbres, qui seraient beaucoup plus parfaits eu égard à cette décision [si elle se rencontrait en eux]. Et cela, tout le monde l'accordera, car tout le monde voit avec admiration, dans les animaux, des manières d'être et d'agir qu'il réprouve dans les hommes : telles les guerres auxquelles se livrent les abeilles, la jalousie des pigeons, etc. ; méprisables dans l'humanité, ce sont là choses qui nous paraissent ajouter à la perfection des animaux. Cela étant, il suit clairement que le péché, n'ayant rien en lui que des marques d'imperfection, ne peut exprimer aucune réalité et tel est le cas pour la décision prise par Adam et sa mise à exécution.

Ce que j'en comprends c'est que si on compare la décision d'Adam à d'autres décisions on peut la juger moins parfaite que celles-ci. Ensuite, le passage sur les animaux est là pour indiquer que les comparaisons ne sont pas forcément pertinentes, qu'on ne compare pas l'essence de l'abeille et ce qui en découle avec l'essence de l'homme.
Pour prendre un exemple plus frappant que les abeilles (je ne sais pas trop d'où Spinoza tire l'idée qu'elles se font des guerres...), la mante religieuse dévore presque à chaque fois le mâle lors de l'accouplement. Va-t-on dire que ce comportement enlève à la perfection de la mante religieuse ?

Je vois 2 lectures possibles qui me semblent déficientes et une synthèse plus en accord avec Spinoza.

Pour les lectures déficientes :
- d'un côté on considère qu'il y a une hiérarchie réelle des essences permettant d'évaluer par la raison un comportement absolument bon,
- de l'autre on considère que les essences ne se comparent pas entre-elles, que le bon/mauvais est absolument relatif.

Dans le 1er cas, on pourrait le faire par l'évaluation d'une capacité à se rapprocher de l'essence de Dieu, c'est-à-dire selon le degré de réalité enveloppé dans une essence. Cette réalité serait d'autant plus importante que l'être à la capacité de s'accorder avec un plus grand nombre de choses. Dans l'absolu, la puissance serait alors d'autant plus grande qu'on ne nuit pas aux autres êtres, qu'on les laisse vivre tels qu'ils sont. On irait alors vers une direction "végétale" voire "minérale", l'herbe serait plus puissante que le mouton en cela qu'elle ne vit que de lumière, d'eau et de sels minéraux, qu'elle ne nuit qu'aux pierres qu'elle consomme, et les pierres seraient encore plus inoffensives. La tendance raisonnable pour l'homme serait alors la non-violence jusqu'au sacrifice, le végétarisme voire la nourriture artificielle chimiquement créée. Toute destruction serait l'indication d'une faiblesse, d'une incapacité à vivre par soi-même, sans le secours de corps extérieurs.
On a l'indication d'une éthique absolue, un paradis où "le lion et l’ agneau dormiront ensembles" comme dit la Bible.

Dans le 2nd cas, la raison ne permet que de comprendre les rapports (dans l'existence) qui découlent d'essences incomparables. Les essences sont globalement sous l'essence de Dieu selon laquelle tout s'accorde mais s'expriment localement de manière contraires les unes aux autres. Il s'agit alors de comprendre qu'il est naturel qu'à l'occasion le lion mange un homme ou qu'un homme mange des poulets ou du brocoli. Dans ce cas-ci, la prédation est acceptée. Et en toute logique (j'espère...) l'utile propre s'exprimant dans l'effort de persévérance, la prédation sera l'attitude raisonnable d'une essence impliquant la prédation.
D'autre part, un être à figure humaine et possédant la raison peut très bien comprendre les rapports entre les êtres mais exprimer une essence telle qu'il se comportera en prédateur envers ceux qui se reconnaissent communément comme humains. Ces êtres qui nous ressemblent mais nous considèrent comme des proies (extra-terrestres, robots, vampires...) sont un thème apprécié de la science-fiction et du fantastique. Quand je parle de Sade, c'est pour évoquer ses personnages qui tiennent des discours semblant affirmer une essence de prédateur à figure humaine. Ceux qui vivent en "vampires" parmi les hommes n'ont que faire de l'humanité et on peut se tromper d'essence si on se laisse abuser par leur image.
Ici, il serait contraire à l'ordre naturel que le lion et l'agneau dorment ensembles, le lion ne serait plus lion, le lion doit manger l'agneau.

Maintenant, tentative de synthèse :

la raison telle que conçue par Spinoza mène à la connaissance de Dieu, à l'accord d'essences incomparables y compris dans la tension nécessaire de leurs expressions dans l'existence.
La raison ne consiste ni à rêver d'un paradis où toutes les tensions de l'existence se dissoudraient, où tout ne serait que communauté, ni à négliger la recherche de l'accord dans l'existence au nom d'une différence essentielle. Si l'animal ou l'ignorant sont impuissants par rapport au sage, c'est qu'ils agissent dans l'inconscience d'eux-mêmes, des choses et de Dieu. Certains tirent des joies de la prédation, de leur fierté d'être différent etc. sans les compenser par la compréhension de l'accord d'où est issu leur domination. D'autres, même si cela conduit plutôt à des comportements de "bonté", se perdent dans une fusion imaginaire niant la réalité des différences.

Par rapport au côté prédateur auquel est généralement attaché le mal : pour le sage, couper des arbres pour faire des meubles, faire des carrières pour tirer les pierres de nos murs, tordre le cou à un poulet pour le manger etc. seront des actes en accord avec notre nature, avec notre position de domination sur ces êtres, mais en tant que destructions ils ne provoqueront aucune joie.

D'autre part, si quelqu'un devient enragé par la morsure d'un chien, on a le droit de l'étrangler mais le sage privilégiera des solutions qui préserve la personne si il le peut. De même, l'extraction de pierre ou de bois se fera avec le souci de préserver les écosystèmes, pas au nom d'un principe de "théologie naturelle" qui sacraliserait la "vie" ou autre culte superstitieux, mais à la fois dans un but bassement utilitaire (écologie industrielle de gestion des ressources, tourisme des parcs "naturels" etc.) et dans un but d'utilité "spirituelle", pédagogique (y compris dans une pédagogie de soi-même), pour montrer et s'essayer à des voies correspondant à une éthique de l'accord d'où découle l'augmentation de puissance (joie).

Au niveau politique, la domination est acceptée pour autant qu'elle exprime un effort de la Cité de persévérer dans son être et que les lois de cette Cité suive la raison (cf TP, chap. 6, paragraphes 2 et 3). Et si les lois citoyennes doivent être en accord avec la raison c'est que l'expression maximale de l'essence de l'homme se montre par sa capacité de raison, ou plutôt par les désirs nés de la compréhension de Dieu. La tension existe alors entre la liberté naturelle de l'individu et les lois de la Cité mais devraient se résoudre par la part raisonnable des hommes à qui appartient l'idée de Dieu et donc l'idée que la puissance se fait par l'accord.

Quant aux guerres raisonnables, elles seront pour moi d'abord issues d'un désir de promouvoir tous les accords possibles dans le respect des différences. Moins se battre contre l'adversaire qu'avec lui, dans un mouvement devant l'amener à la conciliation, notamment en lui faisant comprendre la puissance qu'il gagnerait par elle. Et outre la défense de soi, l'attaque peut séparer des belligérants, protéger l'opprimé de l'oppresseur, le tout en préservant autant que possible les intégrités physiques et mentales. Ne pas briser, ne pas humilier, ne pas se moquer, respecter en faisant effort pour amener à la paix. La guerre devient excessive dès lors qu'on est dans une mentalité trop "essentialiste" qui fait de la différence des modes une séparation des modes, qui découpe les modalités de la Substance en autant de quasi-substance n'ayant rien de commun : l'échange impossible avec l'"axe du Mal" par exemple. Et le pacifisme devient tout aussi excessif lorsqu'il conduit à se laisser détruire ou à laisser détruire un proche source de joie alors qu'on a les capacités à agir.

En résumé, au lieu d'une morale des catégories poussant à la haine (le Moi vs l'Ennemi, le Bon vs le Méchant etc.), une éthique pragmatique qui s'efforce à tous les niveaux de développer autant que possible le "vivre ensemble" (terme à la mode mais qui me semble pas mal) en évitant notamment les excès du désir spontané que chacun vive selon notre propre complexion.

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Messagepar sescho » 11 janv. 2009, 19:56

bardamu a écrit :Pour les lectures déficientes :
- d'un côté on considère qu'il y a une hiérarchie réelle des essences permettant d'évaluer par la raison un comportement absolument bon,
- de l'autre on considère que les essences ne se comparent pas entre-elles, que le bon/mauvais est absolument relatif.

Pour moi ce qui est déficient ce sont seulement les deux paragraphes qui suivent. Car ces deux propositions-là sont vraies. Les deux ensemble (mais il ne s'agit pas alors du même bon / mauvais.) On ne le comprend pas quand on confond les deux, ou qu'on veut en détruire une sous le prétexte de l'autre.

D'une part, il y a le fait, auquel se rattache la seconde proposition, d'autre part il y a la loi du maximum de puissance humaine, à laquelle se rattache la première.

Le fait arrive en tête, il est ce qui est. Il est Dieu en acte. De ce point de vue il n'y a rien à comparer. Il y a, point. Et s'il faut le préciser, toutes choses sont différentes et aussi changent au cours du temps (ce qui est déjà comparer.) Je suis d'accord pour dire que c'est le fondement incontournable du reste, auquel correspond la qualité première d'acceptation. C'est aussi cela mettre Dieu à sa place, c'est-à-dire en amont de tout, condition première de la connaissance adéquate.

L'idéal arrive ensuite. Il est l'expression d'un ensemble de lois réelles de la Nature, qui constituent l'enjeu éthique. Il y a bien, de ce point de vue, une hiérarchie absolue de puissance commune à tous les hommes, la puissance maximale étant appelée "souverain bien", par exemple. Ce souverain bien, tout homme cherche à l'atteindre sans pourtant savoir en quoi il consiste. C'est ce que la Raison indique, pourvu qu'on passe in fine du plan verbal à l'intuition, à la compréhension profonde (je pense que tout le monde sait de quoi je parle : entre dire "tout est l'œuvre de Dieu", et vivre directement cette vérité à chaque instant en toute circonstance, il y a un gros écart de profondeur cognitive, comme entre "savoir" et "compréhension.")

Le plus important dans ce cadre n'est pas vraiment de comparer (c'est plutôt d'une utilité technique), c'est de comprendre les lois, celles du souverain bien, et celles de l'empêchement au souverain bien, ce qui conduit effectivement au souverain bien si on voit tout cela intuitivement.

Encore une fois, il y a une santé de l'âme comme il y a une santé du corps.

Le fait est que mon corps est pénétré de bactéries l'agressant ? Soit.

La Raison c'est de me dire que je suis malade (il y a là comparaison) et d'aller me faire soigner chez le médecin (qu'on suppose compétent.) Suivant les lois de ma nature, je me réjouis d'avoir procédé ainsi avec ma guérison.

La Raison n'existe pas dans la constatation du fait pur, pas du tout. La Raison va chercher les lois qui traversent les faits, les phénomènes, et en prédit une voie vers un bénéfice fixé par une de ces lois, qu'une autre encore me fait prendre automatiquement dès qu'il se présente.

Il n'y a aucune contradiction dans tout cela : tout est légitime.

Je ne vois pas que cette hiérarchie d'essence impliquerait une régression minérale (on dirait du Blyenbergh) et tout le reste à l'envi (en passant, le Dalaï Lama mange de la viande rouge...) Il faut définir proprement ce qu'est la sagesse, c'est tout. Elle est dans la vigueur de l'âme (qui inclut la Piété, la Religion) et la Générosité (ou Bonté.) La Bonté interdit de faire souffrir sans raison (soit un bénéfice supérieur global et/ou futur), mais pas de tuer si c'est dans l'ordre des choses (alimentation carnée ou omnivore, légitime défense, élimination de cause de souffrance sans alternative possible), le tout selon le principe économique du moindre mal, et du maximum de bien, vu collectivement. C'est assez grave dans mon esprit de confondre Bonté et faiblesse. Très même. La véritable Bonté n'est pas de l'angélisme ou de la régression minérale. Elle inclut la vigueur et la fermeté. Gâter un enfant, par exemple, n'est pas du tout être bon avec lui.

Quant à l'objet de l'Ethique je le redis : c'est de toute évidence d'une démarche individuelle dont il s'agit (qui n'en inclut certes pas moins : la vie de l'individu dans la cité, ses amitiés, sa générosité envers autrui, etc.) En aucun cas d'un quelconque programme politique ; l'extension faite par Platon dans sa République n'est pas de mise ici (même si les parallèles restent valables.) Le Politique, c'est le Traité Politique (et dans une certaine mesure le TTP, que je trouve néanmoins plus proche de l'Ethique) ; et là, tout en étant compatible avec l'Ethique, la méthode est nettement différente...


Serge
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Messagepar bardamu » 12 janv. 2009, 10:30

sescho a écrit :Pour moi ce qui est déficient ce sont seulement les deux paragraphes qui suivent. Car ces deux propositions-là sont vraies. Les deux ensemble (mais il ne s'agit pas alors du même bon / mauvais.) On ne le comprend pas quand on confond les deux, ou qu'on veut en détruire une sous le prétexte de l'autre.

Bonjour Serge,
effectivement, il fallait lire les 2 propositions comme exclusive ce qui menait à des conceptions déficientes, excessives, développées dans les paragraphes suivant. Ensuite, je faisais une synthèse me semblant plus pertinente où il n'y avait pas d'exclusion des 2 propositions.
C'était plus ou moins la détermination de 2 pôles extrêmes et la recherche du juste milieu.
Sescho a écrit :Je ne vois pas que cette hiérarchie d'essence impliquerait une régression minérale (on dirait du Blyenbergh) et tout le reste à l'envi (en passant, le Dalaï Lama mange de la viande rouge...) Il faut définir proprement ce qu'est la sagesse, c'est tout.

La question est traitée au moins dans les propositions E4p31 à E4p37 et notamment dans le scolie de E4p36 : On m'adressera peut-être cette question : Si le souverain bien de ceux qui suivent la vertu n'était pas commun à tous, ne s'ensuivrait-il pas, comme plus haut (par la Propos. 25, part. 4), que les hommes, en tant qu'ils vivent suivant la raison, c'est-à-dire (par la Propos. 35, part. 4), en tant qu'ils sont en conformité parfaite de nature, sont contraires les uns aux autres ? Je réponds à cela que ce n'est point par accident, mais par la nature même de la raison, que le souverain bien des hommes leur est commun à tous. Le souverain bien, en effet, est de l'essence même de l'homme en tant que raisonnable, et l'homme ne pourrait exister ni être conçu s'il n'avait pas la puissance de jouir de ce bien souverain, puisqu'il appartient à l'essence de l'âme humaine (par la Propos. 47, Part. 2) d'avoir une connaissance adéquate de l'essence éternelle et infinie de Dieu.

La juste connaissance de la raison est renvoyée à la connaissance adéquate de l'essence de Dieu qui est posée comme caractérisant l'essence de l'homme en tant que raisonnable. Les difficultés viennent si on considère que la raison implique malgré tout que les hommes restent contraires les uns et aux autres (première partie du scolie). C'est impossible si ils partagent la connaissance adéquate de l'essence de Dieu et cela ne reste éventuellement possible que si des "hommes", des êtres à figure humaine, se reconnaissent dans une autre essence, dans une raison n'impliquant pas une conformité de nature avec la communauté humaine selon le principe évoqué plus loin dans E4p37 scolie I : "Ils font voir clairement que la loi qui défend de tuer les animaux est fondée bien plus sur une vaine superstition et une pitié de femme que sur la saine raison." Un être (extra-terrestre ? nazi ?) qui considère l'humain ou certains humains comme des animaux risque de voir clairement que la loi qui défend de tuer des humains est fondée bien plus sur une vaine superstition que sur la raison. Il faut qu'on appelle "humain" tout être raisonnable, quelle que soit la figure qu'il présente pour que cette idée disparaisse. Pour l'anecdote, c'est un des thèmes du film Blade Runner où se pose la question du respect des hommes pour des êtres artificiels raisonnables mais exploités comme des machines.

Et je ne doute pas de la sagesse du Dalai Lama mais je doute de celle de certains courant "new age" où des gens se bourrent de soja pour compenser le déficit en protéines animales. En plus, ils semblent considérer cela comme plus naturel alors que certains produits qu'ils utilisent demandent un traitement industriel. On pourrait aussi voir ce genre d'excès chez les Témoins de Jéhova qui sont prêt à laisser mourir des gens par leur refus de la transfusion sanguine au nom de leur "théologie" qui confond le sang et la vie.
Sescho a écrit :Quant à l'objet de l'Ethique je le redis : c'est de toute évidence d'une démarche individuelle dont il s'agit (qui n'en inclut certes pas moins : la vie de l'individu dans la cité, ses amitiés, sa générosité envers autrui, etc.) En aucun cas d'un quelconque programme politique ;

Peut-être pas un programme politique particulier mais certainement une attitude politique. En témoigne par exemple l'action politique du Dalai Lama et ta signature : "Tibet libre !" associé à "Connais toi toi-même".
C'est aussi exprimé à la fin du corollaire de E2p49 où Spinoza explique les avantages de son système.
Le 4e point est : "Voici enfin un dernier avantage de notre système, et qui se rapporte à la société politique ; nous faisons profession de croire que l'objet du gouvernement n'est pas de rendre les citoyens esclaves, mais de leur faire accomplir librement les actions qui sont les meilleures."

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Messagepar PhiPhilo » 13 janv. 2009, 18:57

Louisa a écrit :Autrement dit: aussi longtemps qu'il y a un modèle, on peut "juger" du bien et du mal. Mais dans une éthique, on ne pourra plus juger de manière abstraite, en fonction d'un modèle "en puissance", il faut juger de manière immanente, et alors c'est le fait même que de Sade n'a pas compris grand-chose qui constitue sa plus grande "punition", qui le rend très peu libre, qui lui donne très peu de Joies actives.


Chère Louisa,

en général, je suis plutôt en accord avec ce que vous dites, mais là, je crains que vous n'éprouviez quelque difficulté à distinguer conceptuellement une morale d'une éthique. Souffrez donc, je vous prie, que je me réfère en l'occurrence aux lumineux Cours de Vincennes donnés par Gilles Deleuze pour tenter de la solutionner.

Dans une morale il s'agit toujours de réaliser l'essence. Ca implique que l'essence est dans un état où elle n'est pas nécessairement réalisée, ça implique que nous ayons une essence. [...] Spinoza parle très souvent de l'essence, mais pour lui, l'essence c'est jamais l'essence de l'homme. L'essence c'est toujours une détermination singulière. Il y a l'essence de celui-ci, de celui-là, il n'y a pas d'essence de l'homme. Il dira lui-même que les essences générales ou les essences abstraites du type l'essence de l'homme, c'est des idées confuses. [...] Le point de vue d'une éthique c'est : de quoi es-tu capable ? qu'est-ce que tu peux ? D'où, retour à cette espèce de cri de Spinoza : qu'est-ce que peut un corps ? On ne sait jamais d'avance ce que peut un corps. [...] Du point de vue d'une éthique, tous les existants, tous les étants sont rapportés à une échelle quantitative qui est celle de la puissance. Ils ont plus ou moins de puissance. Cette quantité différenciable, c'est la puissance. Le discours éthique ne cessera pas de nous parler, non pas des essences, il ne croit pas aux essences, il ne nous parle que de la puissance, à savoir les actions et passions dont quelque chose est capable. Non pas ce que la chose est, mais ce qu'elle est capable de supporter et capable de faire. (Deleuze, Cours du 21/12/80)


Commentons.

Dans une morale, c'est d'une essence générale de l'homme qu'il est question. Deleuze donne l'exemple de la définition aristotélicienne de l'essence de l'homme comme zoôn logon ekhon. Et il montre que comme cette définition n'est jamais complètement réalisé par nul être humain, il est facile d'en déduire, par exemple : "tu dois avoir des amis" parce que l'ami est l'autre toi-même avec lequel tu peux, idéalement, converser, et donc réaliser ton essence de zoôn logon ekhon. Un autre exemple peut être donné avec la définition kantienne de l'essence humaine comme personne digne de respect, de quoi il est aisé de déduire l'impératif catégorique : "tu dois considérer toute personne comme une fin en soi et jamais simplement comme un moyen". Etc. Dans tous les cas, il s'agit bien toujours, dans une morale de réaliser un devoir être idéal, de s'approcher d'un modèle de perfection par définition toujours inaccessible.

Or, il est patent qu'une telle tournure d'esprit ne peut convenir à Spinoza :
je dis appartenir à l'essence d'une chose ce dont la présence pose nécessairement la chose, et dont la suppression supprime nécessairement la chose ; ou encore, ce sans quoi la chose, et inversement ce qui sans la chose, ne peut être ni se concevoir. (Spinoza, Spinoza, II, déf.2)
Autrement dit, il n'y a pas, pour Spinoza que des essences singulières, c'est-à-dire des essences correspondant à des choses singulières déterminées hic et nunc. Je n'ai pas besoin de vous rappeler la condamnation que Spinoza fait de notre tendance à forger, par l'imagination, des idées mutilées et confuses d'une soi-disant essence générale des choses singulières. Et lorsqu'il définit l'appétit comme l'essence même de l'homme, ce qu'il veut dire, c'est que l'appétit est le conatus singulier d'un corps singulier en tant que ce corps est l'objet singulier d'un esprit singulier en tant qu'il est déterminé de telle et telle manière bien précise. Bref, il ne peut pas exister d'essence de l'homme, et s'il n'y a pas d'essence de l'homme, il n'y a pas non plus de morale pour l'homme. Certes, tout cela ressemble furieusement à du Sartre, mais c'est que, comme le fait remarquer Deleuze, Spinoza est, de ce point de vue, en quelque sorte un existentialiste avant la lettre !

D'ailleurs, que reproche Spinoza à ce pauvre Blyenbergh ? Eh bien, précisément, d'être un moraliste :
Nous exprimons par une seule et même définition tous les singuliers d’un même genre, par exemple tous ceux qui ont la forme extérieure des hommes, et qu’ainsi nous jugeons que tous sont également aptes à la plus grande perfection que nous pouvons déduire de cette définition ; et quand nous en trouvons un dont les œuvres contredisent à cette perfection, alors nous l’en jugeons privé et qu’il s’écarte de sa nature, ce que nous ne ferions pas si nous ne l’avions pas rattaché à sa définition et ne lui avions pas fixé telle ou telle nature. Mais parce que Dieu ne connaît pas les choses abstraitement, et ne forme pas de définitions générales de ce genre, et ne demande pas aux choses plus de réalité que l’entendement divin ne leur a effectivement attribuée, et que la puissance divine y a mise, la conséquence claire en est qu’on ne peut parler de cette privation qu’à l’égard de notre entendement, mais pas à celui de Dieu. (Spinoza, Lettre XIX)
Eh oui. Dieu n'a point privé Adam, non plus que Sade ou Eichmann, ou les soldats de Tsahal de quelque perfection que ce soit. Les uns et les autres sont des choses singulières déterminées à exister et à se comporter de telle et telle manière précise et déterminée. En ce sens chacune de ces "choses singulières" est aussi parfaite, c'est-à-dire comporte autant de réalité, que possible, au moment en tout cas où on impute quelque comportement délictueux à leur corps. Or,
le mouvement et le repos du corps doivent provenir d’un autre corps qui lui-même est déterminé par un autre corps au mouvement et au repos ; et, en un mot, tout ce qui se produit dans un corps a dû provenir de Dieu, en tant qu’affecté d’un certain mode de l’étendue, et non d’un certain mode de la pensée (en vertu de la même Propos. 6, part. 2) [...] Scholie : Cela se conçoit plus clairement encore par ce qui a été dit dans le scholie de la Propos. 7, part. 2, savoir, que l’âme et le corps sont une seule et même chose, qui est conçue tantôt sous l’attribut de la pensée, tantôt sous celui de l’étendue. D’où il arrive que l’ordre, l’enchaînement des choses, est parfaitement un, soit que l’on considère la nature sous tel attribut ou sous tel autre, et partant, que l’ordre des actions et des passions de notre corps et l’ordre des actions et des passions de l’âme sont simultanés de leur nature. C’est ce qui résulte aussi d’une façon évidente de la démonstration de la Propos. 7, partie 2. Mais, quelle que soit la force de ces preuves, et bien qu’il ne reste véritablement aucune raison de douter encore, j’ai peine à croire que les hommes puissent être amenés à peser avec calme mes démonstrations, à moins que je ne les confirme par l’expérience ; tant est grande chez eux cette conviction, que c’est par la seule volonté de l’âme que le corps est mis tantôt en mouvement, tantôt en repos, et qu’il exécute enfin un grand nombre d’opérations qui s’accomplissent au gré de l’âme et sont l’ouvrage de la pensée. Personne, en effet, n’a déterminé encore ce dont le corps est capable ; en d’autres termes, personne n’a encore appris de l’expérience ce que le corps peut faire et ce qu’il ne peut pas faire, par les seules lois de la nature corporelle et sans recevoir de l’âme aucune détermination. (Spinoza, Ethique, III, 2)
En d'autres termes, il n'y a pas de morale, il n'y a pas de bien ou de mal parce qu'il n'y a pas d'essence générale de l'homme, et il n'y a pas d'essence générale de l'homme parce qu'il n'y a pas en l'homme de substance spirituelle transcendante pour concevoir une telle essence, et donc pour décider de réaliser une telle essence. Dit d'une autre manière encore, il n'y a pas de morale, il n'y a pas de bien ou de mal parce que le corps ne peut pas être déterminé au mouvement ou au repos par l'esprit, un corps ou un esprit singuliers n'étant rien autre que la même chose singulière tantôt conçue sous un attribut, tantôt sous un autre.

C'est pourquoi Deleuze propose de substituer la question féconde "que peut ce corps ?" à la question oiseuse "qu'est ce corps ?". On abandonne ainsi le faux problème de l'esse et on lui substitue le vrai problème, celui du potesse. On passe alors de l'illusoire essentia à la réelle potentia. En conséquence, loin d'une morale qui prétend établir entre les êtres des différences qualitatives d'essence, une éthique établira entre les êtres des différences quantitatives de puissance :
Le droit de toute la nature et partant le droit de chaque individu s’étend jusqu’où s’étend sa puissance ; et par conséquent tout ce que chaque homme fait d’après les lois de la nature, il le fait du droit suprême de la nature, et autant il a de puissance, autant il a de droit. [...] Mais, comme il s’agit ici de la puissance universelle ou, en d’autres termes, du droit universel de la nature, nous ne pouvons présentement reconnaître aucune différence entre les désirs qui proviennent de la raison et ceux qui sont engendrés en nous par d’autres causes, ceux-ci comme ceux-là étant des effets de la nature et des développements de cette énergie naturelle en vertu de laquelle l’homme fait effort pour persévérer dans son être. L’homme, en effet, sage ou ignorant, est une partie de la nature, et tout ce qui détermine chaque homme à agir doit être rapporté à la puissance de la nature, en tant que cette puissance peut être définie par la nature de tel ou tel individu. (Spinoza, Traité Politique, II, 4, 5)
Le problème de l'éthique n'est donc plus alors de prévenir ou de réparer le mal, autrement dit le manquement à l'essence, le défaut, la faute, mais plutôt de prévenir ou de réparer la destruction que la puissance de l'un ou des uns peut occasionner dans l'existence de l'autre ou des autres. Et ce n'est plus un problème de jugement, c'est un problème de moyens d'exister.

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Messagepar hokousai » 13 janv. 2009, 20:44

une éthique établira entre les êtres des différences quantitatives de puissance
:

ah bon et vous mesurez avec quoi ? dans quelle unité ?
le mètre- deleuzien sans doute !

Pour un philosophe très peu porté sur les mathématiques c'est un comble .

c'est le sentier lumineux (de Vincennes ).

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Messagepar Durtal » 13 janv. 2009, 22:26

PhiPhilo a écrit : Dans tous les cas, il s'agit bien toujours, dans une morale de réaliser un devoir être idéal, de s'approcher d'un modèle de perfection par définition toujours inaccessible.

Or, il est patent qu'une telle tournure d'esprit ne peut convenir à Spinoza :
je dis appartenir à l'essence d'une chose ce dont la présence pose nécessairement la chose, et dont la suppression supprime nécessairement la chose ; ou encore, ce sans quoi la chose, et inversement ce qui sans la chose, ne peut être ni se concevoir. (Spinoza, Spinoza, II, déf.2)


Oui il dit cela (et bien d'autres choses qui m'auraient parues plus spécifiques eu égard à ce que vous voulez souligner). Mais il dit aussi:

Spinoza a écrit : "Etant donné que nous désirons former une idée de l'homme à titre de modèle de la nature humaine que nous puissions avoir en vue, il nous sera utile de conserver ces mêmes vocables (c-a-d, parfait/imparfait, bien /mal) dans le sens que j'ai dit. Et donc par bien j'entendrai dans la suite ce que nous savons avec certitude être un moyen de nous approcher toujours plus du modèle de la nature humaine que nous nous proposons. Et par mal ce que nous savons avec certitude être un obstacle à ce que nous reproduisions ce même modèle".


Comme quoi une éthique de la puissance ne semble pas nécessairement annuler le sens des catégories de bien et de mal, de parfait et d' imparfait. Et les choses sont peut être un peu plus complexes que cela

le sel de l'histoire me paraît résider en ce que ceux qui apparemment sacrifient l'un des termes à l'autre , et quoique naturellement ils se présentent eux mêmes comme étant bien mieux disposés que ne l'était Blyenbergh à l'égard de ce qu'il estiment être la pensée de Spinoza sur ce point particulier , ceux là donc, me paraissent pourtant faire exactement la même erreur que lui!


Mais un préjugé favorable n'en est pas moins un préjugé, qu'un préjugé défavorable.


Je crois qu'on ne peut être pourtant plus clair que Spinoza ne l'est lui même dans une des lettres (XXIII) qu'il adresse au même lorsqu'il écrit:

Spinoza a écrit : "Demandez-vous si (...) l'un offense Dieu tandis que l'autre lui complaît? je réponds: non La question est-elle au contraire de savoir si les meurtriers sont aussi gens de bien et aussi parfaits que les distributeurs d'aumônes? je réponds encore: non. "


OUI chaque chose a exactement autant de perfection qu'elle a de réalité, mais NON toutes n'ont pas pour autant la même perfection ou la même quantité de réalité.


D.
Modifié en dernier par Durtal le 14 janv. 2009, 21:00, modifié 1 fois.


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