Rire, humour, ironie, satire chez Spinoza

Questions et débats d'ordre théorique sur les principes de l'éthique et de la politique spinozistes. On pourra aborder ici aussi les questions possibles sur une esthétique spinozienne.
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captain-troy
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Rire, humour, ironie, satire chez Spinoza

Messagepar captain-troy » 28 juin 2009, 04:47

Quelle est la place du rire dans la pensée et l'œuvre de Spinoza. Et l'humour ? Et l'ironie ? Et la satire ?
Le rire est-il pris en compte comme chez Socrate et Platon, comme chez Nietzsche, comme chez Kierkegaard, comme chez Bergson ?
La "joie" spinozienne est-elle un rire, un gai savoir ?

J'ai trouvé quelques passages des cours de Deleuze sur le sujet :

"La vie n'est pas objet de jugement, la vie n'est pas jugeable, la seule manière par laquelle vous puissiez la faire passer en jugement c'est d'abord lui inoculer la tristesse. Et bien sûr on rit, je veux dire que le tyran peut rire, le prêtre rit, mais dit Spinoza dans une page que je trouve très belle, son rire c'est celui de la satire, et le rire de la satire c'est un mauvais rire. Pourquoi ? Parce que c'est le rire qui communique la tristesse ; On peut se moquer de la nature, le rire de la satire c'est lorsque je me moque des hommes. Je fais de l'ironie. L'espèce d'ironie grinçante, je me moque des hommes... La satire c'est une autre manière de dire que la nature humaine est misérable. Ah, voyez ! Quelle misère, la nature humaine ! C'est la proposition du jugement moral : ah ! quelle misère la nature humaine ! Ça peut être l'objet d'un prêche ou l'objet d'une satire. Et Spinoza, dans des textes très beaux, dit : " Justement ce que j'appelle une Éthique, c'est le contraire de la satire."

Le rire serait le géniteur de la tristesse ?

"Et pourtant il y a des pages très comiques dans l'Éthique de Spinoza, mais ce n'est pas du tout le même rire. Quand Spinoza rit, c'est sur le mode : Oh ! regardez celui-là, de quoi il est capable ! ho ho ! ça alors, on a jamais vu ça ! Ça peut être une vilenie atroce, fallait le faire, aller jusque là. Ce n'est jamais un rire de satire, ce n'est jamais : voyez comme notre Nature est misérable ! Ce n'est pas le rire de l'ironie. C'est un type de rire complètement différent. Je dirais que c'est beaucoup plus l'humour juif. C'est très spinoziste ça, c'est vas-y, encore un pas de plus, ça j'aurais jamais cru qu'on aurait pu le faire ! C'est une espèce de rire très particulier et Spinoza est un des auteurs les plus gais du monde."

Pas très clair la définition de ce mode de rire... De l'humour juif ? Le rire est-il donc culturel et communautaire ?

Merci pour vos éclaircissements et votre sentiment sur ce sujet.

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Re: Rire, humour, ironie, satire chez Spinoza

Messagepar PhiPhilo » 28 juin 2009, 07:25

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captain-troy
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Re: Rire, humour, ironie, satire chez Spinoza

Messagepar captain-troy » 28 juin 2009, 11:29

PhiPhilo a écrit :
captain-troy a écrit :Le rire serait le géniteur de la tristesse ?

Entre la moquerie et le rire, je fais une grande différence. Car le rire , tout comme la plaisanterie, est une pure joie ; et par suite, à condition qu'il ne soit pas excessif, il est bon par lui-même. Et ce n'est certes qu'une sauvage et triste superstition qui interdit de prendre du plaisir. Car, en quoi convient-il mieux d'apaiser la faim et la soif que de chasser la mélancolie ? Tels sont mon argument et ma conviction. Aucune divinité, ni personne d'autre que l'envieux ne prend plaisir à mon impuissance et à ma peine et ne nous tient pour vertu les larmes, les sanglots, la crainte, etc., qui sont signes d'une âme impuissante. Au contraire, plus nous sommes affectés d'une plus grande joie, plus nous passons à une perfection plus grande, c'est-à-dire qu'il est d'autant plus nécessaire que nous participions de la nature divine. C'est pourquoi, user des choses et y prendre plaisir autant qu'il se peut (non certes jusqu'au dégoût, car ce n'est plus y prendre plaisir) est d'un homme sage. C'est d'un homme sage, dis-je, de se réconforter et de réparer ses forces grâce à une nourriture et des boissons agréables prises avec modération, et aussi grâce aux parfums, au charme des plantes verdoyantes, de la parure, de la musique, des jeux du gymnase, des spectacles, etc., dont chacun peut user sans faire tort à autrui. Le corps humain, en effet, est compo­sé d'un très grand nombre de parties de nature différente, qui ont continuellement besoin d'une alimentation nouvelle et va­riée, afin que le corps dans sa totalité soit également apte à tout ce qui peut suivre de sa nature, et par conséquent que l'es­prit soit aussi également apte à comprendre plusieurs choses à la fois. C'est pourquoi cette ordonnance de la vie est parfai­tement d'accord et avec nos principes et avec la pratique commune. (Spinoza, Éthique, IV, 45)


Merci quand même pour cette citation. Donc si le rire est une "joie pure", absolue, on ne peut pas rire de quelque chose ni de personne. Il faut rire pour rien, absolument. C'est ça ? Un peu comme dans les exercice de yoga du rire, ou les séances de rire dans les clubs de rire.

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Re: Rire, humour, ironie, satire chez Spinoza

Messagepar PhiPhilo » 29 juin 2009, 10:57

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Re: Rire, humour, ironie, satire chez Spinoza

Messagepar captain-troy » 29 juin 2009, 15:41

PhiPhilo a écrit :
captain-troy a écrit :Donc si le rire est une "joie pure", absolue, on ne peut pas rire de quelque chose ni de personne. Il faut rire pour rien, absolument. C'est ça ? Un peu comme dans les exercice de yoga du rire, ou les séances de rire dans les clubs de rire.
C'est exact. Ou plus exactement encore, le rire, en tant que pure joie, est l'indice d'un accroissement de la puissance d'exister du rieur. En ce sens, le rieur ne rit donc que de soi-même, mais d'un soi-même plus puissant. De là, la différence avec la moquerie : on ricane toujours d'autrui, ce qui est nécessairement l'indice d'un affaiblissement de son être, donc d'une tristesse. Tandis que le rire est spontanément associé à la joie, et l'absence de rire associé à la tristesse. C'est pourquoi on considère comme pathologique le fait qu'un enfant ou qu'un adolescent ne rie pas. Et c'est pourquoi Spinoza n'est pas loin de considérer comme pathologique ("tristement et sauvagement superstitieux" dit-il en Ethique, IV, 45) la remarque de Descartes :
Or, encore qu'il semble que le rire soit un des principaux signes de la joie, elle ne peut toutefois le causer que lorsqu'elle est seulement médiocre, et qu'il y a quelque admiration ou quelque haine mêlée avec elle. Car on prouve par expérience que, lorsqu'on est extraordinairement joyeux, jamais le sujet de cette joie ne fait qu'on éclate de rire ; et même on ne peut pas si aisément y être invité par quelque autre cause que lorsqu'on est triste. (Descartes, Traité des Passions, §125)
Le point de vue de Spinoza est confirmé par Nietzsche, qui le vénérait comme son plus proche prédécesseur, à ces différences près qu'il appelle "sérieux" ce que Spinoza nomme "tristesse", et que c'est à Platon qu'il s'en prend, comme le montre cet extrait :
A supposer que les dieux aussi philosophent, opinion à laquelle toutes sortes de conclusion m'ont conduit, je ne doute pas qu'ils sachent rire d'une manière surhumaine et neuve, au dépens de toute chose sérieuse. (Nietzsche, par-delà Bien et Mal, §294)
Et chez Nietzsche, comme chez Spinoza, rire, c'est éminemment rire de soi-même : c'est même l'une des qualités de l'Übermensch. Also sprach Zarathustra ! Ce qui explique la remarque de Deleuze : le rire le plus pur, le plus vrai, c'est celui qui procède de l'humour juif. Parce que c'est un atavisme culturel, chez les Juifs que de rire de soi-même. Raison pour laquelle, sans doute, Nietzsche était fasciné par les Juifs.


Merci pour cette intervention plus personnelle.
Je trouve que la position de Descartes est plus pertinente que celles de Spinoza et Nietzsche que l'observation et l'expérience quotidiennes ne viennent pas corroborer.

La joie et l'allégresse provoquées par un accroissement de puissance (un succès, une progrès personnel, une réussite ...) provoquent différentes réactions physiques et psychologique mais pas le phénomène caractéristique du rire, bien identifiable, tel que nous le connaissons et le retrouvons, depuis bien des siècles, quand il est engendré par le ridicule, brut ou représenté par la comédie et la satire qui semblent bien régulièrement dénoncer ce que Bergson appelle "du mécanique plaqué sur du vivant" : une chute ou une gestuelle saccadée à la Charlot, le comportement de pantin tiré par les ficelles des défauts et des travers des victimes de Molière...

L'homme qui rit de rien, pour rien, n'est-il pas généralement associé au fou ? À cette folie où sombrera Nietzsche ?

Si le rire est le propre de l'homme, il ne semble pas être celui de Spinoza...

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Re: Rire, humour, ironie, satire chez Spinoza

Messagepar PhiPhilo » 29 juin 2009, 17:01

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Re: Rire, humour, ironie, satire chez Spinoza

Messagepar Sinusix » 29 juin 2009, 17:40

PhiPhilo a écrit :Tandis que le vrai, le grand éclat de rire, c'est l'affirmation absolue de la vie, c'est la jouissance totale du moment présent tel que le vit l'enfant insouciant ou même l'adulte lors d'un repas entre amis. Wittgenstein disait : l'ami est celui avec lequel on dit des bêtises et avec lequel on rit pour rien. Le rire, c'est ce grand oui à la vie ! C'est pour cela que le vrai, le grand rire, ce n'est pas le rire du fou, c'est le fou-rire, libérateur, inexorable, inextinguible, incoercible ! Ben oui ... ça énerve. Mais les braves gens n'aiment pas que l'on suive une autre route qu'eux ...


Que la paix soit sur ce brave Georges.........
C'est tellement plus réconfortant de lire ce Phiphilo là.

Amicalement

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Re: Rire, humour, ironie, satire chez Spinoza

Messagepar captain-troy » 30 juin 2009, 11:37

PhiPhilo a écrit :Le rire dont Spinoza et Nietzsche font l'apologie n'est pas du tout celui dont il est question chez Descartes, Molière ou Bergson. Car chez ces derniers, le rire est toujours associé à un défaut, à un manque : médiocrité de la joie chez Descartes, ridendo mores castigare chez Molière, mécanique plaqué sur du vivant chez Bergson.

Or, ni Spinoza ni Nietzsche, bien entendu, n'ignorent de tels phénomènes. Mais c'est le petit rire (en latin, ridiculus), celui que la triste superstition religieuse nous a inculqué en l'associant à la haine de soi et au ressentiment pour autrui : je ris (jaune) de moi-même lorsque j'ai le sentiment d'avoir été ridicule, je me venge (petitement) en me moquant de mon voisin. Et quand je vois Charlot, je ris jaune et je me venge petitement en même temps. Dans tous les cas, le rire est la marque de ma faiblesse.
(...)


Première erreur, je ne pense pas que le rire se déclenche au spectacle du "défaut" ou du "manque" chez l'humain. Un homme sans chaussures, une femme sans culotte, un vieillard démuni de tout, seraient alors automatiquement comiques. Or ce n'est pas le cas. Le rire ne pointe et ne sanctionne pas le "manque" mais le "mécanique", souvent d'ailleurs un certain 'trop-plein", dans le vivant et en particulier chez l'humain : le répétitif, le sclérosé, le statique, le raide, le pesant, le prévisible, autrement dit le non-souple, le non-libre, le non-vivant.

Seconde erreur, le rire qui souligne, dénonce et corrige le "mécanique" dans le vivant ne cherche pas mesquinement et négativement à blesser gratuitement tel ou tel individu. Bien au-delà de la personne x ou y, à travers elle, le rire s'adresse universellement à la non-vie qui s'insinue dans l'humain. Non seulement le rire dénonce la régression, l'inertie et la mort au cœur du vivant, pétillant et révélant la vie et sa force évolutive dans toute sa gloire, mais encore il œuvre pour réveiller, faire réagir et sauver les individus concernés par une "mécanisation".

Vous arrive-t-il réellement fréquemment de rire ainsi, de cet hypothétique "grand rire" absolu nietzschéen ?

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Re: Rire, humour, ironie, satire chez Spinoza

Messagepar PhiPhilo » 01 juil. 2009, 17:05

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Re: Rire, humour, ironie, satire chez Spinoza

Messagepar bardamu » 01 juil. 2009, 18:05

captain-troy a écrit :Merci pour vos éclaircissements et votre sentiment sur ce sujet.

Salut,
désolé si ce n'est pas très sérieux mais pour ceux qui ne connaitraient pas un peu d'humour belge : Spinoza, fou-rire ou rire-fou.


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