L'essence et la substance

Questions et débats touchant à la doctrine spinoziste de la nature humaine, de ses limites et de sa puissance.
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AUgustindercrois
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L'essence et la substance

Messagepar AUgustindercrois » 03 mars 2010, 10:48

Alors, les amis, moi j'ai une chtite question spinoziste, puisque j'y comprends de moins en moins de choses à SPinoza avec toutes ses arabesques d'araignée.

Quel est le rapport dans l'Ethique, pour vous qui y comprenez beaucoup de choses, entre l'essence et la substance?

Amitié spinoziste.

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Louisa
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Messagepar Louisa » 06 mars 2010, 01:34

Bonjour Augustindercrois,

comme tu l'auras entre-temps compris, demander de ceux qui essaient de réfléchir à ta question qu'ils en savent plus que toi n'est pas très encourageant ... :-)

Ceci étant dit, je pense que la question est en effet tout à fait fondamentale si l'on veut essayer de comprendre le spinozisme.

Ce que j'en pense pour l'instant:

chez Spinoza:

- une essence contient ce sans quoi la chose (res) ne peut être ni être conçue, et ce qui sans la chose ne peut être (E2 Déf. 2)

- une substance est ce qui ce qui est en soi et qui se conçoit par soi (E1 Déf. 3), ou ce qui est composé d'attributs et d'affections d'attributs ou modes (E1P4 démo).

Les attributs étant ce qu'un intellect perçoit comme constituant l'essence d'une substance (E1 Déf. 4), on peut dire que toute substance a d'une part une essence (ses attributs) et d'autre part des modes (les affections de ses attributs).

Sachant que dans le spinozisme il n'y a qu'une seule substance, celle-ci étant Dieu ou la Nature, il faut donc dire que Dieu a une essence (les attributs) et des modes (les choses naturelles singulières, affections des attributs).

Cela implique (et c'est très important) que Dieu est composé d'une part d'une essence ou d'attributs, et d'autre part de modes, puisqu'il est une substance.

Ce qui permet de comprendre que tous ceux qui préténdent que chez Spinoza Dieu ne serait que l'essence de la substance et non pas les modes, se trompent. Dans une philosophie de l'immanence pure, Dieu est aussi bien l'essence de la substance que les modes. C'est pourquoi chez Spinoza les hommes sont aussi 'divins' que les attributs. Il n'y a plus aucune transcendance.

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Henrique
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Messagepar Henrique » 06 mars 2010, 10:53

Ce que dit Louisa est très exact. Je tenterais simplement les raccourcis suivants.

Le conatus est l'essence actuelle de toutes choses (E3 6 et 7) : si une chose cesse de s'efforcer d'exister, i.e. d'exercer sa puissance d'exister, elle cesse aussitôt d'exister (identité de la puissance et de l'acte). Or Dieu, en tant que substance cause de soi, est l'essence de toutes choses (E1P33S2). Ainsi, je connais très clairement l'essence de la substance divine dès lors que je m'efforce d'exister (E2P47) comme cela suit de ce qui précède, la notion d'essence servant de moyen terme.

La substance est l'essence de toutes choses. L'essence de toutes choses est le conatus. Natura est conatus.

La différence entre substance et conatus, c'est que l'une pourrait être appelée essence potentielle de toutes choses, l'autre est appelée essence actuelle de toutes choses. Mais si on peut distinguer puissance et acte pour ménager d'abord l'imagination, l'intelligence interdit qu'on prenne cette distinction pédagogique pour une distinction réelle.

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Messagepar Louisa » 08 mars 2010, 06:12

Henrique a écrit :La substance est l'essence de toutes choses. L'essence de toutes choses est le conatus. Natura est conatus.


L'idée de l'essence de Dieu ou de l'essence la substance est certainement enveloppée en toute chose. Mais "l'être de la substance n'appartient pas à l'essence de l'homme" (E2P10 démo du corollaire). L'essence de l'homme (et de toute chose singulière) est en revanche constituée par "des modifications précises des attributs de Dieu" (E2P10 corollaire), autrement dit l'essence de l'homme (et de toute autre chose) est "une affection, autrement dit un mode/une manière, qui exprime la nature de Dieu de manière précise et déterminée" (E2P10 démo).

C'est pourquoi la substance, qui est à la fois essence et modes, ne peut pas être l'essences des modes. La substance a une essence (essence infinie, de puissance infinie, puissance qui est toujours entièrement en acte), mais son être ne constitue pas l'essence de tel ou tel mode, l'essence d'un mode est bien plutôt ce mode lui-même.

Il y a donc plusieurs essences: une seule essence infinie (celle de la substance), et un nombre infini d'essences finies (celles des modes).

Et en ce qui concerne les essences finies, elles existent, dit Spinoza, ou sont "actuelles" de deux manières différentes: d'une part en tant qu'elles existent dans un temps et un lieu précis (= l'existence au sens scolastique et ordinaire du terme), d'autre part en tant qu'elles existent éternellement en Dieu (non pas comme "puissance non actuelle", bien sûr, puisque par définition il s'agit ici d'une essence/puissance actuelle; E5P29 scolie).

Par conséquent, je dirais qu'effectivement natura est conatus mais à condition 1) d'y ajouter qu'on ne parle ici que de la nature naturée, et non pas de la nature naturante, car seul ce qui a une puissance finie doit "s'efforcer' d'exister dans le temps, ce qui a une puissance infinie (= la nature naturée) existe de toute façon de tout temps, et 2) d'y ajouter que le conatus n'est qu'une forme d'existence d'une essence sub specie duratione, puisque la même nature naturée dispose également d'une éternité, c'est l'éternité de toute essence singulière en Dieu, ce qui est encore autre chose que l'éternite de l'essence de la Substance (puisque l'essence d'une chose singulière est finie, l'essence de la Substance en revanche est infinie).

Quant aux raisons pour lesquelles il vaut mieux ne pas parler d'un "potentiel" chez Spinoza, voir Le devenir actif de Pascal Sévérac, Honoré Champion 2005.
Bien à toi,
L.

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Messagepar Henrique » 10 mars 2010, 19:57

Alors entrons un peu plus dans le détail.

E2D2 rappelle que l'essence est sans quoi une chose ne peut être et précise qu'elle est aussi ce qui sans la chose ne peut être ; en d'autres termes, elle est ce par quoi une chose peut être et aussi ce qui, par la chose, peut être. Ainsi, si "causa est ratio", on peut ajouter que "essentia est causa", l'essence est cause du pouvoir d'être. Exemple d'essence : l'effort de persévérer dans l'être chaise est ce sans quoi la chaise cesserait aussitôt d'être, autrement dit ce par quoi elle continue d'exister, et ce qui sans la chaise n'aurait aucune réalité ou signification... En d'autres termes, l'effort de persévérer dans l'être chaise est la cause immanente par laquelle une chaise peut être ce qu'elle est. La chaise a certes, comme chose finie dans la durée, un certain nombre de causes transitives, sans lesquelles elle ne pourrait être, mais dès lors qu'elle est, elle s'efforce indéfiniment d'exister alors même que ses causes ont pu cesser de le faire du point de vue de la durée. Ainsi l'essence d'une chose est sa cause immanente.

[Au niveau des affects, quelle est par exemple l'essence de l'amour ? C'est une joie accompagnée de l'idée d'une cause. Spinoza ne donne pas ici un genre et une différence, il indique quelles idées permettent de former cet état par lequel on va désirer s'unir à l'objet aimé. Or la joie et l'idée d'une cause ne sont pas ce qui provoque ce sentiment dans la durée, comme la beauté ou telle autre qualité plaisante, mais ce qui dans l'éternité fait que l'amour n'est pas la haine, est cause de son identité.]

Mais quelle est alors la cause de la subsistance d'une chaise, si ce ne sont pas ses causes transitives déjà disparues ? Son effort propre de persévérer dans l'être. Et quelle est la cause de cet effort ? "Dieu n'est pas seulement la cause efficiente de l'existence des choses, mais aussi de leur essence." (E1P25)

Or Dieu ne saurait être cause transitive de l'essence des choses, il en est cause immanente (E1P18). En d'autres termes, Dieu est l'essence de l'essence des choses, c'est-à-dire ce sans quoi ces essences ne pourraient être ou être conçues et ce qui sans ces essences ne pourrait être ou être conçu. Ce redoublement n'en fait pas moins l'essence même de la chose ; l'essence de l'essence, c'est l'essence même au coeur de l'essence. De même que le reflet d'un reflet de Paul reste un reflet de Paul.

Bien sûr, tout cela ne fait de l'homme (comme de n'importe quel être singulier) la substance même, de même qu'on ne va pas dire que l'effort de persévérer dans l'être est le fait de désirer manger ! L'expression "l'être de la substance n'appartient pas à l'essence de l'homme" est à distinguer de "la substance n'est pas l'essence de l'homme". Dans le premier cas, on dit que l'homme n'est pas par soi et en soi, ce qui n'empêche pas qu'il soit expression immédiate de cette substance (à titre de mode), de même qu'on pourra dire que le désir de vivre est l'essence du désir de manger, non sa cause transitive mais immanente (car le désir de vivre ne peut cesser totalement sans que cesse le désir de manger). Dans le second, on supposerait une séparation entre la substance et l'homme, deux essences indépendantes, ce qui rendrait la notion de mode chez Spinoza complètement creuse et ferait finalement de l'homme une substance finie si ce concept pouvait avoir un sens.

Dire que la substance, ou nature naturante, est l'essence de toutes choses, c'est dire qu'elle est ce sans quoi rien ne peut ni être, ni être conçu. Quel lecteur de Spinoza pourrait dire le contraire ? De même, sans toutes choses, la substance ne pourrait ni être, ni être conçue (du moins adéquatement : E1P16). Ce n'est pas dire que les modes sont la substance et donc que rien ne les distinguerait les uns autres. C'est dire que sans la substance ils ne seraient rien, les modes n'étant qu'affections ou expressions de la substance.

D'où donc E2P47 et E3P6 dont il faut lire la dém.

Sur le fond de l'affaire, voir aussi les PM : "Nous entendons donc par vie, la force par laquelle les choses persévèrent dans leur être ; et, comme cette force est distincte des choses elles-mêmes nous disons proprement que les choses elles-mêmes ont de la vie. Mais la force par laquelle Dieu persévère dans son être n'est autre chose que son essence ; ceux-là parlent donc très bien qui disent que Dieu est la vie."

(examiner aussi E4P68, scol. : "naturam humanam seu potius ad Deum", mais pas au sens d'essence manifestement).

Enfin, je n'ai pas parlé "d'un potentiel" mais d'essence potentielle en précisant bien qu'elle ne pouvait être réellement distincte de l'essence actuelle.

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Messagepar Louisa » 16 mars 2010, 19:00

Bonjour Henrique,

je reprends d'abord ce que tu écris:

Henrique a écrit :E2D2 rappelle que l'essence est sans quoi une chose ne peut être et précise qu'elle est aussi ce qui sans la chose ne peut être ; en d'autres termes, elle est ce par quoi une chose peut être et aussi ce qui, par la chose, peut être. Ainsi, si "causa est ratio", on peut ajouter que "essentia est causa", l'essence est cause du pouvoir d'être.


j'avoue que j'ai pas mal de difficultés à te suivre. Je m'explique.

D'abord, l'E2D2 me semble être plus précis que ce que tu dis: le definiens ici n'est pas l'essence elle-même mais ce qui constitue une essence (E2P10 sc., qui explicite la définition), ce qui appartient à une essence.

Dès lors, ce qui constitue une essence est ce sans quoi la chose ne peut être, et ce qui sans la chose ne peut être.

Deuxième précision: cette définition ne traite pas uniquement de l'esse, mais aussi de la "concevabilité" d'une chose ou de ce qui constitue une essence. Ce qui appartient à une essence est non seulement ce sans quoi la chose ne peut être et inversement, c'est aussi ce sans quoi la chose ne peut même pas être conçue.

Je peux avoir l'idée d'une licorne même si cette idée ne correspond à aucun signe d'une chose existant en dehors de mon Esprit, mais je ne peux pas avoir l'idée d'une licorne si je n'ai pas l'idée d'une corne. Sans corne, la licorne est inconcevable. C'est pourquoi la corne appartient à l'essence de la licorne, même si la licorne n'est qu'une idée dans mon Esprit. La même chose vaut pour les choses qui existent en dehors de mon Esprit dans un temps et un lieu précis.

Or, ce qui appartient à l'essence d'une chose n'est jamais ce qui est la cause de la chose. Ce qui constitue mon essence ce sont mon Corps (= mode de l'attribut de l'Etendue) et mon Esprit (= mode de l'attribut de la Pensée). Mais ces modes n'enveloppent pas l'existence, donc ils ne peuvent pas être la cause de mon existence. Bien au contraire, ce qui cause l'existence des deux modes que je suis moi, ce sont quatre autres modes, qui constituent deux autres essences, celle de mon père et celle de ma mère.

Le rapport entre l'essence d'une chose et son existence ne peut donc être un rapport causal.

Henrique a écrit : Exemple d'essence : l'effort de persévérer dans l'être chaise est ce sans quoi la chaise cesserait aussitôt d'être, autrement dit ce par quoi elle continue d'exister, et ce qui sans la chaise n'aurait aucune réalité ou signification... En d'autres termes, l'effort de persévérer dans l'être chaise est la cause immanente par laquelle une chaise peut être ce qu'elle est. La chaise a certes, comme chose finie dans la durée, un certain nombre de causes transitives, sans lesquelles elle ne pourrait être, mais dès lors qu'elle est, elle s'efforce indéfiniment d'exister alors même que ses causes ont pu cesser de le faire du point de vue de la durée. Ainsi l'essence d'une chose est sa cause immanente.


il me semble que tu confonds l'existence et l'essence.

"Perséver dans son être" n'a du sens que du point de vue de la durée, du temps (on se situe donc sur le plan de l'imagination). Pas du point de vue de l'éternité. Le conatus ne concerne que l'existence dans le temps, et non pas l'existence dans l'éternité.

Lorsque la chaise est détruite, elle n'existera plus dans le temps, mais son essence singulière à elle bien sûr ne sera pas détruite, puisque celle-ci est éternelle, comme toute essence.

L'essence singulière définit un certain degré de puissance, qui définit la quantité d'effort qu'une chose peut donner pour se maintenir dans le temps. Mais le jour où tu mourras tu ne deviendras pas du coup "inconcevable", ton existence dans le temps deviendra inconcevable, mais l'idée singulière que tu es continuera à être, on pourra toujours penser à Henrique-le-philosophe-qui-aimait-Spinoza, si tu vois ce que je veux dire?

Ce qui fait qu'une chose subsiste dans le temps n'est pas uniquement le degré de puissance qu'elle est, mais aussi tout un ensemble de circonstances contingentes qui font que pour le moment elle n'est pas encore détruite. Ce n'est donc pas l'essence de la chose qui est la cause du fait qu'elle existe, le fait qu'elle existe (dans le temps) est toujours le résultat d'un ensemble de causes.

Henrique a écrit :[Au niveau des affects, quelle est par exemple l'essence de l'amour ? C'est une joie accompagnée de l'idée d'une cause. Spinoza ne donne pas ici un genre et une différence, il indique quelles idées permettent de former cet état par lequel on va désirer s'unir à l'objet aimé. Or la joie et l'idée d'une cause ne sont pas ce qui provoque ce sentiment dans la durée, comme la beauté ou telle autre qualité plaisante, mais ce qui dans l'éternité fait que l'amour n'est pas la haine, est cause de son identité.]


je ne comprends pas très bien ce que tu veux dire.

L'Amour est en effet défini chez Spinoza comme Joie accompagnée de l'idée d'une cause extérieure. Je ne vois pas en quoi ceci ne serait pas une définition aristotélicienne: la Joie est le genre, l'idée de cause extérieure la différence. Nous sommes au niveau des définitions ici, donc au niveau du deuxième genre de connaissance, au niveau des ideés abstraites ("l'Amour") et des propriétés communes, pas au niveau des essences.

Enfin, comment est-ce que l'essence d'un Affect (c'est-à-dire l'essence de tel ou tel mode particulier qu'est tel ou tel Affect vécu par tel ou tel homme singulier) pourrait être à la fois ce qui cause cet Affect .. ?

Bref, il me semble que tu confonds deux choses: ce qui constitue l'essence d'une chose, et ce qui cause l'essence d'une chose.

Seul dans le cas de l'essence divine peut-on dire que l'essence cause l'existence. Pour les modes divins (= les modifications de l'essence divine, autrement dit les choses particulières), c'est toujours un autre mode et donc une autre essence qui cause l'existence de tel ou tel mode. L'essence d'un mode n'enveloppe pas nécessairement l'existence (E2 Axiome 1).

Henrique a écrit :Mais quelle est alors la cause de la subsistance d'une chaise, si ce ne sont pas ses causes transitives déjà disparues ? Son effort propre de persévérer dans l'être. Et quelle est la cause de cet effort ? "Dieu n'est pas seulement la cause efficiente de l'existence des choses, mais aussi de leur essence." (E1P25)


Dieu est certainement la cause des deux, mais ce n'est pas parce Dieu est à la fois la cause de l'essence et de l'existence de tel ou tel homme que du coup l'essence de cet homme devient elle-même la cause de l'existence de l'homme.

Henrique a écrit :Or Dieu ne saurait être cause transitive de l'essence des choses, il en est cause immanente (E1P18). En d'autres termes, Dieu est l'essence de l'essence des choses, c'est-à-dire ce sans quoi ces essences ne pourraient être ou être conçues et ce qui sans ces essences ne pourrait être ou être conçu.


je pense que tu te trompes.

Dire que Dieu est ce qui sans les essences des choses ne pourrait être ou être conçu, c'est dire que Dieu ne pourrait être ni être conçu sans les modes. Or on sait que justement, les attributs sont antérieurs aux modes, et se concoivent et sont par soi. Donc ce qui constitue l'essence divine n'a pas besoin des modes pour être ou pour se concevoir.

Inversement, l'essence divine ne constitue pas les essences des choses, l'essence d'une chose est constituée par des modes, c'est-à-dire des modifications de l'essence divine, non pas par cette essence elle-même (E2P10 cor.).

Je cite le scolie de la même proposition, scolie qui dit explicitement vouloir davantage clarifier l'E2D2:

Spinoza a écrit :Car mon intention ici a été seulement de donner la raison pour laquelle je n'ai pas dit qu'appartient à l'essence d'une chose ce sans quoi la chose ne peut ni être ni se concevoir; c'est parce que les choses singulières ne peuvent sans Dieu ni être ni se concevoir, et pourtant Dieu n'appartient pas à leur essence; (...).


Henrique a écrit :L'expression "l'être de la substance n'appartient pas à l'essence de l'homme" est à distinguer de "la substance n'est pas l'essence de l'homme". Dans le premier cas, on dit que l'homme n'est pas par soi et en soi, ce qui n'empêche pas qu'il soit expression immédiate de cette substance (à titre de mode) (...)


on dit plus que cela, comme je viens de le citer: c'est parce que l'être de la substance n'appartient pas à l'essence de l'homme que la cause de l'existence de l'homme ne peut pas être sa propre essence, l'homme n'existe (dans le temps) que s'il reçoit de l'être d'une autre mode, d'une autre essence singulière existant dans le temps.

Henrique a écrit :Dans le second, on supposerait une séparation entre la substance et l'homme, deux essences indépendantes, ce qui rendrait la notion de mode chez Spinoza complètement creuse et ferait finalement de l'homme une substance finie si ce concept pouvait avoir un sens.


La substance est l'essence de l'homme, seulement une substance a toujours une essence et des modes. Ce qui cause l'existence dans le temps d'une chose x ou d'une essence x, c'est le mode ou la chose ou l'essence y, et non pas l'essence de la substance elle-même.

Ceci ne rend pas les essences des choses singulières "indépendantes" de l'essence divine, puisque par définition, l'essence divine et les essences des choses appartiennent toutes les deux à la même substance.

Henrique a écrit :Dire que la substance, ou nature naturante, est l'essence de toutes choses, c'est dire qu'elle est ce sans quoi rien ne peut ni être, ni être conçu. Quel lecteur de Spinoza pourrait dire le contraire ?


euh ... moi, pour ne donner qu'un exemple ... :)

Tu oublies ici la deuxième partie de l'E2D2, et c'est cet ajout qui fait que la définition spinoziste de l'essence est tout à fait différente de toutes les autres définitions (alors que telle que tu le définis ici, tu ne fais que reprendre la définition platonicienne et aristotélicienne de l'essence).

La substance, c'est la nature naturante et la nature naturée (voir le scolie de l'E1P29). Mais encore une fois, la substance n'est pas l'essence de quelque chose, la substance a une essence (= la Nature naturante) et à part cela des modes (= la Nature naturée).

Je pense vraiment qu'on risque de passer à côté de quelque chose de fondamental chez Spinoza si l'on ne tient pas bien compte de ce que signifie le mot substance (chez Spinoza, mais aussi chez Descartes et ses prédecesseurs): une substance a toujours une essence et des affections. On ne peut pas réduire la substance à l'un de ses deux aspects (l'essence par exemple), ni supposer que l'essence d'une substance soit nécessairement aussi l'essence des affections de cette même essence.

Enfin, c'est parce que ce qui constitue une essence est aussi ce qui sans la chose ne peut être (l'inverse de la définition traditionnelle, ajoutée par Spinoza à celle-ci) qu'il est absurde de dire que la substance ou nature naturante est l'essence de toute chose, puisque, comme Spinoza l'explique très bien dans l'E2P10, si c'était le cas, dès qu'on supprime une seule chose, un seul mode, la substance elle-même serait détruite, alors que justement, la substance ne peut être détruite.

Henrique a écrit : De même, sans toutes choses, la substance ne pourrait ni être, ni être conçue (du moins adéquatement : E1P16).


E1P10: "Chaque attribut d'une même substance doit se concevoir par soi.

E1P1: "Une substance est antérieure de nature à ses affections.".

Des définitions même de la substance et d'un mode il suit déjà que les attributs, c'est-à-dire l'essence de la substance, se conçoivent par soi. Les attributs, et donc l'essence divine, n'ont pas besoin des modes pour être ou pour se concevoir. C'est précisément en cela qu'ils diffèrent essentiellement des modes (qui eux ont une essence qui a besoin d'autre chose pour être et se concevoir).

L'E1P16 dit que les choses suivent de la nécessité de la nature divine, mais justement, ce qui suit de cette nature ne peut pas en même temps la constituer .. il faut bien d'abord (antériorité logique) des attributs avant qu'il ne puisse y avoir des modifications de ces attributs .. . Et ces attributs doivent bien se concevoir par soi si l'on veut avoir un "point de départ" de la chaîne productive ou ontologique. Il faut au début quelque chose dont l'essence enveloppe nécessairement l'existence, et donc qui est et se conçoit par soi, autrement dit qui est cause de soi, avant qu'il ne puisse y avoir des modes ou des choses qui dépendent d'autre chose pour pouvoir être et se concevoir.

C'est pourquoi la substance est tout à fait concevable sans modes (concevoir les attributs d'une substance c'est concevoir ce qui constitue l'essence de la substance), alors qu'un mode ne peut pas être conçu sans la substance (sans l'attribut qu'il modifie).

Henrique a écrit :Ce n'est pas dire que les modes sont la substance et donc que rien ne les distinguerait les uns autres. C'est dire que sans la substance ils ne seraient rien, les modes n'étant qu'affections ou expressions de la substance.


étant des affections de la substance, les modes sont la substance. Ils ne sont seulement pas toute la substance, celle-ci ayant aussi une essence ou des attributs. C'est pourquoi Bernard Pautrat a raison de dire que l'homme est "du Dieu". Il n'y a rien en dehors de la substance, tout fait partie de la seule et même substance chez Spinoza. Mais il n'y a qu'une essence substantielle, alors qu'il y a une infinité d'essences modales. L'homme est "de la substance". Mais il n'est pas l'essence de la substance, il n'en est qu'un mode.
Cordialement,
L.

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Messagepar Louisa » 17 mars 2010, 01:39

Pour résumer:

on pourrait dire qu'à mon sens ce que tu dis ci-dessus (que l'essence d'une chose est la cause de l'existence de la même chose) est contradictoire avec ce passage-ci (E1P8 scolie II):

Henrique a écrit :(...) la cause qui fait qu'existent ces vingt hommes, et par conséquent qui fait que chacun existe, doit nécessairement se trouver hors de chacun, et pour cela il faut conclure absolument que tout ce dont la nature est telle qu'il peut en exister plusieurs individus doit nécessairement, pour qu'ils existent, avoir une cause extérieure. Maintenant, puisqu'à la nature d'une substance appartient d'exister, sa définition doit envelopper l'existence nécessaire, et par conséquent son existence doit se conclure de sa seule définition.


C'est pourquoi, lorsque tu dis que la définition de l'Amour est la cause même de l'Affect d'Amour, à mon sens tu es en train de transformer l'Amour (un Affect, donc un mode de la substance) en une causa sui, alors que chez Spinoza ce n'est clairement que la substance elle-même, en son essence à elle, qui est cause de soi, et certainement pas les modes.

Enfin, il faudrait davantage étudier tout cela bien sûr, mais j'avoue que pour l'instant je ne vois pas très bien comment lier ce que tu dis au texte même de Spinoza.

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Messagepar Miam » 18 mars 2010, 01:11

Si je puis me permettre.
D’abord pour Louisa.

1/ Constituer (une essence ou un attribut mais pas seulement), ce n’est pas appartenir à (pertinere ad = convenir à, aboutir à, s’appliquer à). Par exemple un attribut constitue l’essence d’une substance. Pourtant cet attribut n’appartient pas à l’essence d’une substance. Ce qui appartient à l’essence d’une substance, ce sont l’existence, l’éternité, l’infinité, la nécessité : bref ce que les PM nomme les « modes d’exister » de la substance que lui livre ses attributs auxquels il appartient également d’exister, d’être éternels, infinis et nécessaires.
Comme l’écrit Henrique, ce qui appartient à l’essence d’une chose est précisément défini par II D2.
Si une infinité d’attributs appartenait à l’essence de la Substance infiniment infinie, en vertu de II D2 nous ne pourrions concevoir cette Substance sans concevoir également une infinité d’attributs. Or ce n’est pas le cas puisque nous ne pouvons en concevoir que deux. Ce qui appartient à l’essence de Dieu, ce n’est pas une infinité d’attributs mais la constitution d’une substance par une infinité d’attributs – ce qui est très différent.

2/ Je ne vois pas ce que l’ « esse » a ici à voir avec l’essence. Essence = ce qu’est une chose. Esse = l’être de la chose = ce qui fait que la chose est. Secundum esse (dans le scolie de II 10) s’oppose simplement à secundum fieri et tous deux sont relatifs à la cause. L’architecte est cause de la maison secundum fieri parce qu’une fois la maison construite, elle demeure quoique l’architecte puisse disparaître. Dieu est cause des choses secundum esse parce qu’une fois la chose créée, Dieu ne pourrait disparaître sans que la chose disparaisse aussi.

3/ Que l’essence d’une chose concerne non seulement ce qu’est la chose mais également la « concevabilité » de cette chose : cela est évident, du moins dans la tradition greco-chrétienne. Une essence est toujours pour un entendement. Une chose n’est concevable que si elle a une essence.

4/ Chez Spinoza (moins chez Descartes) la corne n’appartient pas à l’essence de la licorne. Elle en est une partie ou une propriété. L’essence de la licorne, c’est la production de la licorne. De même l’essence du cercle c’est le mouvement du compas (cf. TRE). Le rayon de ce cercle n’appartient pas à l’essence du cercle. Il est une propriété du cercle. Telle est l’objection que Spinoza fait à Descartes.

5/ Ce qui appartient à l’essence d’une chose n’est certes pas toujours la cause de cette chose mais bien sa production. Le demi-cercle est une cause transitive de la sphère, mais ce qui appartient à l’essence de la sphère – la production de la sphère, c’est la rotation de ce demi-cercle. Aussi lorsque Louisa écrit que « ce qui appartient à l'essence d'une chose n'est jamais ce qui est la cause de la chose », le « jamais » me paraît de trop. Dieu est cause des choses mais n’appartient à l’essence d’aucune chose parce qu’il n’explique la production d’aucune chose. Le demi-cercle n’appartient pas à l’essence de la sphère parce qu’il n’explique pas la production de la sphère. Pourtant il est l’une des causes de la sphère. Dans le premier cas Dieu est une cause trop générale, dans le second cas le demi-cercle est une cause seulement partielle de la sphère. Mais cela ne nous empêche pas de dire que la production de la chose – donc ce qui appartient à son essence – est cause de la chose. C’est presque une tautologie : la cause de la chose, c’est sa production. Bien mieux, c’est sa causalité complète (ni une cause trop grande, ni une cause trop partielle) et, par suite, éternelle, puisque toute chose est produite d’une certaine manière de toute éternité de sorte à n’être qu’une affection d’un attribut éternel. Lorsque Spinoza dit qu’il faut connaître les choses par leur cause, c’est bien de cela qu’il s’agit.

6/ Nulle part je pense on peut lire que ce qui constitue l’essence d’un homme c’est son corps et son mental. On sait ce qui constitue l’essence du mental (l’idée du Corps II 11). On peut aussi – moins facilement) savoir ce qui constitue l’essence du Corps, à savoir la dynamique des parties qui lui appartiennent dans la mesure où elles le font fonctionner au mieux. Mais nous n’avons pas la moindre idée de ce qui constitue l’essence de l’homme. Nous ne pouvons que l’approcher à partir de nos expériences humaines quotidiennes et des notions communes entre les hommes que nous pouvons en déduire.

7/ Louisa écrit « Le rapport entre l'essence d'une chose et son existence ne peut donc être un rapport causal. » Mais Henrique n’a jamais dit le contraire je crois. L’effort pour persévérer dans l’être ou l’effort pour persévérer dans l’existence, c’est l’essence même de la chose. Par conséquent cet effort est éternel comme toute essence quoique l’existence de la chose soit finie dans le temps. L’effort pour exister d’une chose est l’effet et la cause d’une infinité d’autres choses. Par conséquent il est éternel dans ses effets et dans ses causes comme l’est l’attribut qu’il constitue. L’essence d’une chose est bien le mode (la manière d’être) d’un attribut-essence éternel. Comment exclure ce mode sans que disparaisse également l’attribut éternel ? Impossible au sein d’un attribut indivisible ! Du reste, je le répète, il en va de même pour l’existence. L’existence d’un mode est finie au sens où elle commence et finit sub specie temporis . Mais sub specie aeternitatis comment exclure l’existence d’une chose qui constitue un attribut indivisible sans supprimer l’existence éternelle de cet attribut ? L’existence d’un mode n’est rien d’autre que l’existence de l’attribut, si ce n’est cette différence de « temporalité » : temps infini (éternité) – temps indéfini de l’essence actuelle des modes (durée), temps fini (temps imaginaire).
De même, l’essence d’un mode c’est l’essence de l’attribut, si ce n’est qu’on n’a pas besoin de toutes les causes transitives (une infinité d’autres modes) pour concevoir la production de ce mode : on a seulement besoin de sa production immédiate parce que, d’office, cette production immédiate d’inscrit dans la production éternelle dans l’attribut. C’est je crois là ce que subodore Louisa lorsqu’elle écrit « Lorsque la chaise est détruite, elle n'existera plus dans le temps, mais son essence singulière à elle bien sûr ne sera pas détruite, puisque celle-ci est éternelle, comme toute essence. » Elle est par contre dans l’erreur lorsqu’elle sépare le degré de puissance d’un mode et les circonstances extérieures qui augmentent ou diminuent cette puissance (parfois jusqu’à la destruction). Le premier se réfère à une causalité immanente : la chose comme production de la chose. Le second à une causalité transitive (les circonstances extérieures). Mais il s’agit de la même causalité vue soit sub specie durationis (un temps indéfini d’effort), soit sub specie temporis (produit tel jour, détruit tel autre jour). Par suite elle se trompe également lorsqu’elle écrit que pour un mode « c'est toujours un autre mode et donc une autre essence qui cause l'existence de tel ou tel mode. » Cela c’est du seul point de vue des causes transitives sub specie temporis : c’est évident puisque Dieu lui-même, qui n’est pas un mode, est cause de l’existence des choses. Ce qui est cause de l’existence d’une chose, ce n’est pas un mode. C’est toute la chaîne causale qui mène à cette existence. Par conséquent, c’est tout l’attribut. Par conséquent, c’est Dieu lui-même. La seule différence entre l’essence et l’existence d’une chose singulière, c’est que la connaissance de l’essence de cette chose ne suffit pas pour savoir quand elle va apparaître. Pour cela il faudrait connaître toute la chaîne des causes transitives déroulée dans le temps. Mais nous ne le pouvons pas. Or ce manque est dû à la constitution de notre mental par des pensées successives et non à un défaut intrinsèque à l’existence de cette chose.

8/ Quant à l’amour, si on est au niveau des définitions, on est d’office aussi au niveau des essences.
Par ailleurs l’idée d’une cause extérieure n’est pas la différence spécifique ajoutée au genre « joie » car pour la tristesse il peut y avoir aussi l’idée d’une cause extérieure : cela se nomme la haine. Or il ne peut y avoir une différence spécifique commune à deux genres.

9/ Où Spinoza écrit-il dans l’Ethique que l’essence d’une substance est cause de son existence ?

10/ Louisa écrit : « Dire que Dieu est ce qui sans les essences des choses ne pourrait être ou être conçu, c'est dire que Dieu ne pourrait être ni être conçu sans les modes. Or on sait que justement, les attributs sont antérieurs aux modes, et se conçoivent et sont par soi. Donc ce qui constitue l'essence divine n'a pas besoin des modes pour être ou pour se concevoir. » Certes on peut concevoir Dieu sans concevoir l’essence de chaque mode, mais on ne peut concevoir Dieu sans concevoir son essence, donc au moins un de ses attributs dont les modes sont les affections. Comme je l’ai écrit plus haut, l’essence de la substance, l’essence de l’attribut et l’essence des modes sont une seule et même essence.

11/ « l'essence d'une chose est constituée par des modes, c'est-à-dire des modifications de l'essence divine, non pas par cette essence elle-même (E2P10 cor.). » D’une part il s’agit ici de l’essence de l’homme et pas de n’importe quelle « chose » (voir plus bas). D’autre part il s’agit dans ce corollaire de « modifications », non de modes : une modification est l’ensemble des modes correspondants dans tous les attributs. Enfin constituer une chose n’est pas être cette chose, sans quoi Dieu, puisqu’il constitue le mental humain, serait ce mental humain. Bref : le mode d’une essence n’est pas une chose à part de cette essence. C’est une affection de cette essence indivisible qui, du reste, est toujours déjà affectée. Ce n’est que logiquement qu’une substance est antérieure par nature à ses affections. Car quoi ? Comment pourrions nous concevoir une affection sans savoir ce qui est affecté ?

12/ Il n’y a absolument pas de lien entre l’essence ou la définition d’une chose et sa caractérisation comme causa sui. Dans le cas contraire on pourrait passer de la définition I D1 à la définition I D6 sans tout le détour jusqu’à I 11. La définition de Dieu en I D6 c’est la production de Dieu de la même façon que la définition d’un mode fini est la production de ce mode. Causa sui ou non.


Pour les deux :

1/ Au vu de 1/ et 10/, je ne peux accepter la désignation de Dieu comme « essence des essences »

2/ Quant à la proposition II 10.
Ecrivons avec les variantes :
a. L’être de la substance n’appartient pas à l’essence de l’homme.
b. La substance n’appartient pas à l’essence de l’homme.
c. L’essence de la substance n’appartient pas à l’essence de l’homme.

Quelle différence y a-t-il entre a, b, et c ?

Entre a et b.
A première vue rien ne change puisqu’on peut concevoir l’être de la substance sans concevoir l’homme tout autant qu’on peut concevoir la substance sans concevoir l’homme.

Entre a et c.
c. est une formulation un peu bizarre. En vertu de II D2, comment une essence pourrait-elle
appartenir à une autre essence ? Comment la production d’une chose ne pourrait-elle être conçue sans la production d’une autre chose et vice versa ? Cela me paraît impossible. Comment pourrait-il y avoir la production de la production d’une chose ? C’est pourquoi je n’entends pas Dieu comme « essence des essences ».
Donc exit c.

Pourquoi alors a. et non b. ?
1° On parle ici de substance et non de Dieu. Appuhn traduit d’ailleurs par « une substance » pour la seconde occurrence de ce terme dans II 10. Par conséquent il ne s’agit pas nécessairement de la substance infiniment infinie = Dieu. Il pourrait s’agir aussi d’une autre substance à un ou plusieurs attributs pour autant qu’on ne retrouve pas ce ou ces attribut(s) dans la constitution une autre substance (I 5).
2°Pourquoi alors Spinoza peut-il se permettre une telle imprécision ? Parce qu’il s’agisse de Dieu ou d’une autre substance, rien ne change pour la vérité formelle de cette proposition : une substance à un attribut n’appartient pas non plus à l’essence des modes de cet attribut. Spinoza aurait pu écrire de façon (anti)cartésienne : la substance pensante n’appartient pas à l’essence de l’homme puisqu’on peut concevoir la pensée sans concevoir l’homme (chez Spinoza pas chez Descartes). Et il en va de même pour les substances à plusieurs attributs.
3° Mais Spinoza choisit de parler de l’homme, et pas seulement parce qu’il n’a pas encore développé ce qu’était un mental, un corps ni la relation entre ceux-ci. Or l’homme est à la fois mental et corps. Donc pour l’occasion il ne peut s’agir d’une substance à un seul attribut. Il en faut au moins deux.
J’ai voulu montrer jadis que le démarrage de l’Ethique constitue une hénologie de l’Un-Infini si bien que tout est Un et/ou Infini. Comme la substance à un seul attribut est exclue dès qu’on parle de l’homme (et non d’un mental ou d’un corps), en vertu de cette hénologie, il ne pourrait s’agir que d’une substance constituée par une infinité d’attributs.
4° Certes, rien ne dit que cette hénologie fonctionne ici. Mais cela importe peu car : qu’il y ait deux, plus de deux ou une infinité d’attributs, chaque mode doit correspondre à un mode d’un (des) autre(s) attribut(s) selon l’ordre des causes « au cordeau ». Qu’il y ait deux, plus de deux ou une infinité d’attributs, il s’agit du même cordeau. Et cela : mental comme mode du penser + corps comme mode correspondant de l’étendue + éventuellement x comme mode correspondant de l’attribut X + ….à l’infini, cela forme un « être » (cf. notion d’ « être actuel » différent de « essence actuelle »). Dès lors, puisqu’il ne peut s’agir d’une substance à un seul attribut, la substance dont il est question ici doit avoir elle-aussi un être, c'est-à-dire au moins deux attributs avec un seul ordre causal (et en fin de compte, selon l’hénologie, une substance à une infinité d’attributs).
Donc « L’être d’une substance (esse substantiae) ne peut appartenir à l’essence de l’homme ».

Mais aussi « Ce n’est pas une substance (substantia) qui constitue la forme (formam) de l’homme ».
Une substance et non plus l’être d’une substance. Constituer et non plus appartenir à. La forme et non plus l’essence de l’homme.
1° C’est assez intéressant parce qu’on sait par ailleurs que Dieu (donc une substance) constitue l’essence du mental humain (II 11s). Mais seulement l’essence du mental. Rien ne dit que Dieu constitue aussi l’essence du corps humain. C’est plutôt l’inverse puisque le corps humain est un mode qui constitue l’attribut étendue qui, lui-même, constitue l’essence de la Substance. Seul le mental compose un entendement infini qui est (objectivement) l’idée de Dieu. Seule la réflexivité de la pensée permet à Dieu de constituer l’essence du mental. Or l’homme est à la fois (au moins) mental et corps. Pas seulement un mental comme chez Descartes.
2° Pour cette raison, Spinoza peut énoncer que l’homme est un être… si seulement le mental de cet homme est bien le mode correspondant au corps de ce même homme « au cordeau » (nous ne savons toujours pas à ce stade que « l’objet de l’idée constituant le mental humain est le corps » car cela suppose le détour par les « êtres objectifs » et donc la reprise de II 7 assumée par II 11, 12, 13). Or, ce « cordeau », c’est la « forme de l’homme » (formam hominis) en tant qu’être = modes correspondants de chaque attribut « au cordeau » = une modification. Il n’en va pas de même par exemple de l’idée que Pierre se fait de Paul lorsqu’il lui attribue un mental qu’il n’a pas ou lorsqu’on attribue un mental de cheval à un produit culturel comme le cheval volant : nous ne concevons alors pas des êtres mais des entités imaginaires dont le mental et le corps ne correspondent pas « au cordeau ». Spinoza se trouve proche des averroïstes et s’oppose à Thomas lorsqu’il considère ainsi que l’être (esse) est le produit d’un formalisme des essences.

Bref, et pour conclure : dans le premier énoncé de II 10 Spinoza doit écrire l’ « être d’une substance » parce qu’il s’y agit de l’essence de l’homme et qu’on sait seulement que « l’homme pense » (II A2). Dans le second énoncé il peut écrire substance tout court parce que le terme de « forme » indique que l’homme est bien un être et n’est pas réduit à son mental.

Voilà comment je lis cela.

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Messagepar Louisa » 18 mars 2010, 01:46

Miam a écrit :1/ Constituer (une essence ou un attribut mais pas seulement), ce n’est pas appartenir à (pertinere ad = convenir à, aboutir à, s’appliquer à). Par exemple un attribut constitue l’essence d’une substance. Pourtant cet attribut n’appartient pas à l’essence d’une substance.


Salut Miam,

tu dis un tas de choses intéressantes ... je commence par le début.

Je pense qu'il est difficile de nier que chez Spinoza les attributs appartiennent à l'essence de la substance. Prenons par exemple la démo de l'E1P19:

"Ensuite, par attributs de Dieu il faut entendre ce qui exprime l'essence de la substance Divine, c'est-à-dire ce qui appartient à la substance."

Miam a écrit :Ce qui appartient à l’essence d’une substance, ce sont l’existence, l’éternité, l’infinité, la nécessité : bref ce que les PM nomme les « modes d’exister » de la substance que lui livre ses attributs auxquels il appartient également d’exister, d’être éternels, infinis et nécessaires.


Certes, l'existence nécessaire appartient aussi à l'essence de la substance ("Or à la nature de la substance appartient l'éternité."), mais comme le montre la démo de l'E1P19, il me semble que c'est précisément parce que les attributs appartiennent à la même essence qu'ils doivent être dits éternels.

On pourrait objecter que Spinoza dit ici "ce qui appartient à la substance" et non pas "ce qui appartient à l'essence de la substance", mais si l'on veut comprendre par là que les attributs appartiendraient à la substance sans appartenir à l'essence de la substance (et tout en constituant cette essence même), je ne vois pas très bien comment faire fonctionner cette démo, raison pour laquelle je pense qu'il faut lire ce "ce qui exprime l'essence de la substance Divine, c'est-à-dire ce qui appartient à la substance" comme étant équivalent à "ce qui exprime l'essence de la substance Divine, c'est-à-dire ce qui appartient à l'essence de la substance".

Miam a écrit :Comme l’écrit Henrique, ce qui appartient à l’essence d’une chose est précisément défini par II D2.
Si une infinité d’attributs appartenait à l’essence de la Substance infiniment infinie, en vertu de II D2 nous ne pourrions concevoir cette Substance sans concevoir également une infinité d’attributs. Or ce n’est pas le cas puisque nous ne pouvons en concevoir que deux.


Nous n'en connaissons que deux, au sens où nous n'enveloppons que deux attributs. Mais l'Ethique lui-même démontre que l'essence divine est constituée d'une infinité d'attributs, et une fois que l'on accepte cette démonstration, l'essence divine devient effectivement inconcevable autrement, c'est-à-dire on ne pourra plus jamais la concevoir comme n'étant constituée que de deux attributs seuls.

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Messagepar Louisa » 18 mars 2010, 02:02

Miam a écrit :6/ Nulle part je pense on peut lire que ce qui constitue l’essence d’un homme c’est son corps et son mental. On sait ce qui constitue l’essence du mental (l’idée du Corps II 11). On peut aussi – moins facilement) savoir ce qui constitue l’essence du Corps, à savoir la dynamique des parties qui lui appartiennent dans la mesure où elles le font fonctionner au mieux. Mais nous n’avons pas la moindre idée de ce qui constitue l’essence de l’homme. Nous ne pouvons que l’approcher à partir de nos expériences humaines quotidiennes et des notions communes entre les hommes que nous pouvons en déduire.


Quelques citations qui à mon sens montrent que ce qui constitue l'essence de l'homme c'est son Corps et son Esprit:

- E2P10 cor.: "De là suit que l'essence de l'homme est constituée par des modifications précises des attributs de Dieu."
Démo: "(...) l'essence de l'homme (...) est donc (...) une affection, autrement dit une manière, qui exprime la nature de Dieu de manière précise et déterminée.
- E2P11 démo: "L'essence de l'homme est constituée par des manières précises des attributs de Dieu; à savoir par des manières de penser, et parmi elles toutes la première, de nature, est l'idée (...)."
- E2P13: "De là suit que l'homme est constitué d'un Esprit et d'un Corps (...)."
- E2P17 scolie: "(...) nous comprenons clairement quelle différence il y a entre l'idée par ex. de Pierre qui constitue l'essence de l'Esprit de Pierre lui-même (...) [qui] explique directement l'essence du Corps de Pierre (...)".

Pourrait-on lire ces passages d'une telle façon que le Corps et l'Esprit ne constituent pas l'essence de tel ou tel homme? Si oui, comment?


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