Brièvement : je suis en première année de licence de philosophie, et j'ai lu assez rigoureusement Spinoza (Court Traité, Traité de la Réforme de l'Entendement, Principes de la philosophie de Descartes, L'Éthique), en dépit de mes positions profondément "kanto-schopenhaueriennes-sadiennes" (si si, c'est possible).
Chose assez rare, j'ai eu l'autorisation de traiter sous forme de dialogue le sujet suivant : Peut-on agir sans intérêt ? Résolument déterministe et amoraliste, ma position est évidemment que non. Dans un passage où je me propose, avant d'apporter une preuve solide reposant sur la loi de causalité, de réfuter l'altruisme sacrificiel par la proposition IV du troisième livre de L'Éthique, je tombe sur l'objection évidente du suicide.
Avant de vous copier le passage en question, je tiens à vous fournir une insigne explication. Ici, j'emploie abusivement le terme d'attribut, non pour désigner une qualité constitutive de l'essence de la substance, mais pour désigner une qualité constitutive de l'essence d'une chose. Il va de soi que dans la philosophie spinoziste, une "chose", qu'elle soit considérée sous l'attribut de la pensée ou sous l'attribut de l'étendue, n'est toujours qu'un mode de la substance, et ne possède par conséquent aucun attribut à proprement parler. Cependant, si on procède avec un peu de souplesse et qu'on s'écarte sensiblement de Spinoza, accorder aux choses une essence constituée d'une somme d'attributs (dans le sens où l'entend Spinoza pour la substance) ne me semble pas insensé, comme je le montre avec l'exemple de la matière. Ne me tenez donc pas, je vous prie, rigueur de ce détail qui n'est pas d'une importance considérable dans le problème qui m'occupe.
Dorian : Bien. Nous distinguons les choses selon qu'elles soient telles ou telles : ce que nous appelons proprement leur essence, constituée par une somme d'attributs. L'attribut d'une chose est l'une de ses qualités immuables, qu'on ne saurait soustraire à son essence sans la changer. L'une des propriétés de la matière, par exemple, c'est d'être étendue. Si on lui enlève "être étendue", l'essence de la matière s'en trouve changée, et il ne s'agit plus de matière. On dit de l'étendue qu'elle est un attribut de la matière ; autrement dit, qu'elle compose son essence, et que sans elle, la matière n'est plus matière. Un attributs est donc ce qui constitue l'essence d'une chose, et qu'on ne peut ôter à cette chose sans en changer l'essence, et donc la chose elle-même. En convenez-vous ?
Mickey : Tout ceci est très spinoziste, mais j'en conviens.
Dorian : Vous admettrez également, si la raison vous accompagne, qu'une essence ne peut être de telle sorte qu'elle enveloppe deux attributs contraires où l'un nierait l'autre ; car il faudrait alors que l'un des deux attributs s'altèrent par la force de l'autre, ou bien disparaisse, ce qui est impossible d'après le caractère immuable des attributs que nous leur avons reconnu précédemment. Il s'ensuit qu'une chose se définit par l'affirmation de son essence, de ses attributs, et non par leur négation, et qu'elle ne saurait contenir en elle un attribut qui en supprime un autre, et moins encore un attribut qui supprime l'essence à laquelle il appartient tout entier. Toujours une chose pose son essence, l'affirme, et ne la supprime pas. Ainsi, toute chose demeure la même si elle n'est pas soumise à quelque force extérieure. Vous ne concevez pas, je crois, une pierre qui, mise à l'abri de tout, et considérée en elle-même, s'altèrerait et se supprimerait uniquement sous l'effet de sa seule essence ? La conclusion s'impose : nulle chose ne peut être détruite (ni même changée dans son essence !), sinon par une cause extérieure6. Nos actions, comme vous n'en doutez pas, sont toujours l'effet d'une volonté qui réagit à des motifs : nous nous sommes accordés sur ce point au début de notre discussion. Or, notre volonté est constitutive de notre essence, et nos actions ne sont que des effets occasionnels par lesquels se manifeste une part de notre essence7. Dès lors, notre volonté ne peut œuvrer, par ses actions, par ses manifestations phénoménales (dont elle est la cause), contre notre essence ou contre elle-même (ce qui revient au même). Si donc, par « aller contre notre intérêt », vous entendiez l'altération ou la suppression de notre être intime, de notre essence, jamais nos actions ne peuvent tendre en ce sens. Vous comprenez aisément pourquoi nous ne pouvons agir contre notre intérêt : il faudrait pour cela agir contre nous-mêmes, contre notre essence, ce qui est impossible, pour nous comme pour toutes les choses de cet univers. De cette réfutation s'ensuit nécessairement la réfutation de votre affirmation précédente, et vous voilà dans l'embarras !
Mickey : Je ne vais pas m'attaquer à votre petite démonstration, que, du reste, vous pillez allégrement à Spinoza, mais à son absurdité éclatante lorsqu'elle est mise à la lumière de l'expérience. - Souvenez-vous, une théorie doit toujours trouver sa confirmation dans l'expérience. - Les cas d'autodestruction dans la nature ne manquent pas : que dire du suicide, par exemple ?
Je sais que divers discussions ont été ouverte à ce sujet. Aucune réponse ne m'a toutefois semblé véritablement satisfaisante.
Certes, le suicide a une cause extérieure à nous : nous souffrons, et étant incapable d'annihiler la cause de cette souffrance, nous supprimons la souffrance elle-même, c'est à dire nous-mêmes qui souffrons. En somme, nous pensons illusoirement mettre un terme à ce qui nous empêche d'affirmer notre être, alors qu'en vérité, nous le supprimons tout à fait. On peut ici alléguer tout simplement que nous sommes dans l'erreur, que nous avons une idée inadéquate, et que le suicide ne rentre pas en contradiction avec le conatus. Cependant, l'acte du suicide en lui-même est une autodestruction : et s'il est en effet provoqué par une cause extérieure, il n'en demeure pas moins que c'est toujours la chose qui parvient à se supprimer elle-même ; autrement dit, elle en a le pouvoir ; que ce pouvoir aille dans le sens du conatus ou pas, cela importe finalement peu si on considère uniquement l'autodestruction en elle-même. N'est-ce pas un problème ?
On pourrait cependant dire qu'en fait, c'est le corps de la chose qui est supprimé, mais pas la chose elle-même (et ne pas faire du corps un attribut de l'essence de l'individu). Mais là encore, il y a problème : le corps et l'esprit étant une seule et même chose considérée sous deux attributs différents de la substance (l'étendue et le pensée), alors la suppression du corps est une suppression de l'esprit également., et l'essence tout entière de l'individu s'en trouve détruite. Bref, je suis perdu...
Je vous remercie d'avance pour votre aide !