E1P11 : une faille logique ?

Questions et débats touchant à la conception spinozienne des premiers principes de l'existence. De l'être en tant qu'être à la philosophie de la nature.
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E1P11 : une faille logique ?

Messagepar Babilomax » 18 mai 2012, 18:43

Bonjour,

Commençons par étudier E1P7 :
Il appartient à la nature d'une Substance d'exister.
Démonstration : une substance ne peut pas être produite par autre chose, elle sera donc cause de soi, c'est-à-dire que son essence enveloppe nécessairement l'existence, autrement dit il appartient à sa nature d'exister.

De toute évidence, il est supposé ici que la Substance considérée existe, ce qui permet via l'ax. I de conclure qu'elle existe en soi.

Ensuite, dans la démonstration de E1P11 (l'existence de Dieu), il est fait usage de cette proposition pour démontrer que Dieu existe… or E1P7 suppose qu'il existe ! Il y aurait donc une faille ?
J'ai pu voir dernièrement une importante polémique sur cette proposition 11, et je tiens à dire que je ne prétends pas avoir « levé un lièvre » mais demande simplement des éclaircissements.
D'autre part, quel est votre avis quant à la place du raisonnement mathématique dans l'Éthique ? Est-ce un mode d'exposé commode comme le prétendent certains ou bien le véritable fondement ?

Merci.

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bardamu
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Re: E1P11 : une faille logique ?

Messagepar bardamu » 19 mai 2012, 14:38

Babilomax a écrit :Bonjour,

Commençons par étudier E1P7 :
Il appartient à la nature d'une Substance d'exister.
Démonstration : une substance ne peut pas être produite par autre chose, elle sera donc cause de soi, c'est-à-dire que son essence enveloppe nécessairement l'existence, autrement dit il appartient à sa nature d'exister.

De toute évidence, il est supposé ici que la Substance considérée existe, ce qui permet via l'ax. I de conclure qu'elle existe en soi.

Ensuite, dans la démonstration de E1P11 (l'existence de Dieu), il est fait usage de cette proposition pour démontrer que Dieu existe… or E1P7 suppose qu'il existe ! Il y aurait donc une faille ?
J'ai pu voir dernièrement une importante polémique sur cette proposition 11, et je tiens à dire que je ne prétends pas avoir « levé un lièvre » mais demande simplement des éclaircissements.

Bonjour,
J'ai toujours du mal à comprendre où on voit une difficulté dans ces raisonnements alors, avant de me relancer dans une n-ième tentative d'explication, deux questions :

- selon toi, c'est quoi "Dieu" pour Spinoza ? Est-ce que tu te fais une image du "Dieu" de Spinoza et laquelle ? A quoi correspond sa définition ? Que s'agit-il de montrer-démontrer exactement ?

- comment comprends-tu l'axiome 7 : quand une chose peut être conçue comme n'existant pas, son essence n'enveloppe pas l'existence. Qu'est-ce que ça dit sur "ne pas exister", sur le sens d'une phrase du type "ceci n'existe pas" ?

Babilomax a écrit :D'autre part, quel est votre avis quant à la place du raisonnement mathématique dans l'Éthique ? Est-ce un mode d'exposé commode comme le prétendent certains ou bien le véritable fondement ?

Merci.

Le "more geometrico" est un enchaînement structuré d'idées qui affirme non seulement des thèses mais précise leur valeur épistémique.
Il y a les principes, les axiomes, postulats, définitions qu'on accepte ou pas et dont on discutera d'une certaine manière, et il y a les conséquences de ces principes qui prennent un poids allant au-delà de la simple opinion parce qu'elles découlent de quelque chose de plus vaste, d'un cadre de pensée qui leur donne sens.

Si on veut rapprocher ça des maths, c'est au niveau de la création d'une mathématique, dans ces moments où les fondements mêmes des mathématiques sont interrogés, quand on se demande si on va raisonner sur des choses qu'on appellera "ensembles" ou bien des "nombres" ou bien des "points", des "espaces" etc., quels seront les opérateurs, comment ils fonctionneront etc. ou même ce qu'on appellera "preuve" (question d'actualité en logique/informatique théorique, cf cette vidéo : "Démonstration et programmes, une approche géométrique").

Pour ma part, en dépit de l'anachronisme, je tends à penser qu'après être arrivé à l'idée de l'esprit comme "automate spirituel", il s'est naturellement dit que sa philosophie devait être un "programme", une suite d'opérations logiques à exécuter pour parvenir à un résultat, à un certain état mental qui est le résultat effectif de ce qu'est "penser".

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Messagepar Babilomax » 19 mai 2012, 16:45

Ça ressemble un petit peu à un questionnaire pour vérifier que je ne m'imagine pas un dieu barbu assis sur un nuage.

— Pour ce que j'en comprends, le Dieu de Spinoza est le principe premier, qui ne se conçoit que par lui-même. C'est pourquoi je ne suis pas censé en former une image, mais le concevoir par l'entendement. Ce n'est pas un Dieu anthropomorphique, Deus sive natura et bla bla bla. Il s'agit de démontrer que l'existence de la Substance est nécessaire aux yeux de l'entendement.
— Si l'on peut avoir la certitude (et non pas l'absence de doute) que l'existence d'une chose n'est pas nécessaire, alors son essence n'enveloppe pas l'existence. Autrement dit, son inexistence n'implique pas de contradiction.

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Messagepar hokousai » 19 mai 2012, 19:33

cher Babilomax

Il me semble que Spinoza ne peut penser <b> substance</b> comme causée par autre chose, donc elle est causa sui. Cause de quoi? Pas de son inexistence.
Alors?

Spinoza ne part pas en fait de l'idée de substance mais de celle de <b>causa sui</b> . Et puis de l 'infini car en creux la définition 2/1 , si elle parle du fini introduit à ce qui n'a pas de limite pensée, c'est à dire à ce qui n' a pas besoin du concept d'autre chose pour être formé (ie la substance)
..................................

Mettons à part du raisonnement la CAUSA SUI, alors toute chose est causée par autre chose et n' a pas l'existence nécessaire, pas du moins de par son essence. On a des modes qui peuvent être ou ne pas être.( disons que pour Spinoza les modes auront une existence forcée ou contrainte )
On a des modifications qui ne sont pas nécéssaires et de plus ( sans causa sui ) des modifications de rien qui soit nécessairement existant.
C' est à dire de rien dont l'essence enveloppe l' existence puisque l'existence des effets est entièrement dans les causes qui causent son existence ( et ce à l'infini)
Et on ne comprend pas<b> pourquoi il y a quelque chose plutôt que rien </b>, puisque ce quelque chose n' est fondé sur rien qui soit existant par essence. Il n' y a dans ce cas de figure aucune chose dont l'essence (ce quelle est) envelope l'existence. Chaque chose est existante par ses causes et de même pour ses causes et cela à l'infini, sans que nous puisions arrêter la pensée sur une chose qui existe nécessairement <b>par ce qu'elle est</b>.
A proprement parler dans ce cas de figure il n existe rien d' identique à soi . Ce que Spinoza refuse et que toute la philosophie occidentale refuse.

On est obligé donc, de penser à quelque chose qui existe par soi, cause libre, causa sui ( soit un Dieu créateur/sans cause mais cause libre de sa création, soit la nature cause d'elle même ( nommée substance ).
.........................
PS il n'y a pas un poil de mathématique là dedans .
Modifié en dernier par hokousai le 20 mai 2012, 02:08, modifié 1 fois.

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Messagepar bardamu » 20 mai 2012, 01:56

Babilomax a écrit :Ça ressemble un petit peu à un questionnaire pour vérifier que je ne m'imagine pas un dieu barbu assis sur un nuage.

— Pour ce que j'en comprends, le Dieu de Spinoza est le principe premier, qui ne se conçoit que par lui-même. C'est pourquoi je ne suis pas censé en former une image, mais le concevoir par l'entendement. Ce n'est pas un Dieu anthropomorphique, Deus sive natura et bla bla bla. Il s'agit de démontrer que l'existence de la Substance est nécessaire aux yeux de l'entendement.

Pour le coup, c'est justement une image "naïve" qui m'aurait intéressé.

Quand je lis "Au commencement était le Verbe", la première image qui me vient n'est pas celle évoquée par "une substance constituée d'une infinité d'attributs dont chacun exprime une essence éternelle et infinie". Dans le 2nd cas, je vois une sorte de blob infini, ayant toutes les formes, tous les sons, toutes les couleurs etc. et l'existence de ce truc ne ressemble pas à une sorte de point originel ou d'esprit désincarné voire de "principe premier". Ce n'est plus le même problème d'existence.

Le "Dieu" de Spinoza, c'est un peu "le-tout-existant" : un nuage, de la boue, une idée, un président normal etc. sont "Deus quatenus...", "Dieu en tant que nuage, boue, idée, etc.", par le simple fait qu'ils sont des existants. E1p11 n'est pas là pour conclure que l'existence doit être attribuée à une chose nommée "Dieu", elle est là pour montrer que la définition donnée implique une existence immanente, se passe de toute transcendance dès lors qu'une substance se définit existante sans Créateur.

Pour une illustration colorée :
soit l'univers des couleurs dans le système de synthèse additive : rouge, vert, bleu, jaune, orange etc.
Dieu-Nature ne serait rien d'autre que toutes les couleurs et son essence serait constitué des couleurs primaires Rouge, Vert, Bleu, (substance à 3 attributs), c'est-à-dire des couleurs qui ne peuvent être produites par d'autres couleurs : l'existence du rouge n'a pas pour condition celle du bleu ou du vert parce qu'il n'est pas issu de l'un, de l'autre ou des deux, et une substance définie comme composition RVB n'est rien d'autre que l'affirmation de ces trois réalités primaires. Toutes les créatures, tous les individus, seraient des compositions de RVB, des compositions de modes des attributs RVB.
Dieu est vu et analysable partout parce qu'il n'est rien d'autre que tout ce qui existe, son essence étant sa constitution, le comment les réalités s'agencent, s'ordonnent, se composent.

Avec l'idée de "Dieu", on est d'emblée dans l'espace de l'existant comme on est ici d'emblée dans l'espace des couleurs, on ne raisonne pas sur un Etre distinct de l'Existence, si ce n'est dans les distinctions qu'on fait dans l'infinité des couleurs entre celles qui sont productibles et celles qui sont primaires.

Le problème "polémique" de Spinoza n'était pas l'existence de Dieu, chose que soutenait aussi ses adversaires théologiens, son problème était de casser l'appel à une transcendance comme fondement de l'existence.
Avec E1p11, on a une substance qui ne demande rien à un Etre précédant l'Existence, le "quelque chose" se suffit à lui-même, il est d'emblée auto-formation, la Création n'a pas besoin de Créateur, elle a l'existence nécessaire et on l'appellera Dieu, terme qui convient à la plus grande puissance concevable.
Babilomax a écrit :— Si l'on peut avoir la certitude (et non pas l'absence de doute) que l'existence d'une chose n'est pas nécessaire, alors son essence n'enveloppe pas l'existence. Autrement dit, son inexistence n'implique pas de contradiction.

Je crains que ce ne soit pas dans cet esprit que Spinoza veuille utiliser l'axiome (sauf erreur, il n'est utilisé que pour E1p11).

Je reprends les démonstrations :
E1p11 : Si vous niez Dieu, concevez, s'il est possible, que Dieu n'existe pas. Son essence n'envelopperait donc pas l'existence (par l'Axiome 7). Mais cela est absurde (par la Propos. 7). Donc Dieu existe nécessairement.

E1p7 : La production de la substance est chose impossible (en vertu du Coroll. de la Propos. précéd.). La substance est donc cause de soi, et ainsi (par la Déf. 1) son essence enveloppe l'existence, ou bien l'existence appartient à sa nature.

L'axiome est là pour se combiner à E1p7, c'est-à-dire l'affirmation d'un "cause de soi" comme réalité irréductible à une relation de production. On existe par soi ou par autre chose. Une chose peut être conçue comme n'existant pas uniquement quand on considère son existence comme "héritée", comme relevant d'un rapport de production dont on pourra affirmer que les conditions ne sont pas réunies (cf le scolie de E1p11 là-dessus). C'est contradictoire avec la définition d'une substance.

Dès lors qu'un attribut désigne une réalité de fait (il y a du rouge), que cette réalité n'est pas réductible à un rapport de production (le rouge ne vient ni du bleu, ni du vert), alors elle est "primaire" et l'ensemble de ces réalités primaires qualifie l'essence d'une substance. L'attribut n'est pas produit par la substance (ou vice-versa), il est constitutif de l'essence de la substance, il la qualifie, il dit de quoi elle est faite, ce qu'elle est concrètement.
Avec le "Dieu" de Spinoza, ce qui existe nécessairement, c'est une réalité multiple, un ensemble de réalités diverses toujours déjà-là, incréées, irréductibles à un point de production unique. Avec seulement du bleu dans sa palette, on ne fait pas de rouge, avec une substance à un seul attribut, on ne produit pas des réalités antinomiques de cet attribut.

Si je résume : Spinoza affirme qu'il y a des réalités indépendantes, ne relevant pas d'une production par autre chose, et que donc "Dieu", défini comme l'ensemble de ces réalités existe par soi, nécessairement et pas conditionnellement, pas par autre chose, notamment un Créateur transcendant.

Je ne vois pas là de "faille" logique même si on peut vouloir tout réduire à une seule expression de l'ordre de production et contester une multiplicité essentielle des genres de réalité (matérialisme, idéalisme...), ou qu'on se refuse à en affirmer une infinité au prétexte qu'on en expérimente que deux ("modestie" de l'agnosticisme qui m'apparaît en fait comme prétention à réduire le réel à soi-même, à se prendre pour "mesure de toute chose").

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Messagepar hokousai » 20 mai 2012, 02:39

à Bardamu

Le problème "polémique" de Spinoza n'était pas l'existence de Dieu, chose que soutenait aussi ses adversaires théologiens, son problème était de casser l'appel à une transcendance comme fondement de l'existence.

De ça je ne suis pas persuadé. Son problème était de penser Dieu suffisamment grand. C' est une question d'échelle. Spinoza pense l' absolu, il ne peut le diviser. Tout doit y être. C' est une attitude positive et non réactive à l' égard des trois monothéismes. Disons que le Dieu des monothéismes ne lui suffit pas .
De mon point de vue il n'est pas tout à fait évident qu'il ne distingue pas Dieu d' une certaine forme de création ( d' où nature <b>naturante et naturée</b> )
Et son problème est pourtant bien celui de l'existence de Dieu comme substance infinie unique et puis autres choses encore ...car s'il y a deux substances son problème n'est pas résolu. S' il y en a une infinité non plus. Et si une seule n'a qu' un attribut, non plus.

Je veux bien que "causa sui" ne soit pas <b>transcendant</b> par rapport aux causes ordinaires de la determination ordinaire ... et pourtant ça y ressemble parfois ...
nonobstant les commentateurs qui ne voient dans Spinoza que de l' immanence.
On ne veux plus voir de <b>théologie</b> chez Spinoza et pourtant sa philosophie n'est pas une philosophie de la substance c'est une philosophie de Dieu.
Modifié en dernier par hokousai le 22 mai 2012, 22:00, modifié 1 fois.

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Messagepar Babilomax » 22 mai 2012, 18:51

Je lis ce que vous dites et j'en comprends la légitimité, mais je suis loin d'accéder au troisième genre de connaissance et à la béatitude qui est censée naître de la connaissance de Dieu.


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