Y a-t-il un credo minimum spinoziste ?

Questions touchant à la mise en pratique de la doctrine éthique de Spinoza : comment résoudre tel problème concret ? comment "parvenir" à la connaissance de notre félicité ? Témoignages de ce qui a été apporté par cette philosophie et difficultés rencontrées.
Avatar du membre
Vanleers
participe avec force d'âme et générosité
participe avec force d'âme et générosité
Messages : 1485
Enregistré le : 22 nov. 2012, 00:00

Y a-t-il un credo minimum spinoziste ?

Messagepar Vanleers » 11 oct. 2013, 13:41

Bonjour

L’expression « credo minimum » apparaît sous la plume d’A. Matheron, qui l’emprunte à M. Francès, dans « Le Christ et le salut des ignorants » (p. 72 – Aubier 1971)
Il désigne les sept articles de foi de la religion universelle que Spinoza expose dans le TTP ch. 14. Voir :
http://www.spinozaetnous.org/ttp/14.htm

« Les quatre premiers nous apprennent ce que nous avons besoin de savoir des propriétés de Dieu et de sa puissance ; le cinquième définit la loi divine ; les deux derniers nous informent du sort que Dieu réserve à ceux qui exécutent ou transgressent ses commandements. »

La loi divine, c’est de pratiquer la justice et la charité et cela suffit pour être sauvé, ce que Spinoza accorde, tout en reconnaissant ne pas pouvoir le démontrer (TTP ch. 15)

Y a-t-il un « credo minimum spinoziste » qui serait l’analogue du credo minimum de la religion universelle ?
Un credo que « confesserait » le spinoziste.
Mais, d’abord, qu’est-ce qu’un spinoziste, à quoi le reconnaît-on ?

Donnons d’abord un critère négatif.
Un individu qui ne pratique pas la justice ni la charité ne saurait être qualifié de spinoziste car il est en deçà de la religion universelle déjà praticable par l’ignorant alors qu’il se prétendrait homme libre, celui, par exemple, que vise l’avant-dernière proposition de l’Ethique :

« Quand même nous ne saurions pas que notre Esprit est éternel, nous tiendrions pourtant pour premiers la Piété, la Religion et, absolument parlant, tout ce que nous avons montré dans la Quatrième Partie se rapporter à la Vaillance et à la Générosité. »

On rencontre, certes, des spinozistes d’opérette, parfois virtuoses dans le maniement des concepts et intarissables sur l’Ethique mais impatients et prompts à la colère dès que l’interlocuteur ne les comprend pas ou est d’un avis différent du leur.

Par ailleurs, si l’on s’en tient à la pratique, le spinoziste et le fervent de la religion universelle sont indiscernables.
Ce n’est que lorsqu’ils se mettent à parler, à expliquer leur vision du monde, que l’on peut les distinguer.

Et c’est ici que se pose la question du credo minimum ou, plutôt, du noyau central auquel adhère le spinoziste.
S’agit-il de l’Ethique dans sa totalité ou ne peut-on extraire de l’ouvrage un petit nombre de propositions essentielles qu’il suffirait d’avoir constamment sous la main pour vivre « à la Spinoza » ?
C’est la question posée.

Avatar du membre
Vanleers
participe avec force d'âme et générosité
participe avec force d'âme et générosité
Messages : 1485
Enregistré le : 22 nov. 2012, 00:00

Messagepar Vanleers » 12 oct. 2013, 16:19

Alexandre Matheron, dans l’ouvrage cité dans le précédent message (Le Christ et le salut des ignorants chez Spinoza), définit ce que pourrait être le « credo minimum spinoziste ».

Il s’agirait, simplement, de reprendre les sept articles de foi (les sept dogmes) de la religion universelle et de les renvoyer à des propositions ou groupes de propositions de l’Ethique.

Il écrit (p. 103) :

« Chacun des sept dogmes, pris en son sens vrai, renvoie à une proposition ou à un groupe de propositions de L’Ethique. Allons plus loin : l’ensemble formé par ces propositions ou groupes de propositions constitue un résumé exhaustif des fondements théoriques de la morale de Spinoza ».

L’éthique de Spinoza apparaîtrait ainsi comme « la continuation de la religion universelle par d’autres moyens ».

On parlerait de l’éthique de Spinoza comme d’une éthique « religieuse » en rappelant que Spinoza définit la religion en E IV 37 scolie 1 :

« De plus, tout ce qui est désir et action dont nous sommes la cause en tant que nous avons l’idée de Dieu, je le rapporte à la Religion. »

Avatar du membre
Henrique
participe à l'administration du forum.
participe à l'administration du forum.
Messages : 1184
Enregistré le : 06 juin 2002, 00:00
Localisation : France
Contact :

Messagepar Henrique » 12 oct. 2013, 18:12

Le terme de credo me semble mal convenir à la pensée de Spinoza : justement, ce qu'il s'agit d'opposer au salut des ignorants, qui eux doivent croire pour bénéficier du salut (vivre en harmonie avec soi-même et la nature, pouvoir ainsi être à la fois vertueux et heureux), c'est un salut philosophique, qui se targue de comprendre plutôt que de croire et partant d'obéir.

Avant d'en venir à la pratique, envisageons la théorie, même si elles sont inséparables. Il ne vous a pas échappé qu'il y a de grandes variations dans l'interprétation de la pensée de Spinoza. A cet égard, je trouve intéressante la proposition de Frédéric Lordon et Yves Citton pour définir un tel spinozisme minimal : http://www.fredericlordon.fr/textes/rec ... oziste.pdf
Ce sont cinq thèses qui définissent tout spinozisme :
1. Naturalisme intégral (pas de surnaturel, ni d'exception à l'ordre naturel)
2. Déterminisme intégral (le sentiment de la contingence de nos actions ou de quoi que ce soit dans la nature n'est qu'un effet de notre ignorance)
3. Anti-humanisme théorique (puisque c'est un naturalisme, ce qui n'empêche pas un humanisme pratique)
4. Contre l'individualisme méthodologique (Les individus ne sont jamais un point de départ, puisque ce ne sont pas des substances)
5. Pour une approche purement relationnelle des réalités humaines (s'ils ne sont pas des substances, les individus humains ne sont que des modes de la nature en rapport les uns avec les autres et constitués d'autres individus en rapport entre eux : des rapports de rapports).

Notons toutefois que Lordon et Citton parlent eux-mêmes de "credo minimalis" mais c'est il me semble avec l'ironie habituelle de Lordon.

Ces principes une fois bien compris me semblent assez facilement pouvoir expliquer les 7 articles de foi du TTP sans avoir à recourir à des récits riches en images pour les faire siens :
1. Il y a un être suprême, dont l'Ethique démontrera que c'est la nature, être suprême auquel nous ne pouvons échapper, qui ne nous impose rien qui soit contre notre intérêt bien compris (respirer, boire, manger, s'efforcer de persévérer dans son être etc. c'est dans notre intérêt même qui est de nous mettre en rapport avec ce qui nous entoure) ;
2. Il n'y a pas d'autre être suprême : l'amour que nous avons par exemple pour la philosophie ou encore nos amis suppose que nous faisons partie de la nature autant que la philosophie et nos amis, il serait absurde de mettre quoique ce soit au dessus de la nature ;
3. La nature est partout, et ainsi ses lois peuvent s'appliquer partout intégralement ;
4. La nature n'a de compte à rendre à personne ;
5. Faire ce que la nature nous commande (par obéissance ou par intelligence) ce n'est rien d'autre que d'aimer la vie de la nature à travers chacun d'entre nous (et ainsi aimer son prochain comme soi-même) ;
6. Faire cela plutôt que de chercher mille plaisirs particuliers, c'est atteindre le salut ;
7. La nature nous pardonne tout (d'autant plus qu'elle n'attend rien de nous) : si nous nous éloignons de l'obéissance à la nature, si nous en venons à faire comme si nous haïssions la vie (ce qui en fait est impossible, E5P18) et à haïr les hommes y compris nous-mêmes, nous nous punissons nous-mêmes.

Ceux qui ne pratiquent pas tous ces articles en se disant spinozistes n'ont, d'un point de vue spinoziste, en fait pas bien compris ces principes théoriques minimaux et ce qui en découle. Et par comprendre, il faut entendre non pas seulement saisir les rapports entre les idées mais aussi comme le suggère le français "prendre avec soi", assimiler, faire sien. En ce sens fort, on comprendra qu'il est difficile de bien comprendre qu'il n'y a qu'une seule substance et qu'ainsi nuire à son semblable, c'est se nuire à soi-même. Mais attention, aimer son semblable cela implique aussi chercher à corriger ses erreurs dans son propre intérêt, ce qui malheureusement est souvent pris de l'extérieur comme une forme d'agressivité ou d'humiliation.

Avatar du membre
Vanleers
participe avec force d'âme et générosité
participe avec force d'âme et générosité
Messages : 1485
Enregistré le : 22 nov. 2012, 00:00

Messagepar Vanleers » 13 oct. 2013, 10:21

A Henrique

1) Le « credo minimalis » de Lordon et Citton est intéressant car, en dégageant les piliers de l’Ethique, il facilite la compréhension de son architecture.

2) Comme Alexandre Matheron, vous mettez en évidence que l’Ethique est une éthique à caractère religieux, au sens de la religion selon Spinoza.

Ce n’est pas rien.

Je me contenterai, ici, de rapporter les propositions de l’Ethique que Matheron met en regard de chacun des sept articles de foi de la religion universelle (op. cit. pp. 104-113) :

- Article 1 : E I 11
- Article 2 : E I 14
- Article 3 : E I 15
- Article 4 : E I 16 et cor. 1, 17
- Article 5 : E IV 38, 39, 40, 45 sc., 46, 73
- Article 6 : E V 16, 18 et cor., 33, 34 et cor., 42
- Article 7 : E IV 7, 17 sc. ainsi que E V 3, 6, 7 9, 10, 11-13, 14,15

Bien à vous

Avatar du membre
Vanleers
participe avec force d'âme et générosité
participe avec force d'âme et générosité
Messages : 1485
Enregistré le : 22 nov. 2012, 00:00

Messagepar Vanleers » 13 oct. 2013, 10:46

A Henrique
Vous écrivez :

« Mais attention, aimer son semblable cela implique aussi chercher à corriger ses erreurs dans son propre intérêt, ce qui malheureusement est souvent pris de l'extérieur comme une forme d'agressivité ou d'humiliation. »

Cela rejoint une citation de Philippe Mengue que j’ai donnée en tête du fil « L’orgueil est-il la pire des passions ? » :

« Il faut savoir gérer cette bouffée d'affect et d'agressivité. Le principal obstacle ne réside plus comme avant dans les préjugés, mais dans l'amour-propre, la prétention. Et tous y sont sujets.
Si, par des paroles de réconfort et d'encouragement, on ne réussit pas à gérer cette humiliation, l'interlocuteur s'en va en colère. Le dialogue s'interrompt. Il devient alors un ennemi non seulement de Socrate, mais de la réflexion, de l'intellectualité. Parfois, on le voit tous les jours autour de nous, cette animosité s'accroît jusqu'à la haine de l'intellect, des intellectuels, des philosophes, de la pensée. »

A mon point de vue, sur un forum spinoziste, corriger les erreurs, ou ce que l’on croit telles, de son semblable consiste d’abord à argumenter de façon très neutre et je dirais même impersonnelle.
P. Mengue ajoute que cela ne suffit pas et que la forme compte peut-être autant que le fond.
N’est-ce pas là une vérité d’expérience ?

Bien à vous

Avatar du membre
Vanleers
participe avec force d'âme et générosité
participe avec force d'âme et générosité
Messages : 1485
Enregistré le : 22 nov. 2012, 00:00

Messagepar Vanleers » 13 oct. 2013, 15:02

A Henrique

Vous avez donné votre interprétation des sept articles de foi de la religion universelle.
J’ai trouvé intéressant de mettre en regard chacun de ces articles, tels que les résume Matheron (op. cit. p. 99 – discours neutre) avec votre interprétation :

Article 1 : Dieu existe, c’est-à-dire un Etre suprême qui est modèle de vie vraie.
Henrique :
Il y a un être suprême, dont l'Ethique démontrera que c'est la nature, être suprême auquel nous ne pouvons échapper, qui ne nous impose rien qui soit contre notre intérêt bien compris (respirer, boire, manger, s'efforcer de persévérer dans son être etc. c'est dans notre intérêt même qui est de nous mettre en rapport avec ce qui nous entoure) ;


Article 2 : Dieu est unique.
Henrique :
Il n'y a pas d'autre être suprême : l'amour que nous avons par exemple pour la philosophie ou encore nos amis suppose que nous faisons partie de la nature autant que la philosophie et nos amis, il serait absurde de mettre quoique ce soit au-dessus de la nature ;


Article 3 : Dieu est présent partout et a accès à tout.
Henrique :
La nature est partout, et ainsi ses lois peuvent s'appliquer partout intégralement ;


Article 4 : Dieu a sur toutes choses un droit souverain et un souverain pouvoir ; il ne fait rien sous la contrainte.
Henrique :
La nature n'a de compte à rendre à personne ;


Article 5 : Le culte de Dieu consiste uniquement en la justice et en la charité.
Henrique :
Faire ce que la nature nous commande (par obéissance ou par intelligence) ce n'est rien d'autre que d'aimer la vie de la nature à travers chacun d'entre nous (et ainsi aimer son prochain comme soi-même) ;


Article 6 : Ceux qui suivent cette règle de vie sont seuls sauvés. Les autres, qui vivent sous l’empire des voluptés, sont perdus.
Henrique :
Faire cela plutôt que de chercher mille plaisirs particuliers, c'est atteindre le salut ;


Article 7 : Dieu remet leurs péchés à ceux qui se repentent.
Henrique :
La nature nous pardonne tout (d'autant plus qu'elle n'attend rien de nous) : si nous nous éloignons de l'obéissance à la nature, si nous en venons à faire comme si nous haïssions la vie (ce qui en fait est impossible, E5P18) et à haïr les hommes y compris nous-mêmes, nous nous punissons nous-mêmes.


Chaque spinoziste est sans doute amené un jour à formuler sa propre interprétation.
Interprétation qui doit respecter les cinq principes du « credo minimalis » de Lordon et Citton. Sans cela, elle ne pourrait être dite spinoziste.

Le lecteur, s’il s’y sent prêt, est donc invité à en faire de même (je m’y essaie de mon côté).

Bien à vous

Avatar du membre
Henrique
participe à l'administration du forum.
participe à l'administration du forum.
Messages : 1184
Enregistré le : 06 juin 2002, 00:00
Localisation : France
Contact :

Messagepar Henrique » 13 oct. 2013, 15:33

En effet Vanleers, je suis pour ma part de ceux qui considèrent que l'intérêt principal de l'Ethique, c'est la possibilité de la mettre en pratique et ainsi de connaître le salut que le TRE avait défini comme "connaissance de notre unité mentale (autant que physique ajouterais-je] avec l'ensemble de la nature". Et cette unité substantielle, c'est l'affirmation pure de soi, cet infini (puisque le fini est négation partielle) que chacun peut éprouver directement en étant attentif au vouloir vivre qui l'habite et qui fait exister tout ce qui l'entoure.

Et ce salut, cette façon d'aborder la vie, c'est effectivement ce que les religions tendent à enseigner, sur la base d'une intuition que tout le monde possède (cf. E2P45 et 47) mais qui se trouve dans les religions être attaché à tout un monde d'images qui restent nécessaires pour ceux qui ignorent les notions communes (ou plutôt qui n'en ont pas assez). L'Ethique est une désacralisation mais aussi et surtout une purification du discours religieux : revenir aux intuitions premières et laïques (non révélées) qui le fondent pour bénéficier de ce que les religions révélées peuvent apporter à l'animal triste qu'a tendance à être l'homme, du fait qu'il est conscient de sa mortalité et de son peu d'importance en général, tout en évitant le cortège de passions parfois encore plus dangereuses que la mélancolie ou l'ennui qu'impliquent la prééminence accordée à l'imagination dans ce type de discours.

Pour ce qui est de corriger les erreurs, il faut aussi en effet prendre des précautions (caute) mais il est bien peu aisé de traiter de façon impersonnelle de sujets qui sont éminemment personnels puisqu'ils sont au coeur de notre identité même ; des sujets comme la nature de la réalité, l'origine de la servitude, les moyens de la béatitude. L'Ethique nous donne des moyens pour identifier les affects passifs ou actifs qui nous traversent, afin d'éviter d'en être la dupe. Mais bien souvent, on aura beau faire, on ne pourra empêcher que ce qui ne dépend pas de nous, la façon dont les autres prennent notre discours, conduise à des affects tristes. Il faut voir aussi qu'avec les ignorants, dont il faut en principe éviter le commerce autant que possible, qu'on reconnaît aisément au fait qu'ils ne cherchent nullement à éprouver la force de leurs croyances en refusant d'écouter les arguments qu'on leur oppose, les raisonnements neutres sont de peu d'impact. C'est pourquoi Spinoza peut dire par exemple : "Les hommes ne dirigeant que rarement leur vie d'après la raison, il arrive que ces deux affects d'humilité et de repentir, comme aussi l'espoir et la peur qui en dérivent, soient plus utiles que nuisibles ; et puisque enfin les hommes doivent pécher, il vaut encore mieux qu'ils pèchent de cette manière. Car si les hommes dont l'âme est impuissante venaient tous à s'exalter également par l'orgueil, ils ne seraient plus réprimés par aucune honte, par aucune peur, et on n'aurait aucun moyen de les tenir en bride et de les enchaîner. Le vulgaire devient terrible dès qu'il n'a plus peur de rien. Il ne faut donc point s'étonner que les prophètes, consultant l'utilité commune et non celle d'un petit nombre, aient si fortement recommandé l'humilité, le repentir et la révérence. Car on doit convenir que les hommes dominés par ces affects sont plus aisés à conduire que les autres et plus disposés à mener une vie raisonnable, c'est-à-dire à devenir libres et à jouir de la vie des heureux. " (E4P54S) En d'autres termes, il n'y a pas de raison d'employer la raison plutôt que les passions avec ceux qui ne peuvent comprendre raisonnablement.

Avatar du membre
Vanleers
participe avec force d'âme et générosité
participe avec force d'âme et générosité
Messages : 1485
Enregistré le : 22 nov. 2012, 00:00

Messagepar Vanleers » 13 oct. 2013, 17:32

A Henrique

Votre troisième paragraphe m’a d’abord donné l’impression d’avoir été écrit par quelqu’un d’une fermeté (animositas) sans pitié (commiseratio) pour l’ignorant.
Bien entendu, la fermeté est un désir actif et la pitié une passion triste.
J’ai relié ensuite ce que vous écrivez au début de ce paragraphe sur le caractère personnel des sujets traités sur un forum spinoziste et ce que vous dites plus loin sur la nécessité de se préserver des passions des ignorants, en considérant que, ne pouvant entendre raison, il est préférable d’employer, avec eux, les passions.

En somme, si je vous ai compris, vous mettez l’accent sur le droit légitime et rationnel pour l’homme libre d’affirmer ses convictions personnelles et même de s’affirmer comme plus puissant que l’ignorant (ce qu’écrit Spinoza en E V 42 sc.).

La fermeté n’exclut pas la générosité. Bien au contraire puisqu’il s’agit de deux désirs associés au sein de la fortitude.
Ceci amène à voir les échanges, sur un forum ou ailleurs, à la lumière du scolie d’E IV 46. Spinoza utilise ici un vocabulaire quelque peu guerrier : il s’agit de vaincre, mais par la générosité.

Bien à vous

Avatar du membre
Henrique
participe à l'administration du forum.
participe à l'administration du forum.
Messages : 1184
Enregistré le : 06 juin 2002, 00:00
Localisation : France
Contact :

Messagepar Henrique » 13 oct. 2013, 20:54

Oui la fermeté n'exclut pas la générosité mais la pitié oui.

Quand un lycéen atterrit ici non pour partager ses questionnements et réflexions mais pour demander qu'on lui fasse son travail, la générosité dont plusieurs ont déjà pu faire montre ici consiste à prendre quelques minutes pour indiquer d'une façon ou d'une autre à cette jeune personne qu'il peut y avoir bien plus d'intérêt à accepter de réfléchir sur ce sujet plutôt que d'attendre qu'on réfléchisse à sa place.

Pas besoin ici de lui montrer de la complaisance ni non plus de chercher à lui prouver qu'on est plus fort que lui.

Si un scientiste convaincu vient nous expliquer que la pensée de Spinoza est complètement dépassée par les progrès de la physique ou de la biologie ; de même si un musulman fanatique vient nous expliquer que la philosophie c'est seulement bon pour les menteurs et les pédants, ce sera encore faire preuve de beaucoup de générosité que de tenter de corriger leur erreur si leur degré d'arrogance n'apparaît pas trop élevé pour permettre un semblant d'échange au moins.

Le risque est effectivement qu'ils repartent encore plus haineux à l'égard de la philosophie qu'en arrivant, comme on peut supposer qu'un Albert Burgh l'était après avoir lu les réponses que Spinoza lui faisait, mais si les raisons qui lui ont été opposées l'ont été avec honnêteté et un minimum de courtoisie, il y a une chance qu'elles fassent un jour leur chemin et permettent finalement une pensée plus libre. Ainsi Spinoza se montre des plus généreux à expliquer le ridicule des nouvelles croyances de son ancien ami Albert Burgh, il aurait été tellement plus facile de le laisser d'emblée mariner dans son ignorance avec mépris.

Se montrer complaisant, contourner les questions qui fâchent, ménager l'orgueil de notre interlocuteur peut être nécessaire quand on ne peut éviter de lui parler et qu'on sait très bien qu'il est parfaitement incapable d'entendre raison. On procède ainsi avec les tyrans et les dérangés mentaux. Mais ce n'est nullement une façon de montrer une estime véritable à une telle personne. Et cela ne lui donne aucune chance de sortir de son ignorance et de la servitude qui en découle. Supposer au contraire qu'on a en face de soi quelqu'un capable de comprendre, même si ce n'est pas tout de suite, et prendre le temps de lui expliquer son erreur, voilà la générosité, voilà le fait de se porter au secours d'autrui en étant conduit par la raison plutôt que par l'imagination. Mais chercher encore à détromper et à informer l'interlocuteur en passant par l'intermédiaire des passions, comme on fait dans toute éducation puisque la raison n'est pas encore assez développée chez l'enfant ou le jeune esprit, c'est encore montrer bien de la considération pour la valeur d'une telle personne.

Supposons que vous voyez quelqu'un qui s'apprête à marcher sur un champ de mines, vous lui dites qu'il va au devant d'un grave danger, il vous répond que vous cherchez à lui faire perdre du temps parce qu'avec vos lunettes vous êtes encore un de ces intellectuels qui voudraient que tout le monde passe sa vie à bavarder. Vous lui montrez les cadavres de lapins, il vous répond que c'est vous qui les avez placés là pour l'embêter. Si vous en restez là et que vous le laissez aller se faire exploser, vous vous serez déjà montré bien généreux en essayant de prévenir quelqu'un dont on peut penser qu'il est avantageux pour l'espèce qu'il ne se reproduise pas. Mais si vous insistez et que vous lui montrez le ridicule de sa façon de raisonner, là on peut dire que vous vous montrez vraiment généreux à prendre ainsi tant de temps pour sauver les jambes de quelqu'un qui ne vous montre aucune considération.

Celui dont vous exposez le ridicule pourra certes estimer que vous lui avez rendu injure pour injure, vous ne pouvez empêcher les gens de croire ce qui les arrange mais il y a des chances raisonnables qu'il finisse par s'apercevoir que vous avez effectivement fait preuve de générosité à son égard plutôt que de haine ou de vengeance - à condition bien sûr que votre motivation ait bien été le bien de votre semblable et non la vengeance. Mieux vaut l'attention que le mépris. Mieux vaut une dureté généreuse qu'une mollesse complaisante.

Avatar du membre
Vanleers
participe avec force d'âme et générosité
participe avec force d'âme et générosité
Messages : 1485
Enregistré le : 22 nov. 2012, 00:00

Messagepar Vanleers » 14 oct. 2013, 10:16

A Henrique

J’aimerais prolonger vos propos sur la générosité.

Le spinoziste, plus précisément l’homme qui suit la vertu ou l’homme libre selon Spinoza, ne perd pas de vue que :

« Le souverain bien de l’Esprit est la connaissance de Dieu et la souveraine vertu de l’Esprit est de connaître Dieu » (E IV 28)

Vous le rappeliez dans votre avant-dernier message en écrivant que le TRE avait défini le salut comme :

« connaissance de notre unité mentale (autant que physique ajouterais-je] avec l'ensemble de la nature »

Le souverain bien est commun à tous (E IV 36) et l’homme libre le désirera pour tous les autres hommes (E IV 37).

Je dirai que l’ignorant ne se tient pas à cette hauteur et que la générosité de l’homme libre sera de l’inviter à venir le rejoindre en comprenant où est son souverain bien et à le désirer.
L’ignorant est invité par l’homme libre à modifier son regard sur le monde, à changer de niveau, à s’élever.

L’homme libre lui montre autre chose. Il peut aller jusqu’à lui proposer de visiter un monument : l’Ethique.

Proposition qui sera parfois sans effet : le scientiste convaincu ou le musulman fanatique (je reprends vos exemples), après une incursion dans l’Ethique seront peut-être comme cet éleveur de chèvres (profession respectable au demeurant) qui, ayant visité la cathédrale de Chartres, n’avait rien vu des beautés de la cathédrale et n’en avait retenu que c’était froid, plein de courants d’air et, surtout, beaucoup trop haut de plafond.

Vous parlez de dureté à la fin de votre message.
Il ne s’agit pas d’être blessant (« Vos petites histoires ne m’intéressent pas ») mais d’opposer un refus poli mais ferme à toute tentative de l’ignorant de vous amener sur son terrain à lui.

Lacan disait que le maître, c’est celui qui ne cède pas sur son désir.
Formule que l’on peut appliquer à l’homme libre, l’homme fort, l’homme de la fortitude : il ne cède pas sur son double désir de fermeté et de générosité.

Bien à vous


Retourner vers « Spinozisme pratique »

Qui est en ligne

Utilisateurs parcourant ce forum : Aucun utilisateur enregistré et 20 invités